La cloche des egarés
La cloche des egarés
Un vent glacé mugit; la nuit est sombre; il neige ;
Où vas-tu, voyageur, par les monts et les bois?
A. VAN HASSELT
"A une centaine distance du village de Sart, au milieu des landes, se trouvait un hôpital, fondé pour le soulagement des voyageurs qui avaient le malheur de s'égarer ou d'être surpris par la nuit dans cette partie si nébuleuse et si sauvage, et où tant de personnes avaient péri en hiver, faute de secours.
"On y sonnait tous les jours, vers le soir, une cloche afin que ceux qui se trouvaient à portée de l'entendre pussent se diriger, au moyen du son, vers ce refuge de la charité. Là, on avait soin de leur fournir tout le nécessaire. On sonnait aussi cette cloche pendant le jour, de temps en temps, lorsque l'air se trouvait obscurci, soit par les flots de neige, soit par les brouillards épais qui sont fréquents dans ces parages.
"On attribue cette fondation à un marchand du Sart, fort riche, qui…"
Je m'arrêtai tout à coup dans la lecture de ce passage du bon vieil historien verviétois, Rernacle de Trooz. Il me rappelait, en effet, qu'en Ardenne existait une région que je n'avais pas explorée encore en détail, je veux parler de la partie orientale de l'ancien marquisat de Franchimont, qui renferme de beaux villages, des vestiges d'une industrie jadis florissantes, des bois, des landes considérables, entrecoupées d'une foule de vallées qu'arrosent de charmantes petites rivières, la Helle, la Sore, la Gileppe, la Staate, la Weay, et surtout la Hoëgne, un des cours d'eau les plus curieux de notre pays par ses bords sauvages, par son encaissement profond, et surtout par les nombreuses cascades qu'il forme en franchissant une série de gradins élevés.
Tout chemin mène en Salm comme à Rome. Je résolus donc de m'y rendre en prenant cette direction. Ce n'était qu’un petit détour - malheureusement, - car, outre que je visitai une contrée fort intéressante sous le rapport pittoresque, mon excursion m'a valu une collection de souvenirs historiques, de traits de mœurs fort curieux, et surtout elle me fit atteindre le but que j'avais en vue : celui de recueillir des renseignements sur l'espèce de petit Saint-Bernard donc il est question dans les lignes citées en tête de ces pages.
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Je partis un beau matin de Verviers, en longeant le ruisseau de Mangombroux afin de visiter d'abord, entre ce ruisseau et le village de Stembert, une plaine où se sont livrées deux batailles mémorables : Ogier le Danois, ou plutôt l'Ardennais, y mit en pièces, au IXe siècle, une grande horde de barbares germains, et fonda l'église de Verviers en commémoration de sa victoire. En 1678, les Stembertins, unis aux Verviétois, eurent la gloire d'y battre un gros corps d'armée, commandé par le comte de Salm, général au service de l'empereur d'Allemagne. Au second de ces faits se rattache un détail fort piquant : pendant l'action, une foule de femmes inquiètes du sort de leurs époux, de leurs pères, de leurs frères, s'étaient groupées en un endroit d'où elles pouvaient tout voir sans être vues. Mais une troupe de fuyards, serrés de près, étant passés auprès d'elles, les enlevèrent et les mirent en croupe, de sorte que ceux qui les poursuivaient n'osèrent tirer sur eux. La plupart de ces amazones improvisées revinrent peu après, d'autres plus tard, quelques-unes ne reparurent jamais.
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Une promenade d'environ une lieue, à travers des bois me conduisit à Jalhay, gros village qui doit son nom (gelée) au froid rigoureux qui s'y fait sentir l'hiver. Les habitants n'en ont pas moins le sang très chaud et l'humeur très belliqueuse comme l'attestent de nombreux documents qui reposent dans les archives de la commune, et desquels il résulte qu'ils ont obtenu un grand nombre de privilèges pour les services qu'ils ont rendus, en diverses circonstances, aux souverains du pays. En effet, quand on est parvenu à transformer en sol fécond une terre semblable on doit être doué d'une grande énergie et d'un grand courage. Du reste, les Franchimontois en général ont de tout temps, mérité cet éloge. Comines les qualifie "de peuple le meilleur combattant" et Olivier de la Marche " d'hommes forts et robustes et dangereux à conquérir". - Là, je visitai ce fameux moulin dont le propriétaire était jadis soumis à une singulière prestation : il était tenu de donner, chaque année, le 17 mars, jour de la Sainte-Gertrude, aux justiciers de l'endroit, un dîner dont le menu était spécifié dans un acte datant de plusieurs siècles. L'absence d'un seul plat entrainait l'obligation de renouveler le festin dans la huitaine. Aussi les convives avaient-ils pour devoir, avant de quitter la table, de signer un satisfecit. Le mayeur avait seul le droit de boire du vin ; de plus, il pouvait se faire accompagner de sa femme, de son domestique et de deux lévriers blancs. Pourquoi cette couleur? Je l'ignore.
