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Le maraîchage biologique sur petite surface en 5 objets

Le maraîchage biologique sur petite surface est un métier complexe. Il l’est d’autant plus lorsqu’il est pratiqué au sein d’une coopérative. A travers cinq objets, je vous propose de découvrir la vie d’une petite coopérative de 6 maraîchers située en région wallonne et cultivant un peu moins 1,5 hectares selon les principes de l’agroécologie. 

OBJET 1 : Le plan de culture 

Tout d’abord, le plan de culture.  Au sein de la coopérative, la totalité de la saison de production est résumée à travers un document appelé le « plan de culture ». Celui-ci reprend, sous forme d’un tableau EXCEL les différents jardins de la coopérative, les différentes serres et, à l’intérieur de ceux-ci, les différentes planches, à savoir des bandes d’un mètre à un mètre trente de large consacrées à la culture d’une seule variété de légumes. Le plan de culture indique l’occupation des différentes planches en fonction du moment de l’année. Il prend en compte à la fois l’estimation des besoins de production pour les différents canaux de vente et la capacité de travail des différents coopérateurs et stagiaires. C’est une tentative de planification des différentes cultures tout au long de l’année. Tentative, car les imprévus  sont monnaies courantes et vont venir en permanence perturber la réalisation de cette planification idéale. Un printemps trop pluvieux qui entraîne une surcharge de limaces qui viennent dévorer les jeunes plants de courge, une planche de carottes dont les jeunes pousses ont toutes disparues, peut-être grillées par une chaleur excessive, une planche de tomates malades, une surproduction de courgettes, une planche trop humide pour permettre le travail de la terre … Tous ces évènements où la réalité va imposer sa marque relativisent le contrôle qu’on peut avoir du vivant dans un contexte où on ne dispose pas des recettes standardisées de l’agriculture conventionnelle. L’implantation des cultures diverge donc toujours de la planification. Quand cette divergence se fait trop importante, le plan peut être amendé en cours de saison. 

Cela illustre le jeu complexe auquel doit faire face le maraîcher pour s’adapter aux circonstances, aux aléas du vivant. Le sociologue hollandais, Jan Douwe van der Ploeg, parle de co-production avec la Nature (Douwe van der Ploeg, 2014, p. 52).  Catherine et Raphaël Larrère distinguent d’ailleurs les « arts du faire », que sont par exemple les « arts et métiers de l’artisanat, (…) des manufactures et de l’industrie » et les « arts du faire avec » qui consistent « à infléchir des processus naturels pour se procurer des biens » ou à « utiliser des animaux domestiqués ou des objets techniques mus par des forces naturelles » (Larrère et Larrère, 2015, p. 176). Pour eux, ces « arts du faire avec » relèvent du « pilotage », à savoir « une démarche attentive, empirique et précautionneuse, si sensible au contexte de production qu’elle doit toujours être adaptée et n’est guère reproductible à l’identique » (Larrère et Larrère, 2015, p. 183)  C’est bien dans ce type de démarche empirique, de rapport au monde et au réel, que sont engagés les maraîchers de cette coopérative. C’est à travers la confrontation au réel qu’ils développent leurs savoirs et adaptent le plan de culture année après année. On n’est pas très loin de l’idée du « faire » présente chez Tim Ingold pour qui « celui qui fait » est 

« quelqu’un qui agit dans un monde de matières actives. Ces matières sont ce avec quoi il doit travailler et le processus de fabrication consiste à « unir ses forces » aux leurs, les rassemblant ou les divisant, les synthétisant ou les distillant, en cherchant à anticiper sur ce qui pourrait émerger. (…) Bien que le fabricant ait une forme à l’esprit, ce n’est toutefois pas elle qui crée l’œuvre: cette dernière résulte plutôt de l’engagement du fabricant avec la matière elle-même» (Ingold, 2017, pp. 60-61). 

