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Pandémie et tourisme de masse : les Tao face à des crises environnementales identitaires

Par Julien Laporte, doctorant en sciences politiques et sociales à l’Université Catholique de Louvain.

Avant même que la Covid-19 n’atteigne l’Europe, en janvier 2020, Taïwan décida de la fermeture de ses frontières internationales, créant ainsi une concentration inattendue de visiteurs sur le territoire des Tao. Depuis 2020, les membres de la communauté ne peuvent qu’observer les conséquences de ce tourisme de masse qui menace la population locale.

Pongso no Tao, qui se traduit par “l’Île des Hommes” en ciriciring no tao, la langue des Tao, est un archipel de 45 km2situé au sud-est de Taïwan. Également appelée l’Île aux Orchidées, ce territoire appartient aux Tao (Yami), une communauté autochtone dont les 5 000 âmes humaines sont réparties entre 6 villages côtiers qui vivent, pour la plupart, des activités ichtyologiques, agricoles et touristiques.  

Depuis la fin des années 1970, les Tao se battent contre des injustices environnementales de taille. Cherchant un lieu propice pour se débarrasser des déchets des centrales nucléaires situées sur l’île de Taïwan, le territoire des Tao s’est vu réquisitionné par le régime du président Chiang Ching-kuo (蔣經國), avec la participation du Conseil de l’Énergie Atomique (AEC) et de la compagnie d’électricité Taipower (Taiwan Power Company). Ayant obtenu l’accord des Tao, en prétendant qu’il s’agissait de la construction d’une usine pour faire des conserves de poisson, la construction de l’usine de stockage a été entamée et contient, à l’heure actuelle, près de 100 000 barils. Les Tao non seulement ne parviennent pas, malgré une lutte acharnée, à faire retirer de leur territoire ces déchets qu’ils associent aux anito, des esprits malfaisants, pire encore, ils voient, graduellement, les impacts de la présence de ces déchets : détérioration de la santé avec l’apparition de nouvelles maladies, extinction de certaines espèces de poissons, disparition progressive de crustacés. 

Usine de stockage de déchets nucléaires radioactifs sur la côte est de Pongso no Tao. Crédit photo : Julien Laporte, juin 2019.

N’oublions pas que les déchets nucléaires sont composés d’éléments radioactifs tels que le plutonium et l’uranium dont les temps de demi-vie sont, respectivement, de 24 000 ans et de 4,5 milliards d’années. Ajouter à cela la piètre qualité des barils provoquant des fuites récurrentes de matériel radioactif s’écoulant dans le sol et l’océan, et l’on obtient une crise environnementale des plus menaçantes. Bien que les Tao expriment leur mécontentement contre l’installation de cette entreprise coloniale, leurs appels restent tus et ils peinent à recevoir les compensations financières qui leur sont dues.   

Plus récemment, avec l’épidémie de la COVID-19 et la fermeture des frontières internationales, de nombreux adeptes de voyages à l’international (Japon, Philippines, Corée, etc.) se sont vus contraints de visiter l’intérieur du territoire, créant ainsi un déferlement de touristes vers les destinations les plus prisées, comme c’est le cas de Pongso no Tao. Attirant, chaque année, une centaine de milliers de visiteurs en quête d’ « exotisme » aux couleurs d’une eau cristalline, les Tao ont vu défiler plus de 220 000 touristes entre les mois de février et juillet 2020. Il va sans dire qu’une telle invasion a des répercussions tout aussi importantes sur l’environnement. Et ce fut le cas avec, entre autres, un blanchissement sans précédent des coraux, et une accumulation de déchets plastiques dépassant largement les capacités logistiques de la seule compagnie de traitement présente sur le territoire.

Pour les experts, le blanchissement des coraux serait associé à trois facteurs : i) une hausse anormale des températures, ii) l’utilisation de crèmes solaires avec des composés chimiques qui sont malencontreusement absorbés par les coraux et iii) l’évacuation des eaux usées domestiques dans l’océan. Le blanchissement des coraux de 2020 était extrêmement important, au point d’inquiéter les biologistes sur l’avenir de la faune et de la flore marines. Pour les Tao qui possèdent des savoirs écologiques marins pluri-générationnels, ce blanchissement est une réponse au changement des saisons. Un aîné me confiera : « Les coraux sont comme les arbres : en automne ils perdent leurs feuilles de la même manière que les coraux blanchissent. Dans quelques mois, ils reviendront à leur état ‘normal’ ».   