Puisque vous êtes à la recherche de vieilles choses, me dit-on au moment où j'allais quitter Jalhay, faites-vous conduire dans le lieu-dit Piet-en-Fagne, pour y voir la "Table des quatre souverains". Comme il s'agissait de prendre une direction toute différente de celle que je m'étais tracée, je ne pus suivre ce conseil que plus tard. Après bien des marches et des contremarches, je découvris enfin le curieux objet qui m'était signalé. La pierre en question, aujourd'hui réduite, offrait un vaste carré, supporté par trois gros blocs de quartz - exactement comme un dolmen. La manière dont elle était placée faisait toucher ses quatre coins aux pays de Liège, de Luxembourg, de Limbourg et de Stavelot. On s'explique ainsi sa destination : les souverains de ces pays s'y réunissaient, sous une tente, dans certaines circonstances, et y dînaient fraternellement, chacun assis sur son territoire. On ajoute que les mets se composaient toujours de gibier qu'ils avaient tué de leurs mains.
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J'étais surtout avide de visiter Polleur, non pas tant à cause de sa situation pittoresque au fond d'une gorge profonde, ni de son ancienneté (il existait déjà du temps de Saint-Materne) que pour me procurer, auprès des vieillards, quelques détails véridiques sur une fête fort originale qui s'y célébrait jadis, le dimanche après l'Assomption, et qui s'appelait la "Fête du Coucou".
Voici en quoi elle consistait : les juges présidés par le marguillier, se réunissaient au milieu du pont établi sur la Hoëgne ; ils faisaient comparaître devant eux les maris qui permettaient à leurs femmes de les tromper, de les battre ou simplement d'usurper le sceptre conjugal. Tous les autres ridicules graves pouvaient être également appelés à comparaître à cette barre, où, après interrogatoires et auditions de témoins, la cause était plaidée en règle. Les condamnés étaient tenus de payer une amende qui se dépensait en boisson, ou à monter sur un tombereau à bascule qui les versait dans une mare. À part les délinquants ordinaires, il y avait une victime toujours prédestinée : c'était le dernier marié du village ; mais on se bornait à lui faire prendre un bain forcé dans la rivière. Ce tribunal burlesque procédait à l'ombre d'un grand tableau, peint sur toile, représentant un être bizarre, dont la moitié du corps était celui d’une femme armée d'un arc et d'une flèche, le reste celui d’un cheval terminé par une queue de lion. C’était l'image de la « bête de Stanneux », un monstre qui, d'après de vieux documents, aurait été tué dans le bois de ce nom par les habitants de Polleur, exploit qui leur aurait valu des droits sur cette forêt et aurait donné lieu à la fête en question, - bien que le rapport entre les deux choses semble difficile à établir. - On a prétendu, avec plus de raison, que la bête de Staneux est un reste du culte druidique, et qu'elle représente Ardoïna, la déesse des Ardennes.
Quant à la fête, elle rappelle le caustique moyen âge ; peut-être même faut-il en chercher l'origine dans les saturnales romaines, car les Romains ont occupé ce pays, où ils ont construit deux chaussées dont les traces existent encore. - N’oublions pas d’ajouter que la fête de la Cour du Coucou se célébrait aussi, avec quelques variantes, au village de Stembert, le deuxième dimanche d’octobre, de sept en sept ans.
Cette cour fut supprimée en 1789, époque où Polleur vit apparaître dans son sein une institution un caractère bien différent. C'est près de ce village, dans une prairie, à l'imitation des anciennes assemblées germaniques, que se réunissait le Congrès du marquisat de Franchimont, né sous l'empire des idées qui venaient d'amener la révolution française. Là, il se prononça aussi bien des discours, les uns vraiment éloquents, pleins d'idées patriotiques et généreuses, les autres propres à faire croire aux bons paysans que le spectacle naguère aboli renaissait sous une autre forme.
En quittant Polleur, je gravis la montagne qui le regarde du côté du sud, et, arrivé au sommet de celle-ci, je jetai une dernière fois les yeux sur ce village, dont c'était précisément la fête, et je comparai le spectacle qui m’était offert avec celui que devait présenter la fête du Coucou. Franchement, le présent ne gagnait rien à ce rapprochement avec le passé.
Qu’avais-je vu ? Au milieu ou à côté de danses monotones et de jeux de quilles bruyants, une foule de paysans, ivres pour la plupart, les uns à moitié endormis, les autres se disputant, et même parlant de politique, hélas !