Objet 2 : le local à outils

Le local à outils permet également de souligner la complexité du métier. Avec 50 variétés de légumes qui doivent être accompagnés tout au long de leur vie, les techniques, les savoirs et les savoir-faire sont multiples. Un plant de tomate va par exemple demander un semis en couche chaude ainsi qu’une protection contre les courants d’air froid qui perturberaient la croissance de la plante. Il devra ensuite être transplanté avec une dose d’engrais dans un sol suffisamment meuble et abondamment arrosé afin de susciter la croissance des racines en profondeur. Il devra être tuteuré, égourmandé durant toute la saison afin de concentrer l’énergie de la plante dans ses fruits. Ceux-ci devront être cueillis sans blesser la plante et transportés dans des caisses modérément chargées pour éviter un écrasement. De plus, lors des récoltes, il faut anticiper le rougissement de la tomate car une tomate orangée sera peut-être trop mure lors de la récolte suivante une semaine plus tard.  La vigilance est grande dans l’observation de potentielles maladies qui pourraient rapidement se propager de plantes en plantes. Et chaque légume amène son jeu d’actes techniques et d’observations pour l’accompagner tout au long de sa vie.  

Le choix de l’outil pour un travail, comme par exemple le désherbage, se fait à nouveau en concertation avec le réel, en fonction de la situation du terrain, de la texture du sol, de la croissance de la plante. Si une binette est relativement passe-partout pour un désherbage, une fraiseuse-sarcleuse est parfois plus efficace, mais celle-ci, plus encombrante, pourrait abimer la plante.  Et il ne s’agit ici que de la complexité au champ. L’art du maraîcher va aussi se traduire dans la recherche et la mobilisation de différents canaux de vente pour écouler des surproductions, l’encadrement des stagiaires, la communication, la collaboration avec d’autres maraîchers pour assurer une offre suffisante lors des marchés, la communication avec les coopérateurs-consommateurs, … 

Objet 3 : l’étiquette de prix

Il s’agit de l’étiquette de prix d’une tomate vendue sur le marché. A la coopérative, le prix d’une tomate varie entre 3,80 euros du kilo pour une tomate hybride et 5,80 euros du kilo pour une tomate ancienne. Par son prix, la tomate interroge l’environnement économique dans lesquels produisent les maraîchers. Car une tomate n’équivaut pas à une autre tomate. Et même dans une production alternative, le prix des fruits et légumes reste connecté aux prix dans la production conventionnelle auxquels on attribue un facteur de multiplication. Ainsi, la coopérative applique un facteur de multiplication aux prix pratiqués par un grossiste bio car les marchés sur lesquels les maraîchers  proposent leur produits vont aussi être occupés par des revendeurs de produits bio qui pratiquent les mêmes marges. 

De plus, les prix sont également contraints par l’imaginaire du coût de la nourriture qui est diffusé par la grande distribution. Avec des tomates parfois vendues à 99 cent du kilo, proposer des tomates à 3,80 euros du kilo pour les hybrides, ou 5,80 euros du kilo pour les variétés anciennes, peut paraître insensé.  Les maraîchers, malgré une production alternative, se retrouvent donc en compétition avec les systèmesconventionnel ou bio à grande échelle, plus subsidiés et  plus mécanisés. 

Mais ce prix de la tomate  interroge également le public à qui celle-ci est destinée et les maraîchers sont pris dans la tension de vouloir vivre de leur métier tout en restant accessible au plus grand nombre et ne pas produire pour une niche isolée de personnes privilégiées. La question du prix est donc aussi totalement liée à la question de l’identité des producteurs, à l’idéal qui a conduit ces nimaculteurs, des agriculteurs Non Issus du Milieu Agricole (Sinaï, 2013), à leur reconversion. Car, sur les marchés, les maraîchers de la coopérative sont là surtout en tant que producteur, et non simplement comme vendeur. Certes des produits sont issus de l’achat à d’autres producteurs , pour présenter une offre plus attrayante aux clients et augmenter les rentrées, mais quand la production propre vient à manquer, cela impacte le plaisir du marché et l’identité même du producteur. Ainsi, une production estivale de tomates inférieure aux prévisions  a rendu la vente  moins intéressante tant pour les clients que pour les producteurs. Pour ceux-ci, vendre uniquement les produits des autres, ce n’est pas le métier recherché . Et pour les clients, ce qui est recherché va souvent au-delà de simples produits pour remplir son assiette avec une attention particulière sur la provenance du légume voire même son histoire. Cela se ressent à travers la fidélité des clients au marché ou l’engagement des abonnés au système de paniers qui paient parfois d’avance pour une année entière de consommation. 

