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Incertitudes, « deuil anticipatoire » et traumas De la nécessité de penser le confinement au-delà de ses enjeux sanitaires et économiques

Un texte de Jacinthe Mazzocchetti (UCLouvain – LAAP), Florence Noël et Isabelle Loodts, initialement publié dans le rapport « déconfinement sociétal » sur cartaa academica.

Outre ses répercussions en termes économiques et sanitaires, la période de confinement a eu des effets psychiques négatifs, voire traumatiques. En plus des altérations dans le courant ordinaire des modes d’existence, nous voudrions ici pointer quelques enjeux, leurs répercussions et l’attention qu’ils demandent dans les perspectives de déconfinement.

De près ou de loin, nous avons tous été profondément affectés par la situation de pandémie. Parmi la population, de nouvelles catégories se sont fait jour, dictées par les statistiques de dangerosité du COVID19 autant que par la nécessité de protéger et de soigner les plus faibles. Le monde des travailleurs s’est divisé entre confinés et actifs, rejouant par ailleurs les diffractions de classe, de genre et de race structurant la société (Degrave, 2020 ; Timothy, 2020). Le monde des « inactifs » (enfants et étudiants, sans emploi, retraités) s’est bipolarisé, obligés d’être strictement séparés, les uns pouvant être vecteurs de la maladie pour les autres. Les personnes précarisées, hors de portée d’un État qui s’accommode depuis longtemps de leur gestion uniquement associative, ont été les grands oubliés des mesures prophylactiques, accroissant la pression notamment financière et morale sur les différents secteurs du travail social, mais aussi les citoyens déjà engagés à leurs côtés. Cette redistribution spatiale des relations a mis en exergue l’ensemble des fragilités préexistantes : personnes seules, foyers dépendants d’aides sociales… La fracture environnementale et urbanistique a révélé d’autres inégalités (surfaces d’habitation et privatifs aérés). La fracture numérique a invisibilisé une portion non négligeable de la population de tous âges, dont des élèves et leurs parents pourtant soumis aux mêmes injonctions scolaires, mais dans l’incapacité matérielle d’y faire face.

Les mesures, prises dans l’urgence sanitaire, l’ont été sans la nuance que requiert l’infinie diversité des situations. La fermeture de nombreux commerces de détail a pesé bien moins sur la désorientation des particuliers que l’inaccessibilité de la plupart des services à la personne et des soins et accompagnements médicaux et paramédicaux, psychologiques, psychiatriques ou sociaux. De là sont nées de nombreuses situations traumatisantes. En quelques heures à peine, chacun a dû anticiper et imaginer des solutions aux problèmes préexistants ou renoncer purement et simplement à l’essentiel. Personne n’a cessé d’être malade ou souffrant ni de déclencher une pathologie autre que le Covid, pourtant l’ensemble des services de soin a été restreint à des évaluations distantes, par téléphone, à des “tris” préventifs créant une situation sanitaire tendue et une comorbidité que des généralistes, impuissants, ont même appelée « dégât collatéral ». Mesurera-t-on le traumatisme de ces soignants (en hôpital, centre de revalidation, maison de repos et de soin, centre d’accueil de personnes handicapées ou en séjour psychiatrique), privés des moyens d’agir par absence de ressources, de matériels et de tests de dépistage ?

Alors que les fenêtres sur le monde se sont réduites quasi exclusivement à la télévision et aux réseaux sociaux, l’opposition entre le foyer confiné dans une fausse réalité protectrice, mis sous cloche, comme dans un Truman Show répliqué à l’échelle du monde, et l’omniprésence de la menace, sa méconnaissance et les injonctions contradictoires des autorités et experts sur la manière de se protéger (saga des masques), mais également l’atroce réalité des chiffres croissants de la contagion, des hospitalisations et des décès, a induit chez des personnes de tous âges des troubles du sommeil, de l’hypervigilance, une phobie des lieux publics et des troubles compulsifs de type hygiéniste.

Et après ?

Jamais dans l’histoire contemporaine, autant de gens, n’ont été privés de l’ensemble des libertés qui font leur humanité. Jamais, nous n’avons connu une restriction si absolue de nos droits fondamentaux. Pire encore, nous avons perdu le droit de manifester nos affections de manière physique en dehors du strict cercle familial et même les défunts ont perdu le droit à ce que leur volonté posthume soit respectée. Nous nous souviendrons de cela : nous avons accepté de renoncer à tout ce que nous avions de plus cher pour que le plus grand nombre survive. Nous avons fait le plus grand des sacrifices possibles à l’échelle des nations : remiser tous nos droits.

Dans ce contexte, redémarrer comme avant semble tout simplement criminel, car cet avant n’existe plus. Nos psychés, nos rapports aux autres, au monde, à l’avenir et de manière plus concrète, au travail, à la santé, à la famille, à l’éducation… sont profondément modifiés par le double vécu de pandémie et de confinement. Ce « sentiment d’insécurité générale » (Kessler in Beranito, 2020) est tel qu’il est encore aujourd’hui difficile d’en imaginer l’ensemble des effets. Sidérée face à ce qui arrive ou ce qui pourrait arriver, la société entière se retrouve emportée, comme l’expose Kessler, dans un gigantesque « deuil d’anticipation ». Les peurs et la situation d’incertitude empêchent de se projeter, de penser. 

Il est et il sera essentiel de reconnaître ce que nous avons traversé collectivement tout en tenant compte des singularités. Passer à côté des états traumatiques présents et post-traumatiques à venir, résultants non pas de fragilités individuelles, mais d’un trouble de société (Bacqué, 2003 ; Bibeau, 2010), et plus largement, des fatigues accumulées et des pertes de sens au risque de burn-out et autres maladies serait une erreur majeure ancrée dans une pensée court-termiste dont les conséquences ne pourraient que nous revenir en pleine figure, tel un boomerang. 

