La baraque Michel
La baraque Michel
Après le temps des prunes, Michel Schmitz s'empressait de courir une fois encore le pays. On le voyait partout avec son baluchon de serge noire. Partout, c'est-à- dire d'Herbiester (où il habitait) à Jalhay, de Béthane à Neuf-Marteau. Parfois même du côté de Sourbrodt et d'Ovifat. Il fallait bien vivre ! Et, avant l'hiver, il devait servir le maximum de pratiques.
Il arrivait donc chez vous. Il frappait. « Comment ça va ? » Il était connu à dix lieues à la ronde. C'était toujours plaisir d'accueillir Schmitz. Il vous apportait des nouvelles de la région : « On a tué le cochon chez les Fisbach ». Ou bien : « La petite Gertrude des Koch s'est noyée dans la Helle. On ne l'a retrouvé que trois jours après l'accident. Son visage était bleu comme une vessie de porc. C'est un bien grand malheur ! »
Cela continuait tout un temps. Puis Schmitz dénouait son baluchon. Il étalait devant vous ses échantillons : velours à grosses nervures, coutil aussi dur que du cuir, draps venant des filatures verviétoises. On palpait les étoffes. On les froissait un peu - pas trop - pour en éprouver l'élasticité. « Ne craignez rien, vous pouvez y aller ! » Schmitz pressait lui-même les bouts de tissus dans sa main fermée. Quand il ouvrait le poing, cela se déplissait comme un oiseau qui s'envole.
Alors, on passait la commande. C'était le moment le plus difficile. Il fallait longtemps pour obtenir le meilleur prix. Schmitz connaissait son métier. Un fameux roublard ! On discutaillait ferme jusqu’au plus petit centime. « Vous m'arrachez la peau », disait-il. Il prenait les mesures sans avoir l'air d'y toucher en écrivant les chiffres sur son calepin, avec un crayon rouge dont il suçait sans cesse la mine. Il reviendrait bientôt pour livrer la marchandise : mastroquet, pantalons, veste de chasse.
Ce jour là, c'était le 28 septembre, fête de Wenceslas, martyr. Schmitz avait passé la nuit à Sourbrodt. Il avait ensuite battu le pays durant toute la matinée. Maintenant, il se reposait un peu à l'auberge avant de prendre la route. Herbiester était à cinq lieues d'ici. La distance ne lui faisait pas peur. Mais la nuit tomberait vite en ce début d'automne. Et les premières pluies ayant déjà gorgé les fagnes ralentiraient sa marche car le pied prend mal appui sur les tourbes spongieuses.
Pourtant, le tailleur ne paraissait guère pressé. Un énorme plat de pommes au lard l'avait requinqué. Et il n'en finissait pas de siroter un alcool qui tremblait dans son verre. Pourquoi, d'ailleurs, se serait-il hâté ? Des rouliers menaient grand tapage auprès de lui. Et leurs sornettes l'amusaient. Dehors, le ciel était clair encore. L'ardoise des toits fumait sous le soleil. Les collines respiraient, heureuses. Et les rousseurs de l'arrière-saison faisaient flamber le monde. Schmitz tâta son gousset. Sa matinée avait été bonne. Il pouvait de payer une autre mirabelle.
Quand il quitta 1'auberge, il se faisait tard, bien que l'air chantât toujours dans les haies autour des maisons. Les femmes écossaient les pois sur le pas de leur porte. Schmitz les connaissait toutes. Il les saluait par leur prénom. « À bientôt, tailleur»
- À bientôt !
Très vite, il n'y eut plus de maisons, plus de haies. La route traversait de grands espaces quasi nus où l'on devinait des eaux sournoises. De la bruyère accrochait par place son poil noir.
Schmitz allait bon train. Son repas ne l'avait pas trop alourdi et la tiédeur de l'air était juste comme il l'aimait.
Cependant, à la sortie d'un maigre bouquet d'arbres, il lui sembla que la lumière avait soudain perdu son bonheur. Alors que tout, jusqu'ici, brillait et vivait, un grand geste venait d'obscurcir le ciel et la terre. Comme si quelque semeur avait largué partout des poignées de suie. L'air avait fraîchi. Il pesait de tout son poids. Même la route qui, depuis Sourbrodt, avait été une compagne fidèle cessa ses joyeusetés. Des ornières de plus en plus profondes la balafraient. Schmitz, à plusieurs reprises, trébucha dans ces fondrières.
