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Accéder au terrain et pratiquer l’ethnographie en temps de pandémie

Un compte-rendu de Gabrielle Fenton, Julie Hermesse et Gloria Michiels

Qu’en est-il du terrain en ces temps de catastrophe sanitaire et de distanciation physique ? Nous résumons ici les échanges d’un workshop où, à travers des réflexions d’ordre méthodologique sur notre pratique ethnographique, nous en venons à débattre autour de questions épistémologiques liées à notre conception du terrain.  

Si nos explorations anthropologiques nous aident à décentrer notre regard pour mieux comprendre la pandémie et ses conséquences, comment s’y prendre pour collecter des données alors que la pratique même de l’ethnographie est radicalement bouleversée voire est contrainte à l’arrêt sur image, pour la conduite de nombreux terrains ? Cela fait plus d’un an que ces questions ne cessent de tarauder de nombreu.se.x anthropologues. Et c’est avec une grande soif de réflexion collaborative que nous – une douzaine de membres de la Chaire AEC et du LAAP – nous sommes réunis en ligne pour les aborder. Le débat s’est construit autour de nos propres expériences mais également en dialogue avec des écrits d’anthropologues (à titre d’exemple : Rutherford, 2020 Boukala et Cerclet, 2020 ;Sourdril et Barbaro, 2020). Si la problématique de base est d’ordre méthodologique, ses retentissements déclenchent des enjeux dont l’ampleur nous semble bien plus vaste pour notre discipline. Nous tentons dans cette note de résumer notre conversation du 19 février 2021 pour l’ouvrir à celles et ceux qui souhaiteraient la poursuivre. 

Obstacles et bricolages méthodologiques 

Le workshop commence avec un tour de table autour de difficultés rencontrées sur nos terrains : l’impossibilité de s’y rendre et d’y observer directement les activités sociales ou encore la difficulté de saisir les spécificités d’un endroit sans y être physiquement. Nous parlons également des complications liées à la communication virtuelle telles que la difficulté d’être attenti.ve.f.s à la disponibilité psychologique de nos informat.eur.rice.s dans un contexte où la santé mentale paye un lourd tribut ou encore les mécompréhensions liées à l’absence du non verbal dans les entretiens. Certain.e.s font même face à la disparition d’une partie de leur terrain: c’est le cas d’Etienne, par exemple, qui se retrouve, six mois après le début de sa thèse, face à l’annulation de tous les évènements culturels au centre de son projet. Ceci révèle également l’aspect très arbitraire de la situation pour les chercheur.e.s car nous sommes affecté.e.s différemment en fonction, par exemple, de l’étape de la recherche à laquelle nous sommes ou encore du type de financement.  

Ces difficultés mettent en exergue certains ingrédients fondamentaux de notre discipline qui sont souvent pris pour acquis et pas (ou plus) souvent mis en avant dans le rendu de nos résultats. Élise par exemple ressent un certain trouble à demander à ses informat.eur.rice.s qu’iels s’adaptent à ses sollicitations d’entretiens ou d’activités en ligne. Cela représente une charge supplémentaire pour elleux mais c’est également un renversement car d’habitude c’est à l’ethnographe de s’adapter au terrain. Ce travail d’adaptation de l’anthropologue, qui est souvent physiquement et psychiquement inconfortable, est cependant essentiel à l’ajustement de notre outil ethnographique principal – notre personne – à une appréhension qualitative du terrain. De manière similaire, Chloé parle de l’importance des moments de ‘zonnage’ sur le terrain, moments informels qui ne sont pas toujours remplaçables virtuellement. Ces moments, sans objectif précis, permettent de tisser des relations et, dans un deuxième temps, ouvrent souvent des pistes d’analyse. Chloé propose ainsi à ses informat.eur.rice.s de laisser leurs téléphones et caméras allumés durant les pauses entre les moments de conversation lorsque chacun.e vaque à ses propres occupations. 