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J'arrivai enfin au Sart, village qui, au quinzième siècle, formait un gros bourg, investi du « perron », symbole de la liberté liégeoise. Il devait surtout sa richesse à l'industrie métallurgique. Cette contrée possédait, en effet, un grand nombre de forges et fourneaux, bâtis le long de la Hoëgne, depuis Solwaster jusqu'en dessous de Sasserotte. Tout disparut dans l'immense cataclysme dont l'atroce vengeance de Charles le Fou, dit le Téméraire, frappa le pays de Franchimont, berceau de ces six cents héros qui l'avaient fait un instant trembler, malgré sa puissante armée, pendant qu'il assiégeait Liège. L'imagination a peine à se figurer l'épouvantable dévastation à laquelle fut livré cet infortuné pays. Le féroce duc de Bourgogne vint camper dans la bruyère du Jonkeux. Où il ordonna à sa soldatesque, non seulement un pillage, un saccagement, un incendie général, mais le massacre des habitants en masse. Les bois eux-mêmes, où un grand nombre de malheureux s'étaient réfugiés, ne furent pas épargnés et brûlèrent pendant plusieurs semaines. Aujourd'hui encore, on trouve partout des traces visibles de ces affreuses exécutions. Ce sont des amas de pierres, de tuiles et de briques calcinées, de scories et de charbons - restes de nombreux villages, d'usines actives, de forêts séculaires.
Nous sommes ici sur une véritable terre de malheur ; le feu semble s'être acharné après elle depuis le vaste embrasement du XVe siècle ; Jalhay, Polleur, le Sart, entre autres, ont été plus d'une fois la proie de vastes incendies.
L’enTloire de ce dernier village, surtout, est un vrai martyrologue : anéanti à quatre reprises, on l'a vu toujours, comme le phénix, renaître de ses cendres : « Sort de fer, sol de fer, têtes de fer », dit un proverbe local.
Mais je n'oubliai pas, dans l'enivrement des souvenirs historiques que rappelle cette partie si intéressante du marquisat de Franchimont, que mon but principal, en la visitant, était de recueillir la légende sur la voie de laquelle m’avait mis le livre de Remacle de Trooz, et je m'empressais daller aux informations. On me désigna un homme, précieux dans l'occurrence, qui voulut bien me servir de guide : c'était un ancien garde-chasse pour qui ces forêts et ces landes, qu’il avait parcourues pendant cinquante ans, n'avaient plus aucun secret.
Nous remontâmes le cours de la Hoëgne, que nous abandonnâmes à l'endroit où, venant du nord-est, elle forme un grand coude pour descendre vers le nord-ouest. Après que nous eûmes fait encore plus d'une demi-lieue dans une fange aux horizons infinis, mon conducteur me montra une vieille croix de pierre entourée de décombres et me dit :
- C'est ici que sonnait la « Cloche des égarés » et que se sont passés les événements merveilleux et terribles que vous allez connaître.
I
Il y a environ deux cent cinquante ans, vivait, dans le village du Sart, un nommé Gérard Helman, qui y faisait un assez grand commerce de fer et s'absentait souvent pour battre le pays, quoiqu'il fut nouvellement marié avec une jeune fille de Theux, qu’il aimait beaucoup.
Sa femme était sur le point de le rendre père, lorsqu’une affaire importante l'appela du côté de la haute Ardenne. Il aurait d’autant mieux aimé de ne pas s'y rendre, que l'on était au mois de janvier ; le froid était des plus âpre et une neige épaisse couvrait la terre et s’élevait parfois en tourbillons serrés. Il y avait un danger réel à se mettre en route par un temps pareil.
Probablement qu’il ne pouvait s'en dispenser, car il partit un matin, à cheval. Il comptait revenir le surlendemain, mais il fut retenu deux jours de plus qu'il ne l'avait cru. Dans cet intervalle, le temps, loin de s'améliorer, était devenu plus mauvais, et on l'engagea à retarder son départ. Le désir de revoir sa femme, dont la délivrance pouvait avoir lieu d’un moment à l'autre, l'engagea à tout braver pour regagner sa maison.
Le voilà donc de nouveau en route, ayant à faire un trajet de six lieux, à travers une solitude complète, - une solitude qui n’offrait aucun chemin tracé, ne déployait aux regards qu’une plaine immense couverte d'une neige durcie par la bise glacée. - Ce qui lui donnait confiance, c'est que bien souvent, en toute saison, il avait fait ce même trajet sans qu’il lui fût arrivé malencontre, et il comptait sur sa monture, sur l'excellent manteau qui l'enveloppait, sur ses âmes dont il était muni, sur la connaissance qu’il avait des lieux, pour arriver sain et sauf à destination. C'était une grande présomption ; car, aujourd'hui encore, on doit plaindre l'imprudent qui se hasarde, l'hiver, dans nos parages, en dehors d’une grand’route plantée d’arbres pour servir de jalons. Il y a autour de nous une quantité de croix qui en disent assez à ce sujet, et chaque année on en plante de nouvelles.
