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Comment les élites africaines légitiment leur pouvoir: l’importance de  la formation pour la branche africaine du Lions Club. 

par Jean-Frédéric de Hasque.

Le Lions Club International est une organisation implantée dans plus de 200 pays grâce à 45 000 clubs.  Le recrutement et la formation des membres sont des objectifs qui concernent tous les clubs pour accomplir les actions philanthropiques ou la récolte de fond (de Hasque 2017). Sans administration ni comptabilité gérée (bénévolement) par les membres, il serait impossible de mener à bien des  projets et d’utiliser à bon escient les sommes allouées à cet effet. Pour les Lions Clubs d’Afrique de l’Ouest, la formation des membres  revêt une importance particulière, c’est un enjeu stratégique à l’aube de la création de la branche Africaine du Lions Club. Pour atteindre ce but, qui se concrétise en mai 2019, les effectifs africains ont dû augmenter considérablement. Dans un pays comme le Bénin (où j’ai enquêté de 2010 à 2015) ceux-ci ont gagné 50 à 100 membres par an entre 2010 et 2015,  passant de 900 à 1500 membres, et devenant de cette manière un poids lourd du continent.

Le Lions Club International existe depuis 1917 et apparaît en Afrique après la seconde guerre mondiale. Les premiers clubs sont créés et dirigés par des européens mais intègrent rapidement, en Afrique de l’Ouest, la jeune élite locale. Les photos d’archives de l’époque en atteste. Néanmoins, cela ne représente que quelques centaines de membres par pays. Seule l’ Afrique du Sud se distingue par  un effectif très important dans les années 1970 et 1980, qui culminera à 4 000 dans les années 1990 et amorce ensuit un lent déclin (environ 2000 membres en 2019, d’après mes propres recherches de terrain).

L’essor du Lions Club en Afrique de l’Ouest commence timidement à cette même période, il coïncide avec les programmes d’ajustement structurel  (PAS) qui libéralisent l’économie et succèdent aux changements de régime politique dans de nombreux pays de la région. Les clubs deviennent des incubateurs d’une pensée de la libre entreprise, ce sont des lieux de réflexion politique.  A partir des années 2000, leur rôle politique consistera à créer une aire constitutionnelle regroupant tous les clubs du continent en leur donnant une dimension panafricaine ouvertement revendiquée par les plus hauts dirigeants. L’éducation sera un des outils de ce déploiement géographique en formant les nouveaux membres à la gestion de ces clubs de plus en plus nombreux.

L’expansion de la branche africaine implique de former les nouveaux venus et génère une charge de travail considérable qui renvoie une image positive des responsables africains jusqu’au Conseil d’Administration International, aux Etats-Unis. Ils démontrent ainsi leur savoir-faire, leurs compétences et font entendre leur voix, en tant que dirigeants issus des anciennes colonies, aux plus hauts niveaux. L’éducation devient un mode d’opposition et de résistance (Rancière 1995), elle améliore l’efficacité des clubs, attire de nouveaux candidats, les fidélise en leur proposant des activités, et prouve l’investissement concrets des dirigeants continentaux.   

Le programme éducatif consiste en un cours obligatoire destiné aux jeunes membres qui apprennent l’histoire du club et découvrent l’ensemble des tâches administratives hebdomadaires prestées par les clubs locaux qu’ils devront désormais accomplir collectivement, en aidant les anciens. Les autres formations et séminaires sont facultatifs, ils s’adressent aux membres aguerris et ambitieux qui briguent un mandat :  président de leur club, président d’un groupe de clubs (une zone) ou dirigeant national ou transnational (être « gouverneur » ou, mieux encore, « directeur international »). Ces membres très impliqués rêvent d’occuper des postes de commandement qui donnent du prestige, prouvent la capacité à diriger un groupe de centaines ou de milliers de membres. Durant ces formations spécialisées, ils apprennent à prendre la parole en public en anglais et en français, à réaliser des présentations interactives, à utiliser des statistiques pour vanter leurs résultats et convaincre l’audience. Ils s’entrainent à prévenir et gérer les conflits entre membres ou rédiger des projets d’aide à la coopération. Le programme éducatif du Lions Club couvre une large spectre, il conjugue des formations scolaires et historiques avec des séminaires dédiés aux techniques de management, tout en s’adressnt aux différentes tranches d’âges et générations de membres. 

Indirectement, le programme renforce la cohésion sociale entre les membres et donne confiance aux plus jeunes dépourvus du capital culturel détenus par ceux issus de la notabilité locale, médecins, magistrats, chef d’entreprises.   Pour les petits commerçants locaux nouveaux riches qui ont investi avec succès dans l’économie mondiale, fréquenter le club consacre leur ascension sociale mais est un acte intimidant. Les formations  donneront les clés du monde d’en haut, associant une maîtrise technique (administration, informatique) à une aisance sociale, langagière pour animer un collectif, se comporter lors de diners et accueillir des invités étrangers.

L’hôtel, le restaurant, la salle de réunion deviennent des salles de classes où les « Lions-formateurs » enseignent aux plus jeunes. Ces derniers apprivoisent les manières de faire de l’élite sociale, tandis que les seconds consacrent du temps pour le Club  qui reconnaît leur expérience alors qu’ils sont parfois déclassés dans le monde professionnel. L’association occupe une place centrale pour une classe sociale intermédiaire, celle qui peut se permettre de consacrer au minimum 300€ à 500€/an aux affiliations et cotisations diverses. C’est un lieu d’insertion ou de réinsertion.  Les membres  bénéficient mutuellement de leurs expériences respectives et leur réseau de club en profite pour se développer. Les nouveaux acquièrent une  distinction bourdieusienne et en rajeunissent les critères, apprenant aux aînés de nouvelles façons de tisser des liens, de faire des affaires, dictés par l’âge plutôt que le capital social ou culturel et que partagent d’ailleurs les enfants des anciens (de Hasque 2020). Les nouveaux riches consacrent  l’expansion de la branche africaine,  ils dirigent des réunions évaluées par le biais de rapports mensuels envoyés au siège international. En cas de bons résultats, ils graviront l’échelle hiérarchique et  rivaliseront ainsi avec leurs aînés qui les considèreront comme des pairs. 

