Antoine Laugrand « Des nomades à l’arrêt » Corps, lieux et cosmologie des Blaan de Malbulen (Philippines)
Un livre Antoine Laugrand dans la collection « Anthropologie propective » (éditions Académia).
Antoine Laugrand est doctorant, membre du Laboratoire d’anthropologie prospective à l’UCLouvain. Il mène des recherches sur les savoirs des montagnards aux Philippines et les relations qu’ils entretiennent avec leur environnement et leurs non humains. En tant que co-éditeur il a travaillé sur une série Verbatim de douze livres bilingues sur les savoirs des Ibaloy, des Blaan et des Alangan (https://pul.uclouvain.be/collection/?collection_id=116). Il a également publié comme auteur et co-auteur des articles sur les rituels, les chevaux, les oiseaux et les serpents, les chauves-souris, et les cochons dans des revues canadiennes, hollandaises, françaises, anglaises, philippines, et japonaises.
Comment une société nomade et sans chef se transformerait-elle si, plutôt que de pratiquer la chasse et la vendetta, elle se mettait à cultiver du riz, du maïs et du café, à occuper un territoire, et à s’organiser sous la tutelle de l’État ? L’auteur a suivi la trace des Blaan de Mindanao (sud des Philippines) et marché avec eux pendant plus de dix mois pour tenter d’y répondre.
Des montagnards en cavale
Il y a encore moins d’un siècle, les Blaan habitaient les plaines et les collines de l’île de Mindanao, côtoyant une foule d’autres groupes. Il y a quatre-vingts ans, suite à l’immigration de populations sédentaires invasives, et l’insertion coercitive de l’État punissant les pratiques des Blaan jugées violentes, de nombreuses familles ont dû prendre la fuite. Cherchant les lieux les plus difficiles d’accès, des petits groupes de Blaan ont remonté les rivières menant dans le cratère inhabité de Malbulen. Ils se sont installés de manière dispersée au sein de ces montagnes hautes de 800 à 1200 mètres, leur permettant de tout voir et tout entendre. Malgré leurs efforts pour se cacher, l’État les a retrouvés et, s’il leur a octroyé un territoire ancestral, il leur a aussi imposé une structure administrative et légale, introduisant des services publics comme l’école, les soins, et la police.
Avec l’arrivée de l’État, de nouveaux enjeux ont fait surface. Ces montagnes sont d’abord l’objet de convoitise de la part de politiciens qui cherchent à s’approprier les territoire et les ressources des Blaan. Ce climat conflictuel est aggravé par la présence des New People’s Army (NPA), des rebelles maoïstes, appelés localement les landè kitut « sans fesses » (car ils vagabondent et ne s’assoient jamais), en guerre ouverte contre le gouvernement depuis les années 60. Ils se cachent dans les montagnes, endoctrinent et recrutent les autochtones pour combattre l’État. Des militaires patrouillent les villages et la forêt pour débusquer les rebelles et s’assurer de la collaboration des habitants. Par la force des choses, les Blaan se retrouvent donc à l’arrêt dans ces montagnes, dans une posture mi-sédentaire, mi-nomade ; ils sont également aux arrêts, entre un tir croisé d’une guerre qu’ils n’ont pas demandée.
Devenir cartographe pour être anthropologue
Pour saisir ces enjeux spatiaux et politiques, l’auteur a co-créé une carte participative avec les Blaan de la région. S’équipant d’un GPS, d’un appareil photo, d’un crayon et d’un carnet, il a cartographié toute la région en marchant avec des Blaan. Chaque lieu a été géoréférencé, photographié, et dessiné sur une grande toile. Ces toponymes ont constitué l’entrée du chercheur sur son terrain, lui permettant d’observer cette société à partir de leur propre perspective de l’espace.
Figure 2. Carte participative toponymique de l’espace des Blaan de Malbulen.
Comment nomme-t-on un lieu? En trois générations, les Blaan ont nommé l’intégralité de leur territoire, associant chaque lieu à un évènement du passé, souvent lié à une histoire personnelle ou à un mythe qui précède l’arrivée des Blaan, comme s’ils avaient en quelque sorte toujours vécu dans ces montagnes. Ces récits sont la plupart du temps liés à des contacts avec des non humains qui expliquent la configuration de l’environnement, ou des relations que les humains doivent entretenir avec eux. Sans définir de frontières, ces toponymes évoquent la présence de monstres malveillants qu’il vaut mieux éviter et ruser, ou d’esprits maîtres des lieux qu’il faut amadouer et respecter. Ces enseignements transmis par les toponymes expliquent aux jeunes générations les comportements et gestes à réaliser pour circuler en sécurité.
Des occupants qui ne possèdent pas la terre
Pour les Blaan, les humains ne peuvent pas posséder la terre. Ce rôle est attribué aux fun, littéralement appelés des esprits possesseurs. Dans cette logique, les humains se considèrent comme des occupants, obligés de solliciter les possesseurs des lieux pour passer ou traverser une rivière, prélever des ressources comme du bois ou du gibier, ou encore construire une maison. Pour réaliser ces demandes, les Blaan offrent nourriture et richesse à ces esprits. Si ces derniers refusent –par l’intermédiaire de certains oiseaux, serpents et petites bestioles qui apparaissent subrepticement au détour d’un chemin ou se font entendre dans la forêt–, les humains se voient contraints de reporter leur projet, d’emprunter un autre itinéraire, ou tout simplement de s’installer ailleurs.
Dans cette conception, les Blaan demeurent des nomades qui ne peuvent utiliser la terre et ses ressources sans tisser de lien avec les êtres non humains qui co-habitent dans les mêmes espaces. L’expérience des sens est primordiale pour communiquer avec eux, et personne ne saurait se soustraire à leurs règles sans en subir des conséquences graves.
Figure 3. Fun keyu. Possesseur de l’arbre.