Helman marcha toute la journée sans voir apparaître la moindre habitation, le moindre clocher. Il croyait bien cependant avoir suivi la bonne voie.
La nuit vint : un ciel noir comme un drap mortuaire, une terre blanche comme un linceul, partout un silence lugubre, interrompu seulement par quelque rafale ou par le hurlement des bêtes fauves affamées.
Pour comble de malheur, le sol uniforme jusque là, s'accidenta tout à coup. Le cheval se heurta contre une motte et s'abattit. L'homme se releva sans blessure, mais la malheureuse bête ne put en faire autant : elle avait une jambe cassée.
Ce fut pour Gérard une bien grande douleur que de devoir abandonner là, sur la neige, son vieux compagnon de voyage, qui le regardait d'un œil tendre, lui l’échait les mains, hennissait douloureusement comme pour le supplier de ne pas le laisser mourir d'une manière si misérable.
Après l'avoir caressé, lui avoir parlé, comme s'il eût été en état de comprendre, pour lui promettre de venir à tout prix le chercher dès qu'il aurait trouvé une habitation, le voyageur rassembla son courage et se remit en route. Il marcha encore plusieurs heures sans rencontrer aucun vestige humain.
Épuisé de fatigue, raidi par le froid, il s'arrêta, en proie à un énorme découragement.
À sa grande surprise, il aperçut, à peu de distance, une masse noire étendue sur le sol. Il fit un suprême effort pour s'en approcher, et lorsque le pauvre égaré fut auprès de l'objet mystérieux dont il n'avait pu de loin distinguer la forme, il se vit avec stupeur en présence de son cheval, étendu de tout son long et privé de vie.
Il se figura d'abord que la malheureuse bête était parvenue à se mouvoir et l'avait suivi à son insu ; mais il reconnut bientôt qu’elle n’avait pas change de place, de sorte qu'il n'avait tant marché que pour en revenir à son point de départ.
Un profond désespoir s'empara de lui, et il résolut de rester en cet endroit jusqu'au lever du jour.
Il se coucha donc sur le cadavre de son cheval, qui avait conservé un reste de chaleur ; mais il sentit que le froid qui glaçait ses extrémités envahissait peut à peu tout son être. Comprenant que cette immobilité lui serait fatale, il voulut se remettre en mouvement.
Après quelques pas, il se sentit dans l'impossibilité d'aller plus loin. Ce qui se passa alors en lui, il ne serait guère possible de l’exprimer. Il avait la mort devant les yeux, la mort la plus horrible. Pour comble de malheur, le tableau de sa félicité passée vint se retracer à son esprit : il se revoyait riche, heureux, dans sa chambre bien chaude, à côté de sa jeune compagne, il se voyait même père d'une petit enfant blond et souriant qui lui tendait les bras.
Mais d’autres pensées vinrent faire diversion à celles-là.
II
En jetant les yeux sur la solitude vaste et silencieuse qui l'environnait, Gérard Helman se demanda comment aucune âme charitable n'avait songé à établir dans ce désert une retraite pour les voyageurs perdus, - une tour avec une lumière pour leur servir de phare, une cloche pour les avertir que là se trouvait un être vivant.
Tout à coup, une pensée surgit dans son esprit : élevant vers le ciel ses mains glacées, il promit à Dieu de consacrer la moitié de sa fortune à une fondation de ce genre, s'il parvenait à sortir du danger.
À peine avait-il fait ce vœu qu’il vit dans le lointain une lumière semblable à un feu follet.
« Serait-ce une « lumerotte », pensa-t-il, ou une lampe éclairant quelque habitation voisine ? » Au même instant, un bruit de cloche frappa son oreille.
Il crut à une erreur de ses sens et écouta avec plus d’attention : il ne s'était pas trompé, et même le son de la cloche lui rappelait celle de son village.
Le salut n’était donc pas bien loin ; mais cette pensée lui était d’autant plus douloureuse que la paralysie de ses membres n’avait fait qu’augmenter. Cette lumière allait-elle éclairer son agonie ? Cette sonnerie allait-elle être son glas de mort ? Sous l'empire de ces terribles réflexions, il fit un suprême effort pour se mouvoir de nouveau.
O merveille ! Il sent que sa torpeur s'évanouit peu à peu, il avance, il avance.
La lueur était toujours là, de plus en plus resplendissante ; le tintement continuait à se faire entendre.