En 2013, j’ai ainsi rencontré un membre peu instruit, intimidé, qui en  échange de son engagement et de son argent, essaiera d’intégrer le club qu’il estime devoir fréquenter eu égard à son ascension sociale. Il peine à s’exprimer en réunion ou lors de diner mais ne supporte plus les pratiques de ses anciens amis qui ne sont ni « amusante, ni digne de son  statut d’entrepreneur ». Avec difficulté, il apprend de nouveaux codes et participe à la transformation du « style du club » comme le déplore avec amertume certains membres conservateurs (de Hasque op.cit.). 

En analysant le programme de formation du Lions Club, l’objectif est de montrer que celui-ci ne repose pas seulement sur l’apprentissage de règles, de codes, où la maîtrise de techniques, mais aussi sur des compétences ne dépendant pas exclusivement de capitaux culturel et social élevé. Il faut faire preuve d’une aisance corporelle, de charisme, pour s’insérer dans un collectif où désormais l’âge prime. 

En conséquence, les lieux d’apprentissage se déplacent dans d’autres lieux, comme l’hôtel, le restaurant, la salle de réunion. Les enseignants sont des membres qui transmettent aux nouveaux membres un savoir à partir duquel ceux-ci génèrent de nouvelles compétences qu’à leur tour ils transmettront aux anciens, pour faire une mise à jour du club et de ses pratiques, au risque sinon de ne plus être un lieu attractif. 

Conclusion

L’éducation est, au même titre que le travail philanthropique, une clé de voûte du club. On peut même avancer que sur le continent africain, elle le surpasse car celui-ci est souvent organisé depuis le nord (de Hasque, 2018). 

Le programme de formation est au cœur des enjeux stratégiques de la branche africaine qui s’en sert pour s’émanciper, renouant avec les préoccupations des pères du panafricanisme tels W. E. B. Du Bois ou B. T. Washington qui considéraient les écoles comme les lieux desquels émergeraient des leaders noirs  capables de rivaliser avec les blancs (Marable, 1998).  

L’habileté des dirigeants du club est d’avoir converti l’éducation en prestations quantifiables au service d’une ambition politique. Ils  obtiennent une victoire symbolique (la création de l’Aire géographique) en utilisant des programmes de formations méritocratiques qui offrent une ascension hiérarchique à de nouveaux riches. L’on peut s’interroger sur la poursuite de ce projet et l’investissement dans la formation alors que les dirigeants ont atteint l’objectif de l’indépendance, en mai 2019. Que va-t-il se passer quand l’écolage ne sera plus le véhicule idéal pour entretenir la flamme de l’entrepreneuriat panafricain, lorsque que créer des intellectuels ne sera plus rentable? 

La question mérite d’être posée alors que les politiques éducatives des États se référent également aux statistiques et à la quantification des résultats pour décider des investissements, la conséquence en a été une perte de contrôle et de qualité de l’éducation (Charton 2015,  Fichtner, 2016). La recherche du  succès et de la performance ne doivent pas occulter le fait que ce dynamisme est le fait d’un petit groupe de leaders, attiré par le pouvoir plus que par  un investissement structurel pérenne à vocation sociale, éduquer les moins nantis.

Cependant, l’association élitiste privée montre l’importance de l’éducation,  particulièrement sur continent où la population est très jeune, rappelle qu’elle concerne de multiples domaines et tranches d’âges, et qu’elle est un outil de cohésion collective et pas uniquement un moyen de distinguer les plus méritants.

Les recherches de terrains ont été financées par deux bourses de recherches FNRS. Vous pouvez découvrir l’univers du Lions Club dans le film documentaire de 90 minutes « Les Lions » https://vimeo.com/168629615.

Bibliographie 

Charton, H. (2015). Penser la fabrique de l’école comme un objet politique. Politique Africaine3(139), 7‑21. https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2015-3-page-7.htm

de Hasque, J. F. (2018). La philanthropie du Lions Club béninois, des dons qui créent une inégalité entre donateurs. Dans J. F. de Hasque, C. Sappia, P. Chanial, & A. Caillé (Éds.), Anthropologie (s) du don (Revue du MAUSS éd., Vol. 52, p. 321‑330). La Découverte.

de Hasque, J. F. (2017). Le Lions Clubs au Bénin : un club caritatif qui pratique une liturgie à dessein politique. Social Compass64(2), 206‑219. https://doi.org/10.1177/0037768617697393

de Hasque, J. F. (2020). Transformation du profil sociologique des membres d’un cercle caritatif Analyse des critères de stratifications culturelles et sociales dans le contexte béninois. Recherches sociologiques et anthropologiques51(1), 105‑125. https://doi.org/10.4000/rsa.3953

Fichtner, S. (2016). La fabrique locale des statistiques scolaires. Acteurs, pratiques et enjeux dans une école primaire au Bénin. Revue d’anthropologie des connaissances2, 261‑278. https://www.cairn.info/revue-anthropologie-des-connaissances-2016-2-page-261.htm

Marable, M. (1998). Four Great American Leaders and the Struggle for Civil Rights. Penguin Books (First ed, Columbia University Press).

Rancière, J. (1995). La Mésentente. Gallilée.