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Incertitudes, défiance et pensées conspirationnistes : le Covid 19 au prisme du complot

Chaque crise et le lot d’incertitudes dont elle est la source génèrent simultanément la multiplication et la diffusion de théories de nature conspirationniste. Dans ces conjonctures particulièrement anxiogènes, suscitant une quête de sens collective et la sensation d’une perte de contrôle sur le cours de sa vie, ces formes interprétatives fournissent un ensemble de réponses simples, souvent manichéennes, face à une réalité qui échappe à la compréhension, en raison de la charge émotive qu’elle suscite et de sa trop grande complexité (Sorteras, 2018). Ces théories dénoncent généralement de grands mensonges orchestrés par des « puissants », et véhiculés par la presse mainstream et certains scientifiques, complices ; des mensonges qui dissimulent un projet de grande ampleur, souvent nuisible au plus grand nombre, destiné à renforcer le pouvoir d’une minorité dominante (Taguieff, 2006).

La diffusion et le succès des pensées du complot ne sont pas récents, mais il ne fait aucun doute que depuis le début des années 2000, le développement d’Internet comme média de masse ainsi que l’émergence de réseaux sociaux et de plateformes d’hébergement de vidéos ont largement contribué à en faire un phénomène culturel de masse (Bourseillier, 2016). Dans ces espaces numériques où les discours sont libéralisés, diffusés gratuitement, sans tri et sans filtre, les tenants de discours conspirationnistes, anonymes, « experts » ou personnalités publiques ont le champ libre pour diffuser leur message. Les pensées conspirationnistes ont également pour logique argumentative d’associer plusieurs événements entre eux, alors qu’ils n’ont pas de lien de causalité. La crise mondiale du Covid-19 n’échappe pas au jeu du « grand  bain informationnel » (Liogier, 2015) et aux grilles de lecture conspirationniste qui se déploient d’un bout à l’autre du globe. Partant d’observations menées sur la Toile depuis le début de l’épidémie et sur base des recherches ethnographiques que nous menons depuis plusieurs années, il nous apparaît indispensable de poser un diagnostic sur les pensées et discours conspirationnistes qui fleurissent en ce moment sur le Net à propos du Coronavirus. Nous tentons ici de comprendre leur nature, les raisons de leur succès dans un contexte inédit de confinement quasi mondial, leurs effets, mais aussi les risques potentiels qu’ils peuvent faire encourir aux individus et plus largement, à nos sociétés démocratiques.

Si, parmi les populations, certains adhéraient déjà aux théories conspirationnistes avant le confinement, elles ont gagné de nouvelles sphères sociales. Travaillant toutes quatre dans des contextes traversés par des crises politiques et des logiques de défiance, nous connaissons particulièrement bien les mécanismes à l’œuvre dans la propagation des rumeurs et des théories conspirationnistes. Nous avons pu, dès le début de la crise, déceler des similitudes entre des terrains parfois lointains sur le plan géographique et social (région des Grands Lacs en Afrique, mouvements alternatifs transnationaux de développement personnel, jeunesses précarisées et milieux ouvriers belges…). Voici trois exemples de théories du complot qui circulent actuellement à large échelle : 

  • Dans la sphère des mouvements alternatifs de développement personnel, les thèses du Belge J.-J. Crèvecoeur ont été largement partagées. Dans l’une de ses vidéos diffusée le 7 avril dernier, intitulée « Coronavirus – se soumettre ou se mettre debout » et visionnée près de 300.000 fois, il mobilise une série de schémas et se positionne « en perpétuel sceptique de par sa formation scientifique » pour démontrer combien la crise du Covid-19 est « une manipulation monumentale avec un agenda caché qui consiste à installer une dictature mondiale ». 
  • Circule également cette rumeur d’un virus créé de toutes pièces (en fonction des théories: par les États-Unis, par la France, voire par la Chine) assortie de noms de scientifiques prétendument à l’origine du complot. À titre d’exemple, une de ces théories met en récit un virus créé à dessein, avec la complicité de Bill Gates, informaticien milliardaire, afin d’engager une campagne de vaccination obligatoire ainsi que le puçage et le traçage des humains à l’échelle mondiale. 
  • Dans certains réseaux, notamment des diasporas africaines, circule l’idée que le virus est « une maladie de Blancs » contre laquelle les Africains et leurs descendants seraient immunisés. Des questions nous parviennent pour savoir s’il ne sera pas risqué, le cas échéant, d’accepter un vaccin dont certains soupçonnent qu’il soit créé par les Occidentaux pour éliminer les Africains.
capture d’écran des publications de J.-J. Crèvecoeur

Éléments de compréhension de l’émergence des théories complotistes face au COVID-19

Plusieurs explications peuvent être convoquées pour comprendre l’engouement que suscitent les thèses complotistes auprès d’un public large et hétérogène dans ce contexte de crise face auxquels « les réponses nationales s’accompagnent d’une suspension temporaire des libertés au nom de la protection collective » (Nay, 2020). 