Si nous faisons tou.te.s preuve de créativité pour réimaginer nos manières d’aborder nos terrains, les solutions que nous envisageons nous demandent également de repenser avec rigueur l’éthique de notre métier. Chaque nouvelle idée de collecte de données et d’interaction à distance peut avoir des conséquences non-envisagées, particulièrement dans une période où nombre de nos informat.eur.rice.s se retrouvent davantage précarisé.e.s.  Les chercheur.e.s ne sont pas non plus épargné.e.s. Etienne souligne par exemple combien le caractère intrusif des réseaux sociaux peut être la source d’une nouvelle fatigue ethnographique. En étant interpellé nuit et jour par son terrain, les délimitations de sa sphère privée se brouillent davantage. Cette interaction à distance peut cependant aussi permettre aux informat.eur.rice.s davantage de maîtrise sur le déroulement de la recherche : Christine raconte que ce sont ses informat.eur.rice.s au Pérou qui « sont venus la chercher » proactivement via WhatsApp pour la tenir au courant des développements de la pandémie chez elleux et lui indiquer ce à quoi iels souhaitent qu’elle prête attention (voir image ci-dessous). Ses informat.eur.rice.s partagent ainsi librement la réflexivité qu’iels construisent face à la crise. Ceci témoigne d’un épaississement global de la ‘réflexivité sociale’ (Navaro, 2020) que Christine n’est pas la seule anthropologue à observer :

« The pandemic has introduced such a contrast to the ways we used to previously relate that it has turned everyone into theorists of their social relations. It is not just anthropologists, therefore, who are reflecting analytically on how people are relating with one another at a time like this. Such social theorising has now become a component of everyday reflection all across the board » (Navaro, 2020).

Photo prise par Rosa Condé, habitante de la Tablada, et partagée avec Christine pour lui témoigner son vécu du confinement au Pérou.

Le terrain au cœur d’un débat épistémologique

À travers ces questionnements sur l’accès au terrain, c’est également notre conception du terrain que l’on interroge. L’humanité est aux prises avec la Covid-19 et les mesures sanitaires, et de facto, nos terrains et nos informat.eur.rice.s en sont tou.te.s impacté.e.s, parfois bousculé.e.s. Les structures sociales en matière d’éducation, d’emploi, de santé – et nous en passons – connaissent des changements massifs. Reliés les uns aux autres, du marché humide de Wuhan aux mégalopoles américaines en passant par les vieilles villes d’Europe, nous formons une société mondiale dont les corps sont les nouvelles frontières. Pour Agier (2020), dans ce nouveau rapport aux corps et aux autres, c’est un retour des grandes « peurs cosmiques » qui se joue, ces peurs fondamentales et immémoriales qui disent la vulnérabilité du vivant. 

La cartographie du virtuel et du hors-ligne dans la vie de nos informat.eur.rice.s se voit également souvent redessinée. Aux États-Unis par exemple, Amazon et Whatsapp recensent tous les deux une augmentation d’utilisation de 40% en 2020 par rapport à l’année précédente[1]. Si cette cartographie appartient à une époque donnée, elle s’installe progressivement depuis quelques années et laissera sûrement de nombreuses traces dans le ‘monde d’après’. Tout en reconnaissant de grandes inégalités d’accès au virtuel à travers le monde, certain.es anthropologues estiment que cela fait longtemps que la discipline ne prête pas suffisamment attention à la continuité entre l’hors-ligne et l’en ligne dans les vies sociales.  

« It is, frankly, shocking to see how many anthropologists still refer to the physical world as the “real world,” denying the reality of the online (and by implication, conflating the real and the physical (Boellstorff, 2016)). Anthropologists must move beyond treating the digital as a necessary evil or inauthentic substitute, not least because such prejudice flies in the face of how billions of persons engage with digital socialities ». (Boellstorff, 2020)

Notre conception du terrain serait-elle donc déjà contestée avant la pandémie ? Cette question, posée par de nombreu.ses.x anthropologues, repose aussi sur les implications écologiques et genrées que préconise la conception d’un terrain de longue durée et souvent situé dans un ailleurs lointain (voir par exemple Günel, Varma et Watanabe, 2020). Ce n’est bien sûre pas la première fois que cette conception change, donnant ainsi sa forme actuelle à l’anthropologie. La fin de la colonisation dans les années 1960 par exemple a provoqué une crise de notre discipline alors que les ‘sauvages’ étaient découverts comme des personnes s’engageant dans l’affranchissement politique et l’économie planétaire. Les anthropologues opèrent alors un virage spectaculaire : le choix de leur objet d’étude se porte dorénavant autant sur leur propre société que sur les sociétés non-européennes.