Il arriva enfin devant une gorge profonde d’où s'échappait un sourd murmure. Pas de doute, il se trouvait devant la Hoëgne, à un endroit qui lui était bien connu ; il avait à présent comment se guider, il était sauvé. La lumière ne tarda pas à disparaître, la cloche cessa de se faire entendre, mais un point lumineux paraissait à l'orient et annonçait que le jour ne tarderait pas à se lever.
Une heure après, l'honnête marchand se trouvait devant la porte de sa demeure. A sa grande surprise, il entendit à l’intérieur, un bruit de pas, un bruit de voix mêlée à des vagissements. Plein de trouble et d'agitation, il frappa avec force, passa sans rien dire devant la servante qui lui ouvrit, et s'élança vers la chambre de sa femme.
Il la trouva au lit, tenant dans ses bras un petit enfant, né à la vie pendant cette même nuit où son père avait failli trouver la mort.
La première pensée de Gérard fut de demander pour quel motif la cloche du village avait sonné une partie de la nuit.
- Sa femme, ses gens lui répondirent qu'ils n'avaient rien entendu, quoiqu’ils n’eussent point cessé de veiller. Le lendemain, il interrogea la plupart des habitants ; personne ne savait ce qu'il voulait dire.
Cependant il lui était impossible d'avoir le moindre doute : dans ses oreilles bruissait encore le tintement qui l'avait guidé, et ce tintement lui était bien connu ; il l'entendait depuis son enfance. Force lui fut de croire que le Ciel avait fait un miracle en sa faveur pour le récompenser de son vœu, et le bien graver dans sa mémoire.
Aussitôt qu’il fut remis de ses fatigues et de ses émotions, il s'empressa de se rendre, un matin, dans la fagne, accompagné de plusieurs personnes, pour se mettre à la recherche de la place où s'était accompli le prodige. Le corps de son cheval devait lui servir de signe de reconnaissance. Il finit par le retrouver, bien que les loups l'eussent en partie dévoré.
Dès que la saison le permit, des matériaux furent transportés à l'endroit fixé ; de nombreux ouvriers se mirent à l'ouvrage, et au bout d'un mois s'élevait, au sein de ce triste désert, une construction élégante et solide, dont une partie formait une petite chapelle surmontée d'une tour, où fut placée une excellente cloche, qui pouvait se faire entendre à plusieurs lieues à la ronde, sur ces hauteurs où l'air est si vif.
Mais ce n'était là que le commencement de l'œuvre.
A qui confierait-on la mission de la compléter ? Quelle âme assez détachée du monde, assez remplie de l'amour du prochain pour consentir à vivre dans cette affreuse solitude, et à y passer sans sommeil les longues nuits d'hiver, dans la seule préoccupation de disputer à la mort la moisson de victimes qu’elle faisait là chaque année ? Il comprit que la religion seule peut inspirer un pareil dévouement, et il chercha parmi les hommes consacrés exclusivement au service de Dieu celui qu’il destinait à desservir le nouvel asile qu'ouvrait la charité. Il le trouva à l'hôpital des voyageurs de Verviers dans la personne du père Hadelin, qui jouissait d'une grande réputation de sainteté.
Le bon religieux s'installa donc à l'hospice Helman, n'ayant pour toute compagnie que deux forts chiens, que l'on fit venir à grands frais des Alpes, où ils avaient été dressés au rôle qu'ils auraient à remplir.
L'auteur se souvient ici qu'en commençant, il s'est arrêté court au milieu de la citation empruntée à Remacle de Trooz. Voici donc le passage resté inachevé :
On attribue cette fondation à un marchand du Sart, fort riche, qui s'étant égaré pendant un temps fâcheux dans ces endroits sauvages, prétendit en avoir échappé par miracle, en conséquence d'un vœu qu’il fit dans son plus grand danger, de bâtir cet hospice secourable, s'il en échappait. Combien de choses utiles on doit à ces sortes de vœux ! »
(Histoire du marquisat de Franchimont, page 56)
III
Dire la vie que le père Hadelin menait l'hiver dans ce lieu de désolation, raconter les services qu'il rendit, ce serait entrer dans d’interminables détails. Dès que la nuit tombait, la tour s'éclairait, la cloche sonnait à de courts intervalles, les chiens étaient lâchés ; et jamais on ne put dire qu’aucune de ces prescriptions n’eût été une seule fois négligée.
On compterait difficilement le nombre des malheureux sauvés d'une mort certaine. Lorsqu'ils arrivaient là, exténués de fatigue, glacés de froid, quelquefois à demi-morts, ils y trouvaient bon feu, bon lit, bon repas, paroles encourageantes, soins actifs et touchants. Aussi le saint homme était-il un objet de vénération pour tout le pays, et déjà la croyance populaire ceignait son front de l'auréole des héros de la foi et de l'humanité. On venait de bien loin pour le consulter sur les maladies du corps et de l’âme. Enfin, l'humble chapelle, consacrée à saint Julien-le-Pauvre, devint dans la belle saison, l’objet d’un véritable pèlerinage de la part de toutes les personnes obligées, par profession, de se mettre souvent en voyage.