L’incertitude face à la maladie et à la mort, mais aussi face aux conditions de sortie du confinement, assortie d’une surmédiatisation et d’une évolution presque journalière des éléments d’information et de prévention, par ailleurs parfois contradictoires, laisse les populations en désarroi et en besoin de réassurance. On imagine également que le confinement en lui-même est un terreau favorable à la production de thèses complotistes et à leur adhésion. Être enfermé chez soi peut contribuer à accentuer les angoisses, la solitude, le manque de clarté sur la situation et la sensation de perte de maîtrise sur le temps qui passe, sur les événements qui se jouent à l’extérieur, sans nous. Seul, on cogite et on s’accroche aux informations vers lesquelles les algorithmes nous conduisent, ou celles que nos bulles sociales, nos réseaux font circuler. La situation de confinement conduit à passer une grande part de son temps sur Internet – plus qu’en situation normale – dans un contexte où la possibilité de sortir de l’isolement des « chambres d’échos » médiatiques, des « bulles de filtres », ainsi que de confrontation et de validation des informations reçues est largement restreinte. Dans ces « chambres d’écho », les rumeurs se propagent beaucoup plus rapidement (Choi et al., 2020). Le vrai du faux est difficilement discernable d’autant plus que les théories complotistes sont souvent le reflet, déformé à l’extrême, de réalités existantes. Notons enfin que les pensées complotistes sont souvent révélatrices de « l’effritement de la confiance sociale dans un moment sociétal de défiance à l’égard des institutions et des mondes politiques » (Mazzocchetti, 2019), mais aussi, à l’encontre des médias publics et de certains intellectuels, décrits par les conspirationnistes comme les complices des chefs d’orchestre du complot à l’œuvre, parmi lesquels nos dirigeants sont régulièrement cités. 

Si, « avoir des doutes sur les discours dominants, souvent présentés comme unique vérité, n’est pas problématique en soi » (Mazzocchetti, 2019); en revanche, les thèses complotistes peuvent générer une série d’effets, voire de risques en termes de santé mentale et de mises en danger de soi et d’autrui, dont il est nécessaire de prendre la mesure. À titre d’exemple, dans sa vidéo présentée plus haut, Jean-Jacques Crèvecoeur incite ses auditeurs à sortir de chez eux en masse: « ça aurait comme avantage que la police et l’armée seraient débordée ». Il les avertit ensuite : « Un des scénarii possibles, si vous ne le faites pas, c’est qu’on vous promettra que vous pourrez sortir une fois qu’un vaccin sera trouvé et on vous imposera de vous faire pucer comme un bon citoyen. Les autres mauvais citoyens seront soit vaccinés de force, soit emprisonnés. J’en ferai partie ». Les thèses complotistes peuvent également inciter à un repli individualiste (chacun lutte pour sa survie), loin d’une pensée politique, alimentant des sentiments d’anomie, d’impuissance, mais aussi, dans certains cas, des passages à l’acte contre soi et/ou contre la société. Plus largement, ces théories nourrissent les logiques de défiance et d’incertitude qu’elles prétendent pourtant apaiser et, dans une logique circulaire, renforcent les clivages, les angoisses et les colères.  

Les enjeux face au déconfinement : quatre propositions concrètes

  • Il est donc indispensable de proposer une communication claire, cohérente, honnête malgré, voire d’autant plus, le caractère inédit de l’actuelle crise, en ayant conscience que les paroles pèsent et participent, à leur insu, à nourrir ce type de théories et, plus largement, les sentiments de défiance.
  • Dans le même ordre d’idées, il est indispensable de situer les propos rendus publics, d’énoncer leurs critères de validité, de diversifier les approches et d’associer les chercheur.e.s de diverses disciplines aux analyses et communications de crise et de sortie de crise.
  • Il importe de ne pas sous-estimer le rôle des rumeurs. Les rumeurs, une fois qu’elles circulent en grand nombre, deviennent anthropologiquement parlant, elles aussi, une vérité : elles affectent le social et ne sont pas totalement dépourvues de sens (Musila, 2017).  
  • Enfin, il est fondamental de reprendre le temps de la décision politique et d’assumer que si une question sur un sujet n’a pas encore été tranchée, aucune communication ne sera faite “en urgence” au risque de donner des informations contradictoires. Il est donc également important de sortir du rythme de l’urgence à tout prix et de présenter les décisions comme réfléchies.

Un texte de Jacinthe Mazzocchetti (professeure, UCLouvain), Antea Paviotti (FWO PhD fellow, UAntwerpen), Aurore Vermylen (FNRS PhD, UCLouvain) et Justine Vleminckx (FNRS PhD, UCLouvain), anthropologues 

Bibliographie

Bourseiller, Christophe, 2016, C’est un complot ! Voyage dans la tête des conspirationnistes, Paris, JC Lattès.  

Choi Daejin et al., 2020, “Rumor Propagation is Amplified by Echo Chambers in Social Media”, Nature Scientific Reports, 10:310.

Ledoux, Aurélie, 2009, « Vidéos en ligne : la preuve par l’image ? L’exemple des théories conspirationnistes sur le 11-Septembre », Esprit, vol. mars/avril, no. 3, pp. 95-106.

Liogier, Raphaël, 2015, « Recompositions religieuses dans un monde global théoriquement sécularisé », Histoire, monde et cultures religieuses, vol. 34, no. 2, pp. 131-146. 

Mazzocchetti, Jacinthe, 2019, « Théories conspirationnistes et mythe Illuminati. Enquête auprès de jeunes de quartiers précarisés à Bruxelles », Problèmes d’Histoire des Religions, 26, pp. 115-134.

Musila, Grace A., 2017 “Navigating Epistemic Disarticulations”, African Affairs, 116/465, pp. 692-704.

Nay, Olivier, 2020, “Virus et liberté”, AOC, 5 p.

Soteras, Eva, 2018, « Les enjeux politico-religieux du conspirationnisme à l’ère postmoderne », Sociétés, vol. 142, no. 4, pp. 7-18.

Taguieff, Pierre-André, 2006, L’imaginaire du complot mondial: Aspects d’un mythe moderne, Fayard/Mille et une nuit.