Donc derrière cette simple question du prix se retrouve de multiples dimensions interrogeant la possibilité pérenne d’une production alternative dans un environnement économique très compétitif, avec en filigrane la question des subsides à une agriculture qui voit chaque jour trois exploitations agricoles fermer leur portes en Belgique  au profit d’exploitations agricoles de plus en plus grandes. 

Objet 4 : une table

La table symbolise les réunions régulières qui se tiennent à la coopérative. Il s’agit de régler des questions techniques qui vont souvent au-delà de la technique : doit-on traiter une maladie ? enlever simplement les plants, abandonner la planche ? La réponse varie en fonction des sensibilités et du sens que l’on met à « la protection de l’environnement ». Il s’agit bien sûr de parler de la gestion quotidienne de la coopérative mais, pour que cela fonctionne, les échanges vont bien plus loin que dans une réunion de travail classique. Une grande partie des réunions est consacrée à la météo intérieure d’une part, pour exprimer comment on se sent le jour de la réunion, et au feeling d’autre part, pour exprimer comment on se sent dans le projet. Se sent-on écouté ? Est-ce qu’on s’y retrouve ? Se sent-on bien dans le groupe, … Un temps est ensuite consacré à une « levée de tension » durant laquelle chacun peut exprimer librement un ou plusieurs éléments qui provoquent chez lui une tension. Cela peut-être une négligence dans le tri des déchets, cela peut-être une incompréhension entre deux membres de la coopérative.  C’est un échange de paroles franches, cash, dans un espace où tout doit pouvoir être dit et entendu afin que cela libère l’espace de travail de ces tensions. Pour qu’un projet coopératif avec une dimension horizontale forte fonctionne réellement, cette dimension ne doit pas être négligée. Et au-delà des légumes, cette manière de fonctionner où on tente de prendre soin, autant que faire se peut, des autres, interroge le monde du travail hiérarchique et la notion de ressources humaines, mot passepartout mais scandaleux selon Mike Singleton dans l’assimilation qu’il produit des humains à des ressources, interchangeables et exploitables (Singleton, 2015). 

Enfin, pour le cinquième objet, je voulais vous parler des caisses bleues. Ces caisses sont omniprésentes et standardisées dans la production et la circulation des fruits et des légumes dans le Bénélux. Elles permettent la circulation des légumes du champ au dépôt et du dépôt vers les marchés mais également entre différents producteurs. Elles soulignent, comme mentionné plus tôt, que les maraîchers de la coopérative travaillent dans l’environnement général de la production maraîchère, alimentaire, ce qui les connecte à des producteurs plus conventionnels.  Mais elles incarnent également le réseau de producteurs avec qui travaillent les membres de la coopérative et qui sont eux aussi engagés dans une optique commune d’agriculture durable. 

Un article de Nicolas Loodts, doctorant au LAAP, boursier FRESH

Bibliographie

DOUWE VAN DER PLOEG J., 2014, Les paysans du XXIe siècle. Mouvements de repaysanisation dans l’Europe d’aujourd’hui, Paris, Editions Charles Léopold Mayer. 

INGOLD T., 2017, Faire – Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture, Bellevaux, Dehors. 

LARRERE C. & LARRERE R., 2015, Penser et agir avec la nature, Paris, La découverte. 

SINAÏ A., 2013, « Les non-issus du monde agricole pourraient créer des milliers de microfermes périurbaines », La Revue durable, N°50 : pp. 41-42, [En ligne]  

SINGLETON M., 2015, Séminaire d’enquête ethnologique (LANTR2000), Notes de cours personnelles de N.Loodts, UCL, Année académique 2014-2015 

Toutes les photos sont de l’auteur.