Le nuton de la Vinette
Le nuton de la Vinette
À la fin du siècle dernier, il existait encore dans nos villages quelques vieillards qui se souvenaient avoir vu, dans leur jeunesse, de ces hommes de petite taille, habiles, secrets, serviables, actifs et bienveillants, mais très susceptibles. Ces nutons, maniquets ou massotais étaient-ils les derniers descendants de populations anciennes, réfugiés dans des grottes des forêts ? C'est possible. De la Lorraine jusqu'en haute Ardenne, les mêmes histoires, ingénieuses et touchantes sont racontées à leur sujet.
En voici une.
Une femme de Herock était devenue veuve avec sept jeunes enfants. Les deux chevaux de sa ferme avaient péri.
- Qu’allons-nous manger ? Qui labourera nos champs ? Se lamentait-elle inquiète. François, l'aîné de ses fils avait douze ans et du courage à revendre.
- Ne pleure pas, mère. Je vais demander à notre once de Wanlin, qui est riche, de nous prêter son cheval. Je serai bien capable de labourer.
- Il ne te le prêtera pas, mon pauvre enfant. Il en a autant besoin que nous. Et, tu sais, plus on est riche, moins on est généreux. C'est souvent comme ça.
François alla pourtant chez l'oncle. Homme peu bavard, le fermier de Wanlin se révéla très disert pour expliquer à François toutes les bonnes raisons pour lesquelles il ne pouvait lui prêter son cheval : la bête était malade, puis quand elle serait guérie, si elle y parvenait, il en aurait besoin pour ses propres travaux qui étaient déjà bien en retard. Pour un peu, il demandait à François de le plaindre. Le gamin revint donc de Wanlin, bien déçu. Pour seule consolation, il ramenait dans sa musette quatre gaufres que sa tante venait de cuire. Il n’avait pas eu le cœur de les manger à Wanlin, l'égoïsme de son oncle lui avait coupé l'appétit.
En passant près du lieu dit « la Vinette », François fut interpellé amicalement par un nuton assis sur une souche.
- Tu n’as pas l'air gai, dit le maniquet. Et moi j'ai faim !
- Si ce n’est que cela, répondit le gamin, vous mangerez bien des gaufres que ma tante m'a données. Le nuton accepta de bon cœur, puis il demanda :
- Est-ce que je puis faire quelque chose pour t'aider ?
- Ce serait bien difficile.
Et François lui parla du grand champ qu’il fallait labourer et du refus de l'oncle.
- Si ce n’est que cela, dit le nuton, ne te fais pas de souci. Viens-y demain, après l'aube. Ce sera fait.
De reconnaissance, François lui donna les trois autres gaufres de la tante, et il alla raconter sa rencontre à sa mère qui n’osa pas trop se réjouir.
- Le ciel a-t-il choisi un massotai pour nous aider ? Se demanda-t-elle.
Le ciel l'avait choisi. Le lendemain, dans la fraîche aurore, lorsque François, tout impatient, arriva en vue du grand champ, il dut retenir un cri. La terre était non seulement labourée, mais aussi hersée avec une régularité parfaite, avec, au centre, tracée bien droite, la rigole pour l'écoulement des eaux des fortes pluies.
Le lendemain, les autres champs de la ferme furent préparés pour les semailles de la même façon impeccable. François apporta de nouvelles gaufres au nuton, qui devint son ami, et lui donna des conseils de vieux sage pour la culture, pour le choix des semences, la prévision du temps et le meilleur moment pour effectuer les travaux des champs.
En quelques années, la ferme de la famille de François était devenue la plus prospère de la région. François avait pu acheter un cheval et de nouvelles têtes de bétail, tandis que l'oncle de Wanlin était réellement devenu à plaindre : son cheval, mordu par un chien enragé ; son poulailler, décimé par un renard ; les moissons, dévastées par les orages ; le verger, grillé par le gel ; le feu dans le grange.
(Frédéric KIESEL, Légendes d'Ardenne et de Lorraine)