Pour ce qui est de la pollution plastique, avec deux tonnes de déchets produits quotidiennement pour une production annuelle de 1 500 tonnes de matières ne pouvant être ni traitées ni transformées, par manque d’installations adéquates, il est à craindre que la colline de déchets devienne montagne. Bien que le gouvernement ait pris certaines directives pour sensibiliser les touristes à leur impact environnemental, en les incitant vivement à quitter l’île avec un sac de bouteilles de plastique vides, l’impact général reste dérisoire. La ville de Taitung visant à réduire la quantité de déchets plastiques dans les usines de traitement, ceux de l’île de Pongso no Tao ne peuvent désormais plus être acheminés, par bateau, à Taidong, ce qui force les habitants à stocker. A cela s’ajoute une course au ciment avec des bâtisses et des chambres d’hôtes qui ne cessent d’émerger pour répondre à la demande. Ces maisons neuves ne possèdent toutefois pas les équipements nécessaires pour supporter un tel mouvement de population, n’ayant d’autres choix que de rejeter les eaux usées dans l’océan, participant à une pollution déjà bien présente. Considérant le développement effréné du tourisme sur l’île, les locaux se retrouvent contraints de devoir gérer de multiples problèmes, dont celui de l’approvisionnement en eau potable, acheminée par des centaines de mètres de tuyaux aux maisons depuis le sommet des montagnes.

Grillage installé pour protéger les bateaux des curieux. Crédit photo : Julien Laporte, décembre 2017.

Discutons maintenant d’une face encore plus sombre du tourisme, celui du comportement des visiteurs face aux différentes formes d’altérités. Dans leur « être-à-l’océan », les Tao comptent de nombreuses règles, que certains désignent sous le terme de « tabous ». Pour n’en citer que quatre, il est interdit pour les non-Tao, de toucher les bateaux en bois destinés à la pêche aux poissons volants ou de prendre des photos des poissons accrochés sur le rack, rarawan.  Pendant la saison du poisson-volant, il est également interdit de pratiquer la pêche sous-marine au harpon et l’été est marqué par une période de trêve pour la capture de crustacés. Ces règles de « bonne conduite » furent promulguées par le roi des poissons volants aux ailes noires, appelé mavaeng so panid aalibangbang. Afin de recevoir chaque année des poissons-volants dans les eaux de Pongso no Tao, les Tao doivent s’accorder les bonnes grâces des « êtres-d’en-Haut » en leur offrant les meilleurs aliments et en respectant les différentes règles. Avec un tel tourisme de masse, il devient impossible de sensibiliser et surveiller le comportement des touristes qui pourraient, par un geste inopportun, attirer le mauvais œil sur les propriétaires des bateaux. Ce qui arrive fréquemment est qu’en l’absence d’un contrôle plus restreint, des débordements et des abus se créent, comme en 2016 lorsque des Taïwanais ont eu l’idée d’offrir une location de jets skis aux touristes pendant la saison du poisson-volant, correspondant à la saison haute du tourisme. A la suite de tensions entre les pêcheurs et le propriétaire, les premiers accusant le dernier de perturber les poissons, l’affaire fut close, le propriétaire s’excusant pour son comportement, et les jet-skis renvoyés à Taïwan.         

Pour les Tao, la déferlante touristique amenée, indirectement, par la pandémie de la COVID-19, représente une opportunité en or pour les propriétaires d’hôtels et une menace plus ou moins latente pour l’ensemble de la population. Les habitants commencent à entrevoir les conséquences dramatiques d’un tourisme incontrôlable et incontrôlé, qui menace de crises écologiques, sociales, culturelles, identitaires les habitants de Pongso no Tao.

La question du ‘surtourisme’ Covid-19 est très peu documentée pour la simple et bonne raison qu’il s’agit d’une situation relativement peu connue ni commune. Son contraire a davantage fait couler d’encres, notamment en évoquant les conséquences désastreuses sur les économies locales. Les trois bateaux de 250 personnes qui débarquent chaque jour sur l’île de Pongso no Tao, ajoutés aux multiples aller-retours aériens transportant une vingtaine de personnes, apportent des touristes qui ne sont pas nécessairement conscients qu’ils débarquent sur le territoire des Tao. Bien que les locaux s’époumonent à essayer d’éduquer les non-locaux sur les règles à respecter, ils ne peuvent que baisser les bras devant une telle invasion. Il y a un besoin urgent d’un tourisme respectueux et durable qui est, selon moi, difficilement imaginable sans limiter d’abord le nombre de visiteurs. 

Julien Laporte est étudiant au doctorat en sciences politiques et sociales à l’Université Catholique de Louvain. Ses intérêts de recherche portent sur les relations interespèces humains/non-humains avec une place particulière pour les non-humains marins. Pratiquant la pêche sous-marine avec une communauté autochtone de Taïwan, il mobilise, entre autres, les anthropologies sous-marine et sensorielle pour tenter de comprendre les interactions entre les pêcheurs et l’océan.