Il ne faudra pas en outre négliger l’éveil critique de la population. Tout le monde est touché dans sa chair, dans la chair de sa parentèle ou de son cercle affectif. La population se redécouvre en tant que corps social et se réinvestit dans le contrat qui lie chacun de ses membres à ce corps en augmentant sa vigilance sur un monde politique sommé de rattraper les manquements et de rendre des comptes au quotidien. Le déploiement de la pandémie, sa gestion, les tâtonnements du monde politique sont venus révéler des troubles sociétaux, accentuer des failles, creuser les inégalités, renforcer les précarités, nourrir les sentiments de défiance. Tout cela aussi devra être guéri, et non pas seulement les corps. Tout cela aussi devra être entendu, et non pas seulement le besoin de relance économique, au risque qu’il ne se fasse, une fois encore, aux dépens des plus précaires, obligés d’aller travailler « comme avant », des plus résilients aussi, mais pour encore combien de temps, en renfort des privilèges de certains, et en abandon de parts de plus en plus conséquentes de la population.  

Quelques enjeux de la phase de déconfinement 

Bien que diffuse, la conscience profonde d’un bouleversement radical rend le « comme avant » inenvisageable. Pour qu’ils puissent être porteurs de résilience, les processus de déconfinement ne pourront être pensés dans le déni des profondes perturbations vécues par le corps social. Les personnes avec qui nous avons pu discuter, mais aussi les services sociaux et de soin, sont unanimes sur les dégâts majeurs subis par les populations, les plus précaires en particulier, et, sur les “bonds en arrière” en matière de soins, d’aides, d’intégration, d’inclusion… 

Par ailleurs, durant ces semaines confinées s’est développé dans de nombreux milieux et secteurs, le sentiment que tout cela n’aura pas été vain si le monde d’après s’en trouve transformé, les enjeux de justice sociale et d’écologie enfin entendus à leur juste mesure. Ce sursaut d’espérance est assorti ceci dit de la crainte du retour du statu quo, alimentée par les premières initiatives gouvernementales pour esquisser les stratégies du déconfinement, et notamment la constitution d’un groupe d’experts parmi lesquels aucun ne semble avoir été choisi pour intégrer à ces réflexions les thématiques abordées ici. La question du sacrifice des libertés, mais aussi de la santé pour les travailleurs/travailleuses de nombreux secteurs (soins, alimentations, travail social…), assortie des diffractions de genre, de classe et de race est d’autant plus prégnante qu’une part importante de la société civile, préalablement engagée dans la défense de ces droits, s’est soit trouvée confrontée en première ligne aux conséquences de cette crise, soit trouvée privée des moyens traditionnels de manifester collectivement ses réflexions et revendications. Tous et toutes espèrent être entendus et reconnus dans leur « don de soi » qui aura permis à la société de se maintenir. 

Enfin, si la crise a révélé que les secteurs de la santé et de la recherche, sous-financés, graduellement privatisés, sont centraux quant au bon fonctionnement de notre société, il en est de même pour les secteurs sociaux, tout aussi épuisés, mais aussi culturels, souvent sacrifiés en cas de crise. La créativité des artistes a joué un rôle clef pendant le confinement, et elle sera davantage nécessaire encore dans cet “après” qui s’annonce. Garantir des subsides et favoriser les emplois dans ces secteurs sera un vecteur de résilience indispensable pour la population qui refuse d’être réduite à sa seule dimension biologique et espère voir reconnues ses aspirations sociales, culturelles et politiques. Il faudra réparer, nourrir, mais aussi imaginer, créer, mettre des mots, métaboliser, faire récit, penser ensemble ce qui nous est arrivé (Grard, 2019). Toutes trois autrices, nous connaissons le pouvoir des mots, leur nécessité pour saisir le monde et s’y inscrire de manière à la fois sensible et citoyenne. 

Bibliographie 

Prenant appui sur nos expertises académiques (anthropologie, archéologie et histoire), mais également artistiques (réalisatrice et autrices), cet article est par ailleurs le résultat d’une enquête qualitative auprès de parents, d’étudiants, de travailleurs précarisés, de collectifs d’artistes, de collectifs d’enseignants, de personnes en demandes d’asile et sans papiers ainsi que de vingt entretiens semi-dirigés avec des responsables de différents secteurs du travail social et de la santé mentale (Ligue Bruxelloise de la Santé mentale, Croix-Rouge, Asbl Miroir Vagabond, Asbl FEDER, Asbl L’autre Lieu, CRI, CPAS…).

Bacqué, M.-F., 2003, « Deuil post-traumatique et catastrophes naturelles », Études sur la mort, vol. no 123, no. 1, pp. 111-130.

Bibeau, G., 2010, « Quel humanisme pour notre âge bio-technologique ? L’anthropologie, horizon nécessaire de l’anthropologie médicale », Anthropologie & Santé [En ligne], 1 

Berinato S., 2020, “That Discomfort You’re Feeling Is Grief”, Harvard Business Review.

Degavre F., 4 avril 2020, « Coronavirus: pourquoi les « métiers féminins », si essentiels dans la lutte contre le Covid-19, sont-ils sous-valorisés ? », Rtbf info du 4 avril 2020.

Grard C., 2019, « Expressions artistiques, mémoire d’une histoire traumatique et interpellation politique », Babel, 40, 77-93.

Timothy, R. K., 6 avril 2020, “Coronavirus is not the great equalizer — race matters”, The conversation.

Crédits images 

Homme sur un banc: Image par Arek Socha de Pixabay

Balançoire: Image par newinsight2life de Pixabay

Petite fille: Image par Ulrike Mai de Pixabay