Il y avait bien longtemps que cet état de choses existait, grâce à la munificence de Grard Helman, qui, devenu veuf, partageait toute sa sollicitude entre son fils unique, appelé Godefroid, et l'établissement utile qu'il avait fondé. Le marchand du Sart était arrivé aux dernières limites de l'existence ; le père Hadelin était aussi très vieux, lorsqu'il se passa au petit SaintBernard des Fagnes, comme disaient certaines gens pour désigner cet asile, un fait bizarre qui eut pour témoin un habitant de Baronheid, et qui donna lieu à bien des suppositions et même à des craintes pour la vie du solitaire.
Un soir que le temps était affreux, une voix appela du dehors. La porte s'ouvrit aussitôt et un homme, grand et maigre, fort bien vêtu, demanda l'hospitalité d'un ton assez bref et sans ôter son chapeau aux bords larges et rabaissés.
L'hospitalier l'accueillit avec sa bonté accoutumée, lui donna sa place auprès du foyer et se disposait à lui préparer son souper. Les chiens, qui devaient sortir pour faire leur ronde, semblaient ne pas vouloir s'éloigner et grondaient d'une manière hostile, eux toujours si caressants envers les voyageurs.
Le bon religieux se mit à examiner attentivement son hôte, dont l'attitude annonçait la gêne ; puis frappé d'une idée subite, il souleva brusquement la toile qui masquait l'entrée de la chapelle, et l'invita à l'y accompagner un instant.
L'étranger se leva comme s'il allait le suivre ; mais il gagna la porte en prononçant des menaces et des blasphèmes, et s'éloigna d'un pas rapide, malgré la neige qui tombait à gros flocons et le vent qui soufflait d'une manière effroyable.
IV
Quelques jours s'étaient écoulés depuis la scène que je viens de raconter, lorsque l'on vint dire au père Hadelin que le marchand était à la dernière extrémité et réclamait sa présence sans retard. Il fut reçu par Godefroid, qui faisait ses études dans une ville d'Allemagne, et était revenu à l'occasion de la maladie de son père. La transformation qui s'était opérée dans le jeune homme ne prévenait guère en sa faveur : sa mise était recherchée ; son langage, son attitude, ses manières décelaient cette présomption qui gâte les meilleures qualités de la jeunesse.
Après un long entretien avec le religieux, le moribond manda son fils auprès de lui. Là, après avoir rappelé les circonstances à la suite desquelles il avait fondé le Refuge et les services que cette institution avait rendus, il lui dit :
- Je pourrais perpétuer ma fondation, au moyen de certaines mesures légales, et la placer ainsi à l'abri de la volonté des hommes ; mais ce serait vous enlever un mérite que je veux vous laisser tout entier pour que le Ciel vous en tienne compte. Vous allez me promettre de tout maintenir sur le pied que j’ai établi, tant que vivra le père Hadelin, et de ne rien négliger pour le remplacer dignement, lorsque Dieu jugera convenable de le rappeler à lui. Si vous avez des enfants, vous leur répéterez les recommandations que je vous fais ; dans le cas contraire, vous prendrez des mesures propres à assurer l'existence d'un établissement qui doit honorer à jamais notre famille, et lui valoir les bénédictions célestes.
Godefroid jura d'obéir ponctuellement aux recommandations paternelles. Peu d'instants après, Gérard Helman rendait le dernier soupir.
Vers le milieu de la nuit, comme l'hospitalier et le jeune étudiant étaient occupés à prier près de la couche mortuaire, la porte s'ouvrit doucement, un bruit de pas se fit entendre. Le vieillard se retourna, et quelle fut sa surprise de voir l'inconnu qui s'était présenté à lui naguère et s'était si singulièrement conduit! Celui-ci se retira aussitôt, après avoir fait signe au jeune homme, qui se leva soudain et le suivit.
Une heure après, Godefroid reparut ; sa marche chancelante, son teint animé, ses yeux troubles annonçaient qu'il avait bu outre mesure, et il ne tarda pas à s'endormir. A son réveil, le religieux l'appela dans une pièce voisine, et lui demanda quel était le personnage qui était venu l'arracher à son devoir filial pour le plonger dans une ivresse doublement coupable. Il répondit que c'était un de ses meilleurs amis, un gentilhomme allemand, appelé Reinhold Rauhhart et habitant la ville où il étudiait. Il fit un grand éloge de la science, du caractère, des vertus de l'étranger et surtout de son dévouement à sa personne ; il ajouta qu'en l'invitant à boire, son ami avait eu un but louable, qu'il avait voulu « noyer son chagrin ». Le vieillard, à ses paroles, fixa sur le jeune homme un regard perçant, hocha la tête et s'éloigna sans rien dire.