Alors, arriva un énorme ballon de brume. Une enveloppe grise qui roulait d'un bout à l'autre de la lande. Schmitz regarda cette muraille venant vers lui. Il eut peur. Il était pourtant un touché par ce voile noir. Et, d’un coup, le monde fut complètement effacé. Tout existait, mais plus rien n’était visible. Schmitz avait beau écarquiller les yeux et tendre les bras. La brume était telle qu'il se serait cru au fond d'un étang d'eau sale. À peine apercevait-il encore la chaussée sur laquelle il marchait. Il avait dû ralentir 1'allure et chaque pas qu’il posait l’écartait peut-être de la bonne direction.
Ainsi alla-t-il longtemps à l'aveuglette. Il faisait à présent très sombre et, seules, les croix plantées de-ci de-là pour montrer le chemin lui rendaient confiance et vigueur. Elles évoquaient aussi, pour lui, tous ces voyageurs égarés ayant un jour péri dans les fagnes. Des gens s'étaient perdus dans la brume ou la neige. Ils s'étaient arrêtés, à bout de force. Pus tard, on avait retrouvé leur cadavre. Une croix indiquait l'endroit même de leur mort.
Michel Schmitz ne craignait ni Dieu, ni diable. Et pourtant, dans cette nuit qui tombait d'un coup, il fut effrayé. Comme un grand coup au cœur. Il s'arrêta. Aucun bruit. Il avait beau tendre l'oreille. Il était dans une ouate épaisse. Une vapeur glacée qui l'étreignait de partout. Il fit un pas. Était-ce la bonne voie ? La route avait disparu complètement, noyée d'ombres. Il tâta du pied. Partout un sol flasque. Comme de la chair pourrie où il s'enfonçait jusqu'aux chevilles. Il se mit à trembler, très fort. Comment s'était-il laissé prendre au piège ? Pire qu’un gamin. Mais qui aurait pu prévoir ?
Non ! Il n’allait pas flancher de la sorte. Il en avait connu bien d’autres. Faire front. Il suffisait de marcher. Il arriverait bien quelque part. Il se débarrassa de son baluchon.
Ainsi allégé, il repartit donc. Mais il eut bientôt la certitude d'avoir quitté le bon chemin. La terre molasse cédait sous son poids. Il changea de direction : sans résultat. Il bifurqua de nouveau. Peine perdue ! Il pataugeait à présent dans de la mélasse glacée. Chaque pas exigeait un long effort. Il détachait un pied de la glu. Un bruit mat de succion. Puis l'autre pied. Ainsi, sans fin.
Il lutta des heures durant. La nuit était à présent profonde. Parfois, Schmitz s'arrêtait pour reprendre haleine, s'appuyant à un bâton ramassé. Il appelait longuement. Un cri rauque de bête blessée que la brume étouffait. Il devait tourner en rond depuis des heures. Cette fois, une terreur panique le poignait. Il était à bout.
Alors, au moment de s'allonger sur le sol pour mourir, il planta rageusement son bâton dans la fange et tomba à genoux.
- Vierge Marie, dit-il, si vous me faites franchir ce pas, je vous fais vœu de revenir ici finir le reste de mes jours et de me consacrer à la sauvegarde de mes frères.
À peine eut-il lancé son invocation qu'une grande lumière écarta les ténèbres. C'était plus puissant et plus doux que la lune. Comme une clairière éclaboussée de soleil au cœur des brumes. À dix pas du tailleur, passait une route défoncée. Elle filait, droit devant lui. Il eut tôt fait d'en trouver la caillasse et de la suivre. Il était au centre d’un merveilleux halo. Et, chaque fois qu'il se déplaçait, ce rayonnement le suivait comme pour le conduire et le protéger. La lumière ne l'abandonna qu'au seuil de sa demeure. L'aube était proche.
Dès le lendemain, comme on le dit encore au pays, Michel Schmitz quitta Herbiester pour se consacrer à réaliser son vœu. Il retrouva son bâton planté dans la tourbe. Il était couvert de feuilles d'or. C'est là qu’il construisit de ses mains une baraque en gazon surmontée d'un petit clocher. Il vécut là longtemps des aumônes que lui faisaient les gens de Sourbrodt, de Jalhay et d'ailleurs.
Un jour, dans la campanile, il plaça une cloche. Et, les nuits de brouillard et de neige, il en tirait régulièrement le battant de bronze. Ce tintement était comme un peu de lumière au cœur des égarés. Nombreux furent ceux qui échappèrent à une mort atroce grâce à cette voix venue de la « baraque Michel ».
(Roger FOULON, Le légendaire de Wallonie)