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Organisation sociale par le coutumier droit d’eau de source à Ribeira da Cruz (Cap-Vert)

Au Nord-Ouest de l’île Santo Antão (archipel du Cap-Vert), Ribeira da Cruz est une vallée agricole montagneuse d’environ 400 habitants. Les activités sociales et économiques tournent autour du travail des cultures, l’irrigation, le ravitaillement des journaliers et la fabrication de l’eau-de-vie de canne à sucre.

L’irrigation y est opérationnelle grâce, d’une part, à l’eau de surface (nascente), la plus ancienne eau exploitée, et d’autre part, à l’eau pompée dans les nappes phréatiques (furo) depuis le milieu des années 1990.

Zone irriguée (regadio) à Ribeira da Cruz (août 2022) Copyright Justine Masseaux

Contrairement au furo, la nascente est une eau gratuite, et son strict droit d’usage se transmet lors de l’héritage des terres (parfois, par leur achat). S’y jouent des rapports de pouvoir entre celles et ceux qui ont accès à la terre et donc à l’eau nascente. Sa gestion individuelle est régie par le récit fondateur suivant :

« No inicio do mundo, au commencement [probablement entre la fin du 18ème et le milieu du19ème siècle], il y a eu les Lima, une famille juive portugaise qui s’est installée à Ribeira da Cruz pour exploiter les terres. Nho Lima/Mr Lima a eu avec son épouse, quatre enfants : José, Pedro, Ma Joana et Rosario. En-dehors du mariage, Nho Lima a eu une cinquième enfant, Mariana, mais qu’il n’a pas élevée. Lors de l’héritage des terres cultivables de Nho Lima, tous ses enfants, même Mariana, ont reçu à parts égales la terre, mais aussi l’accès à la nascente (droit d’eau[1]). Ainsi, chacun des 5 enfants devait recevoir 5 jours d’eau (part d’eau) qui composaient un cycle de 25 jours. Toutefois, puisque Mariana n’avait pas grandi en bénéficiant des mêmes conditions de vie que ses frères et sœurs, elle a reçu un jour supplémentaire d’eau en marque de reconnaissance. Depuis lors, le cycle d’eau est fixé à 26 jours (alçada) » (Récit raconté par différents agriculteurs lors de mes terrains en 2022).

De ce récit fondateur vient l’organisation temporelle de la répartition de l’eau d’irrigation. Continuellement, l’alçada – qui forme une chronologie agricole locale – démarre à 6h du matin dans le sens suivant : José, Ma Joana, Rosario, Mariana et Pedro.

Alçada, cycle d’eau continu.

Ainsi, les cinq jours (parts) d’eau de chaque enfant, et six pour Mariana, sont des repères temporels qui permettent aux héritiers de savoir à quel moment ils peuvent avoir accès à la nascente. Au fil des générations, les parts d’eau se sont rapidement morcelées, si bien qu’aujourd’hui, un héritier homme ou femme peut seulement recevoir 2 heures d’eau. Lorsque suite à un décès, l’eau est partagée à l’amiable par droit coutumier (récit fondateur des Lima), son droit d’usage, contrairement aux terres héritées, n’est consigné dans aucun document officiel mais assimilé.

Une agricultrice arrosant ses parcelles de bananiers lors de son droit d’eau (avril 2022) Copyright Justine Masseaux

Avec le récit des Lima, l’irrigation semble servir « de support à la mémoire collective, elle est un vestige de l’histoire de la société locale »[2]. À travers leur droit d’eau, les héritiers racontent leurs liens de parenté ainsi que les partages de terres entre les fratries. Ainsi, la distribution de l’eau en tant qu’action purement sociale reflète la logique d’organisation d’une société[3]. Les manières de gérer l’irrigation peuvent alors être envisagées comme une « matérialisation des rapports sociaux » ainsi qu’une « imbrication des domaines d’ordre social et technique »[4]. De sorte qu’à Ribeira da Cruz, le droit coutumier d’eau sur le cycle de la nascente organise la communauté des propriétaires fonciers et contraint leur agenda afin de conduire l’eau durant le créneau horaire défini oralement. Il s’agit d’un rendez-vous immanquable – l’eau comme un trésor – pour les cultivateurs dont la vie sociale s’aménage autour de l’alçada.

Masseaux Justine, doctorante aspirante FNRS 


[1] Pour une définition transdisciplinaire de l’irrigation et de ses droits d’usage, voir Aubriot et Jolly (Coord), Histoires d’une eau partagée, PU Provence, 2002.

[2] Aubriot O., L’eau, miroir d’une société, CNRS édition, 2004.

[3] Berque J., Structures sociales du Haut Atlas, PU Paris, 1955 ; Bédoucha G., Les liens de l’eau. En Brenne, une société autour de ses étangs, MSH, 2011 ; Leach E., Les systèmes politiques des hautes terres de Birmanie, Maspéro, 1972 ; Singleton M., Histoires d’eaux africaines, Academia, 2010.

[4] Aubriot, ibid.