V
Le surlendemain eut lieu l'inhumation de Gérard Helman ; une foule immense y assistait. A côté de Godefroid marchait Reinhold ; mais arrivé devant la porte de l'église, il s'arrêta pour déchiffrer les inscriptions tumulaires, et attendit dans le cimetière la sortie du convoi funèbre.
Gérard, outre une fortune assez ronde, laissait à son fils un commerce des plus florissants. Grande fut donc la surprise générale, lorsqu'on apprit que celui-ci était décidé à renoncer aux affaires pour vivre en rentier.
Il transforma à grands frais la maison paternelle en une espèce de petit château, et mena une vie de dissipation et de plaisirs, sous la direction de Reinhold, qui paraissait être chez lui le véritable maître. Dès que l'hiver approchait, les deux amis abandonnaient le Sart pour aller passer la mauvaise saison dans les grandes villes. Les gens gémissaient de cette conduite et prédisaient une mauvaise fin au jeune insensé.
L'indignation fut vive lorsqu'on sut qu'à diverses reprises, le père Hadelin avait du se rendre auprès du fils Helman, non pas seulement pour lui adresser des réprimandes concernant son train de vie, mais pour lui rappeler la promesse qu’il avait faite à son père mourant. En effet, il lui était arrivé de négliger de mettre à la disposition de l'hospitalier les ressources qui devaient lui permettre de remplir sa tâche. Un jour même on l'avait entendu prononcer ces paroles en public :
Ce Refuge me coûte les yeux de la tête ; il viendra un temps où je devrai renoncer à l'entretenir. Mon père pouvait avoir pour cela des motifs ; il croyait à cette sotte vision ; mais moi, je n'y crois point, et je ne vois pas pourquoi j'épuiserais ma bourse pour entretenir un monument de superstitions, qui ne profite qu'à des gens dont je me soucie peu.
Mais votre serment ? Objecta-t-on.
Bah ! Il est sans valeur à mes yeux, dans des cas pareils, on jurerait de boire toute l'eau de la Hoëgne. Devrait-on le faire pour cela?
Quoique l'on crût Godefroid capable de bien des choses, on ne prenait pas tout à fait au sérieux ces abominables propos. Ils ne devaient cependant pas tarder à se confirmer.
A l'approche de l'hiver suivant, on vit le père Hadelin parcourir les villages environnants, un bâton à la main et une besace au dos, il annonça que, Godefroid lui ayant signifié qu'il lui retirait son secours, il était forcé de recourir à l'aumône pour subvenir aux besoins du Refuge.
Il fit une assez bonne collecte, et la mauvaise saison se passa à peu près comme les précédentes. Mais au mois de février 1651 ; un partisan français, le comte de Grandpré, commandant une troupe de cavaliers, commit dans le pays d'affreuses déprédations. Le village du Sart, entre autres, fut pillé et brûlé. Il en résultat une si grande misère que le bon religieux ne recueillit presque rien lors de sa seconde tournée. Il adressa de nouveau un touchant appel au cœur de Godefroid, qui le repoussa impitoyablement.
L'hiver cependant s'annonçait devoir être terrible. Dès la fin de novembre, une neige abondante couvrait la terre, et elle ne fit qu’augmenter les mois suivants, de sorte que, sur ces hauts sommets, elle avait une couche moyenne de six à huit pieds d'épaisseur. Il était devenu impossible de parcourir la lande, et le Refuge était complètement inabordable. Quelques bonnes âmes se préoccupaient du sort du père Hadelin. En songeant au peu qu'il avait recueilli en argent, en vivres, en huile. en chauffage, on se demandait s'il avait même de quoi se suffire à lui seul et pourvoir à la nourriture des deux chiens qui avaient succédé aux premiers, et marchaient dignement sur les traces de leurs devanciers. Cependant, comme on entendait de temps à autre, retentir le son de la cloche des Egarés, on se rassurait.
Toute une semaine s'écoula, et le bruit du métal argentin cessa de retentir dans l'espace. Alors, l'inquiétude devint générale, et plusieurs hommes courageux résolurent, coûte que coûte, de se rendre au Refuge Helman. Ils y parvinrent, après les plus héroiques efforts, à travers une neige qui formait tour à tour des monticules et des fondrières, où ils couraient le risque d'être ensevelis. Elle entourait le bâtiment en si grande quantité, que la tour seule restait visible. Ils appelèrent : aucune voix ne répondit ; mais des hurlements sourds frappèrent leurs oreilles. Ils déblayèrent, et parvinrent jusqu'à la porte, qu'ils ouvrirent, remplis d'un sinistre pressentiment.
