Les amants des fagnes
Les amants des fagnes
1870, dans les rues de Paris, on fredonne « Le temps des cerises ».
1870, la Commune de Paris : un grand rêve de liberté et de fraternité : « Et gai rossignol et merle moqueur seront tous en fête. »
1870, l'assassinat du rêve. Car souvent, les grands rêves, ça se termine dans le sang avec une blessure à l'âme de l'Humanité.
1870, dans notre Wallonie à nous, du côté de l'est, sur les hauteurs de Verviers, on construit le barrage de La Gileppe. À Verviers, l'industrie de la laine est au sommet de sa fortune. Les usines ont besoin d'eau en grande abondance. Alors, on aménage une vaste retenue d'eau là, au pied des Fagnes. Et il y a de l'ouvrage ! Alors, comme il y a de l'ouvrage, on est venu de partout pour louer la force de ses bras.
Lui, il est venu du pays de Bastogne. Il est tout en nerfs et en muscles et il a une grosse mèche de cheveux blonds qui lui donne un air enfantin, presque poupin. Il se nomme François Reiff. Il a 32 ans. Il est terrassier.
Le 15 août, à Jalhay, c'est la ducasse. François y va avec quelques camarades de chantier. Sous la chemise propre, ils ont le cœur en fête, les jeunes gens, et puis le foulard autour du cou. La mèche de cheveux blonds jaillit de dessous la casquette de François.
Au milieu de la place on a tiré une charrette tout enguirlandée de fleurs des champs. Juché sur la charrette : l'orchestre. Un accordéoneux, un violoneux et puis un troisième à la contrebasse. Ils jouent les danses de ce temps-là : valses, polkas, mazurkas.
Les couples tournent, virevoltent, se serrent très fort, s'embrassent parfois. Les musiciens ont les yeux qui rient, on dirait des gamins qui font tourner des toupies. François la voit. Elle se tient discrète, un peu à l'écart, elle ne danse pas. François éprouve un long frémissement là, du côté du cœur. Il la contemple. Elle a une chevelure couleur des bois à l'automne. Elle a des yeux de la couleur des promesses du printemps. Son sourire illumine tout autour d'elle.
François ne sait pas quelle force le pousse ainsi. Il se faufile à travers la foule, puise tout le fond de son courage et énonce : - Mademoiselle, puis-je vous inviter à danser ? Il a osé l'aborder. Elle a répondu « oui ». François en est étourdi. Ce ne sont pas seulement les pirouettes de la danse. Non, il est tout chamboulé. Il ne reconnaît pas ce sentiment qu'il n'a jamais rencontré. À pas lents, ils s'éloignent un peu de la place du village. Le vent est chargé du brouhaha de la fête. Ils marchent dans la lumière.
Elle se nomme Marie, Marie Solheid. Elle a 24 ans. Elle est fille de ferme. - Solheid, comme soleil ! Il n'a jamais dit des phrases comme ça, François. Il ne savait même pas qu'on pouvait en prononcer de pareilles. En Haute Ardenne, la parole est rare. Ça, il le sait depuis qu'il est tout petit. « Les filles auront la folie en tête et les amoureux, du soleil au cœur. » Ils se parlent encore, demandent à se revoir. À la fin de l'été, ils se tiennent par la main. Il se voient volontiers, racontent l'enfance, imaginent le futur. Au début de l'automne, François rêve tout haut : -tu vois, Marie, avec la paye du chantier, je pourrais acheter une ferme par chez moi et deux vaches aussi. Je serai bien. Il la regarde. Elle ne fait ni oui, ni non, juste son sourire. Oh son sourire à elle, c'est son soleil à lui !
Du côté de la Toussaint, ils décident de se marier. Ils échangent un premier baiser et c'est le cœur du monde qui s'entrouvre. Alors, ils font des projets. Ils se taquinent dans le choix du prénom du premier bébé. Mais lui, il finit toujours par être d’accord avec elle. La date de la noce est fixée au premier dimanche de mars.
Seulement voilà, pour se marier, il faut des papiers. Les fiancés doivent se rendre à Xhoffray, le village de Marie, de l'autre côté de la Fagne. En janvier 1871, à cause de l'hiver, le chantier est arrêté. À la ferme, les bêtes sont à l'étable, le travail est maigre. On n'a pas besoin de Marie. Tous deux se préparent à traverser la Fagne, à pied, de Jalhay à Xhoffray.
Ils sont au cabaret. Ils se chauffent au feu de tourbe et au café noir arrosé de pêket. On leur conseille de ne pas partir : - La Fagne est mauvaise. Il a neigé. Il neige toujours et il neigera encore.
Mais les deux, ils sont dans l'impatience de leur amour. Ils sont dans la confiance de leur amour. Quand on s'aime d'amour, on n'a rien à craindre, n'est-ce pas ? Ils partent. On les regarde s'éloigner se tenant par la main. Bientôt, il n'y a plus rien : ni ciel, ni terre, ni ligne d'horizon. Rien que la neige qui tombe sans fin.
Au dégel du printemps de 1871, dans un fossé, on retrouve le corps d'un homme mort dans les hauts froids. On s'étonne : il n'est vêtu que d'une chemise. Le vent du printemps joue dans sa mèche de cheveux blonds. Trois jours plus tard, à quelques deux cents mètres de là, on découvre le corps sans vie d’une jeune femme. Elle est enveloppée d’un manteau d'homme. Quand on ôte ce manteau, on trouve un billet : « Marie est morte et moi je vais le faire. ». En bas on lit « François » comme signature.
Alors, on comprend tout. On comprend que ces deux-là sont François et Marie. On comprend que, dans un dernier geste d'amour, François a couvert le corps de Marie de son manteau quitte à aller plus vite encore à la rencontre de la mort. Dans la poche du pantalon de François, on retrouve le texte d'une chanson de quatre sous, un complainte comme on en chantait dans les rues, au fond des cours, sur 1es places de marché. « Elle est au ciel » est le titre de cette chanson.
Dans tout le pays, on s'est fait des reproches. On aurait dû partir à leur recherche, leur porter secours. Seulement voilà, à Jalhay, on a cru qu’ils étaient arrivés à Xhoffray. À Xhoffray, on ne savait pas qu'ils s'étaient mis en chemin. Sur le haut-plateau des Fagnes, une croix est plantée. Cette croix est toute rongée par les froids des hivers, inclinée sous le poids des saisons qui ont défilé. C'est la « croix des fiancés ». Elle rappelle l'histoire de Marie et François, ces deux fous de vie qui ont cru que le soleil de leur amour repousserait le froid de l'hiver.
(Joël SMETS, Au goût de schiste et de myrtilles, Contes de Pays)