De manière résolument provocatrice, au-delà de nos questionnements méthodologiques, nous avons donc entamé à la fin du workshop un débat d’ordre épistémologique : La catastrophe[2] provoquée par la Covid-19 augure-t-elle une crise de notre discipline, au-delà d’une modification momentanée de nos pratiques ?  Durant le débat, Pierre-Yves souligne l’importance d’une approche médiologique pour appréhender le foisonnement d’objets porteurs de ‘sens’ – ces artefact de terrain d’un nouveau genre tel que les posts, les commentaires, les mèmes internet et les capsules vidéo – sur les réseaux sociaux. Postulant que le médium affecte le contenu, il propose une ré-exploration des champs analytiques de la sémiotique (pragmatique, structurale et cognitive) par les ethnographes (Eraly, 2011). Pris par le temps, le débat n’a été qu’amorcé. Nous sommes cependant enthousiastes de continuer ces réflexions ensemble, entre autres avec les lecteurs de cette note désireux de s’associer à ce travail !  

Participant.es au workshop

Adelin Mwanangani Mawete, Gloria Michiels, Julie Hermesse, Chloé Allen, Christine Grard, Etienne Dalemans, Armand Abeme, Gabrielle Fenton, Eléonore Haddioui, Pierre-Yves Wauthier, Élise Huysmans

Bibliographie

Agier, M. (2020). Vivre avec des épouvantails-Le monde, les corps, la peur. Premier Parallèle: Paris

Boellstorff, T. (2020) Notes from the Great Quarantine: Reflections on Ethnography after Covid-19. In Rutherford, D. (Ed.). The Future of Anthropological Research: Ethics, Questions, and Methods in the Age of COVID-19: Part I.The Werner-Gren Bloghttp://blog.wennergren.org/2020/06/the-future-of-anthropological-research-ethics-questions-and-methods-in-the-age-of-covid-19-part-i/

Boukala, M., & Cerclet, D. (2020). L’enquête ethnographique face aux enjeux théoriques et méthodologiques du numérique. Parcours Anthropologiques15, 1–25.

Eraly, A. (2011). Quelle sémiotique pour quelle théorie sociale ? Signata(2), 167-194. doi:10.4000/signata.655

Günel, G., Varma, S., & Watanabe, C. (2020). A Manifesto for Patchwork Ethnography. Society for Cultural Anthropologyhttps://culanth.org/fieldsights/a-manifesto-for-patchwork-ethnography

Hermesse J. (2020). Du silence et des ambulances : construction sociale d’une catastrophe autour d’un virus, in Hermesse J., Laugrand F., Laurent P.-J., Mazzocchetti J., Servais O., Vuillemenot A.-M., Masquer le monde. Pensées d’anthropologues sur la pandémie, Academia-L’Harmattan: Louvain-la-Neuve, pp. 55-72.

Navaro, Y. (2020) Methods and Social Reflexivity in the Time of Covid. In Rutherford, D. (Ed.). The Future of Anthropological Research: Ethics, Questions, and Methods in the Age of COVID-19: Part I. The Werner-Gren Bloghttp://blog.wennergren.org/2020/06/the-future-of-anthropological-research-ethics-questions-and-methods-in-the-age-of-covid-19-part-i/

Rutherford, D. (Ed.). (2020) The Future of Anthropological Research: Ethics, Questions, and Methods in the Age of COVID-19: Part I. The Werner-Gren Bloghttp://blog.wennergren.org/2020/06/the-future-of-anthropological-research-ethics-questions-and-methods-in-the-age-of-covid-19-part-i/

Sourdril, A., & Barbaro, L. (2020). Écouter le silence: Ethnographie et pandémie, comment faire du terrain en temps de confinement? Carnets de Terrainhttps://blogterrain.hypotheses.org/16329


[1] Pour les chiffres d ’Amazon « Charts : How the coronavirus is changing ecommerce » https://www.digitalcommerce360.com/2021/02/15/ecommerce-during-coronavirus-pandemic-in-charts/ et pour les chiffres de WhatsApp, « Report : WhatsApp has seen a 40% increase in usage due to COVID-19 pandemic » https://techcrunch.com/2020/03/26/report-whatsapp-has-seen-a-40-increase-in-usage-due-to-covid-19-pandemic/?guccounter=1&guce_referrer=aHR0cHM6Ly93d3cuZ29vZ2xlLmNvbS8&guce_referrer_sig=AQAAANfr8_7JlCqktIgAuTNtJo5xnMvgWK7DYhLVA4yMvvuNVKLSELyPQSkV-0wIYXuW-D7oZmN2EWnm0vsZPdOhyad4_cyEU8ivq7hw-aGc4UsH0Z9uq8q7aISMFT_au7rwK3KKbssNH4V30joVrc1M4ORbHymnXABODdulYpwLHEwv

[2] Nous argumentons ailleurs qu’il s’agit d’analyser la situation en termes de catastrophe et non de crise (Hermesse, 2021).