La bête de Staneux
La bête de Staneux
Toujours, après la soupe du soir, le tapage commençait. Un long râle que l'écho reprenait et renvoyait au loin. Mais était-ce râle ou plutôt grognement, souffle, ahan d'animal en quête ?
- La Bête ! La Bête !
Au pays de Polleur, les mères hélaient leurs enfants. Il était temps de se coucher. Tout en bordant les petits lits, elles expliquaient ce qu'on leur avait, à elles-mêmes, conté : « Oui, une horrible bête vivait dans un trou, à la heid de Chaumont. Une tête de dragon avec des yeux qui lancent des flammes. Et des dents comme des couteaux. Et un corps tout couvert de poils. Une bête plus grosse que trois sangliers. Une queue longue comme ça ! »
Un baiser et une croix sur le front. Les enfants s'endormaient en ayant soif de rêves. C'était l'instant où, en forêt de Staneux, les bûcherons s'agenouillaient pour prier.
- Sainte Anne, notre protectrice, éloigne de nous la Bête !
Et, jamais, de la sorte, le monstre ne venait vers eux pour les épouvanter davantage.
Deux de ces abatteurs d'arbres vivaient ainsi en amitié. L'un avait un fils, l'autre une fille. Pierre et Marie, ces enfants, avaient grandi ensemble dans les parfums de fougères et de terreaux. Tout jeunes, ils couraient dans la forêt, buvaient l'eau des sources, respiraient le même air. Et à présent, que l'âge les avait faits presque homme et femme, ils rougissaient parfois quand leurs mains se touchaient. En regardant Marie, Pierre devenait d'un coup tout vide et tout faible. Et, auprès du garçon, la fille tremblait, non de crainte mais de joie.
Un soir d'août, Pierre et Marie, s'écartèrent un peu de chez eux. Le crépuscule était plein de senteurs et de gémissements. Pierre et Marie se tenaient par la main. Leurs visages étaient des fruits si beaux que l'un et l'autre rêvaient d'y mordre. Ils longeaient la rivière. Ils allaient, portés par une grâce intérieure, dans le gonflement chaud de leur corps, avec, en eux, toute la chanson de la vie.
Ils atteignirent ainsi Chaumont. Que leur importait la Bête. Un autre bonheur les occupait. Ils s'assirent dans l'herbe. La terre, chaude encore de soleil, leur communiquait sa tiédeur.
Marie avait posé la tête sur l'épaule de Pierre. Des étoiles allaient naître. Autour d'eux flottaient une douceur violette et beaucoup de baisers.
Soudain, un rugissement déchira la nuit. La Bête bondit hors des fourrés. Ses yeux lançaient des flammes. Son haleine puait le soufre. Ses ongles labouraient le roc. Pierre et Marie s'enlacèrent.
Le monstre frappa. Sa patte harponna le garçon qui, en un éclair, fut emporté loin de Marie évanouie.
Bonheur et raison quittèrent aussitôt Marie. On ne la retrouva qu’à la mi-nuit, errant dans la forêt. Elle dit seulement : « La Bête ! » Puis, elle marmonna des paroles sans suite.
- Et Pierre ? Et Pierre ?
Un grand frisson la parcourut. Elle se mit à pleurer.
Marie, dès lors, vécut prostrée. Parfois, une grande plainte montait d’elle, comme un cri de louve. Elle parcourait alors tout le voisinage, appelant Pierre d'une voix rauque et blessée.
« Pierre, où es-tu ? Voici la Toussaint qui approche. Le mariage est fixé. La Bête est là. Viens vite. Elle veut aussi me prendre. » Des bribes de phrases qu'elle criait ainsi aux quatre points de l'horizon.
Ses parents et ceux de Pierre avaient d'abord tenté de la faire taire. Puis, ils en avaient pris leur parti. Marie finissait toujours par rentrer au gîte. Elle hoquetait longtemps avant de tomber d'un coup dans un sommeil très agité.
Or, à peu de temps de la Toussaint, Marie parut se calmer. Elle accepta même de prier Anne. Cela la rasséréna. Après la prière, malgré le froid déjà vif, elle sortait de chez elle pour regarder vers la heid de Chaumont. Quand la Bête feulait, Marie appelait : « Pierre ! Pierre ! » Mais c'était maintenant voix d'espoir plutôt que d'affliction.
Trois jours avant la grande fête ouvrant novembre, Marie venait de finir sa prière. Brusquement, un éclair zébra la nuit. Le tonnerre gronda si fort qu'il fit trembler toute la terre. Un rugissement terrible y répondit. Il y eut comme un galop ravageant la forêt, puis un grand choc et, dans le silence revenu, un appel lointain d'homme. Marie, transfigurée, courut vers la forêt.
On la suivit de loin. Un halo laiteux l'entourait. Elle pénétra sous le couvert.
Une longue piste d’arbres saccagés commençait là. Et en son extrémité, dans des rougeoiements d'incendie, on voyait la Bête désarticulée et rôtie par la foudre. Près de ce monceau de chair noire, Pierre, vivant, étreignait Marie.
En trépassant, la Bête avait libéré le garçon et rendu raison à la fille.
On célébra leur mariage dans le mois. Plus tard, le couple heureux érigea à la gloire d'Anne une chapelle qui devait devenir l'église de Polleur.
(Roger FOULON, Le légendaire de Wallonie)