Là, le plus douloureux spectacle frappa leurs regards : devant un foyer où se trouvait un peu de cendre refroidie, était assis le noble vieillard, immobile et glacé ; à ses côtés, le regardant d'un œil humide et lui léchant les mains, se trouvaient les deux chiens, réduits pour ainsi dire à l'état de squelettes.
Tout présentait à l'intérieur l'aspect du dénuement le plus absolu ; pas le moindre reste de provisions ; et il n'était point douteux que le père Hadelin, enfermé dans ce tombeau anticipé, ne fût mort de faim et de froid. Sur une table, à ses côtés, se voyaient un livre de prières et un papier, où étaient écrits quelques caractères presque indéchiffrables. Le martyr de la charité y annonçait qu'il mourait en priant pour le fils de Gérard Helman, pour l'âme égarée qu'il fallait plaindre et non maudire.
VI
Dix années s'étaient écoulées depuis ce triste événement, qui fit grand bruit dans tout le marquisat de Franchimont et même dans les pays voisins.
On s'était attendu à voir Godefroid, saisi d'un remords salutaire, se hâter de chercher un remplaçant au père Hadelin et de doter largement l'hospice, ne fût-ce que pour se réhabiliter dans l'opinion publique. Il paraît que, sous l'impression que lui avait causée, comme à tout le monde, la mort terrible de l'hospitalier, il avait manifesté les intentions les plus généreuses. Sur l'entrefaite, il reçut la visite de Reinhold, et non seulement il changea d'avis, mais l'ermite de Farnière-sur-Salm lui ayant offert de desservir le Refuge au moyen de ressources particulières, il le repoussa en déclarant qu'il ne permettrait jamais à personne de s'établir dans un bâtiment qu'il voulait voir anéanti, pour ne plus en entendre parler.
Ce coupable désir finit par se réaliser : le Refuge, entièrement abandonné, tomba en ruines, et il ne servit plus d'asile qu'aux bêtes sauvages et même aux malfaiteurs.
La fortune de Godefroid suivit la même décadence, et ceux qui étaient au courant de ses affaires le disaient à peu près ruiné, quoiqu’il continuât à se livrer à toutes les prodigalités, surtout aux époques où Reinhold, après des disparitions plus ou moins longues, venait reprendre sur lui son inexplicable empire.
Le fils Helman, après avoir vendu ses dernières terres, disparut de nouveau avec l'argent qu'il en avait retiré. Un an s'écoula sans qu'on entendît parler de lui, lorsque le tabellion de l'endroit reçut une lettre par laquelle il le chargeait de mettre en vente le dernier débris des biens que lui avait laissés son père, - la maison où il était né! Il annonçait en même temps son prochain retour.
En effet, le surlendemain, un paysan du Sart le rencontra à Malmédy avec son sinistre compagnon.
On fut donc très surpris lorsqu'au jour fixé pour la vente, il fit défaut. Comme le temps état fort mauvais, on attribua son absence à cette cause, et on attendit. Cependant deux mois s'écoulèrent sans qu'on obtînt de ses nouvelles.
Au mois d'avril, après la fonte des neiges, un « herdier » alla un jour s'abriter au milieu des restes de l'ancien Refuge. Son chien se mit à aboyer lamentablement à peu de distance de lui. Il alla voir, et se trouva en présence d'un corps humain dépouillé de ses chairs, mais que couvraient encore des lambeaux de vêtements. Il se hâta d'apporter la nouvelle de cette découverte au Sart; les justiciers se rendirent sur les lieux et constatèrent que le cadavre était celui de Godefroid Helman.
Le malheureux, égaré sans doute dans les fagnes, était donc venu trouver la mort dans ce lieu où il eût rencontré le salut, s'il avait rempli le devoir que lui avait imposé la volonté paternelle.
Voilà un singulier hasard! M’écriai-je.
Il n'y a pas de hasard, monsieur, objecta gravement le vieux garde-chasse. Tout ici-bas est prévoyance ou épreuve, punition ou récompense. Godefroid l'avait bien compris au moment de mourir, car lui aussi avait écrit quelques lignes sur un portefeuille, mais on n'en put lire que ces mots : « Serment violé… mauvais génie… juste châtiment…»
Quant à Reinhold, dont on n'entendit plus parler, il est inutile de dire qu'aux yeux des populations, il a été considéré comme un agent de l'enfer, intéressé à la chute d'un établissement qui avait sauvé tant de malheureux condamnés à périr, sans avoir réglé leurs comptes avec Dieu et avec les hommes. Si cela était, il aurait parfaitement réussi, car le Refuge Helman n'a jamais été relevé, et ces pierres, cette croix, voilà tout ce qu'il en reste.
Marcellin LA GARDE (Le val de la Salm).