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L’économie des grands barrages (Ziga) L’invention d’une paysannerie sans terre au Burkina Faso

Romaine Konseiga. Docteur en anthropologie de l’université catholique de Louvain. Membre du Laboratoire d’anthropologie prospective.

Cet article présente un aperçu de ma thèse de doctorat, défendue en décembre 2020, au laboratoire d’anthropologie prospective (LAAP) de l’Université catholique de Louvain (UCL). Elle est intitulée : « Le barrage de Ziga et l’invention d’une paysannerie sans terre au Burkina Faso ». Elle est le résultat d’une recherche de plusieurs années, réalisée à partir d’une immersion dans les villages environnants du barrage de Ziga, situé au cœur du plateau central mooga du Burkina Faso.

La zone du barrage de Ziga avec les villages de l’étude (Byl & Konseiga, QGIS 3.10, 2020.

Cette carte présente les villages riverains du barrage; la route principale de désenclavement réalisée par le projet Ziga. Elle indique les villages où résident des chefs de villages et ceux des maîtres de terre qui ont participé à l’étude

Cette recherche a mis en lumière le processus de dépossession et d’appropriation des terres paysannes par l’État et les élites locales et nationales. Dans cet article, je vous invite à découvrir les transformations de la société moaga induites par la présence du barrage de Ziga, mis en service au début des années 2000.


Le Burkina Faso, pays des barrages

Le barrage de Ziga

Avec plus de 1.400 réservoirs d’eau répertoriés, le Burkina Faso est appelé au Sahel : « le pays des barrages » (Nombré, 1995; Venot et al., 2011). Ces réservoirs se distinguent entre les petits et les grands ouvrages.

Avec des hauteurs de moins de dix mètres et une capacité de stockage de 4 à 10 millions de m3, les petits barrages sont édifiés dans de nombreuses localités du pays. Répondant à une demande à la fois économique et sociale, gérés par la population locale, celle-ci en bénéficie directement. Dans cet environnement sahélien, parfois dégradé, ces barrages représentent une source déterminante de la production économique (réservoir d’eau pour le bétail, cultures maraichères, approvisionnement de la nappe phréatique). Ils sont au cœur de la sécurité alimentaire et de la stabilité sociale et culturelle.

Il en est autrement des grands ouvrages hydrauliques, avec des capacités de stockage de centaines de millions de m3 d’eau. S’ils présentent de grands enjeux nationaux, ils ne répondent pas de manière avantageuse aux attentes des populations situées dans les zones d’implantation des retenues d’eau. Ils sont construits pour un transfert rural urbain (Newborne, 2015), prioritairement destinés à la population urbaine, notamment celle de la capitale. Ils émanent de choix politiques discutés et décidés à des échelles nationales, sinon internationales, distinctes de ceux où les conséquences sont ressenties et vécues (Olivier de Sardan,1995). Situé dans le voisinage de Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso, le barrage de Ziga rentre dans cette vision de projet « transfert rural urbain ».


La dés-identification des déplacés du barrage

La construction du barrage de Ziga et surtout la mise en eau ont entraîné l’éviction de villages et de quartiers de villages, autant de personnes qui ont dû quitter leurs terres ancestrales. La population paysanne déplacée a tout perdu : les riches bas-fonds du fleuve Nakanbé, les terres de culture et d’habitation, autant de patrimoines fonciers lignagers coutumiers, sans parler de liens chtoniens (dont ceux qui lient les vivants aux ancêtres), avec la médiation cruciale, demandée par les humains, sur les autels de terre. Ces éléments de la vie rurale furent irrémédiablement immergés, par la mise en eau du barrage en 2000.

Ayant été déplacées et déracinées des terres de leurs ancêtres pour être réinstallées ailleurs, ces familles paysannes ont perdu leur statut foncier, c’est-à-dire la possibilité d’accéder à leurs terres, à la faveur de droits d’usage coutumier, mais aussi leur identité. Ils sont devenus des « étrangers » chez eux, malgré le peu de distance parcourue et l’appartenance aux mêmes référentiels culturels et linguistiques. Ces déplacés chez eux se retrouvent en situation d’insécurité foncière, dépendants de leurs hôtes et vulnérables. « Étrangers utiles » ou « déplacés encombrants », ils ont été utilisés au gré des négociations et des ruses des différents acteurs ou par certains chefs coutumiers, pour faire de la « territorialisation » par la valeur foncière ajoutée par la retenue d’eau qui rend les terres désormais convoitées.


Le barrage, facteur de transition foncière

La particularité de Ziga tient à la valeur foncière ajoutée par la retenue d’eau. Les terres sont désormais convoitées. Elles entrent dans un processus d’accaparement par des investisseurs privés nationaux. Le phénomène s’accentue par le désir d’enrichissement de jeunes paysans, poussés par la dynamique capitaliste qui transforme la terre en un bien marchand. Alors, ils vendent aux plus offrants l’accès à la terre de leur segment de lignage. Ce processus conduit à l’émergence d’un marché foncier. Il se déploie avec l’effondrement de l’accès coutumier à la terre, dynamisé par les logiques d’accumulation. Il trouve un écho favorable auprès des élites administratives, politiques, religieuses et économiques et conduit à la spéculation foncière. L’émergence du marché de la terre rurale conduit à l’effondrement d’un mode de vie, marqué par l’invention de nouveaux pauvres. « Les paysans sans terre » constituaient un phénomène inconnu dans cette partie du Burkina Faso.

La zone rurale de Ziga se situe dans l’orbite du projet d’agrandissement de la ville de Ouagadougou. Le futur « grand Ouaga » exacerbe toutes les spéculations foncières. Il participe directement à la création d’une paysannerie sans terre et à la montée de l’insécurité économique, sociale, culturelle. Des zones traditionnellement cultivées passent aux mains d’acteurs extérieurs à la paysannerie moaga. Le processus est favorisé par l’institution de la propriété foncière privée et l’investissement d’agrobusiness-men, rendu possible par les textes de la Réorganisation agraire et foncière de 1996, corroborés par la loi de 2012.



Le mouvement des « enclosures » dans la zone de Ziga

Les paysans ayant vendu leur patrimoine foncier se trouvent dans une situation de précarité. Désormais sans terre, ils réalisent finalement que cette transaction foncière est un marché de dupe. Alors qu’en manière foncière ils valorisent l’entraide et les « relations de tutorat », avec la sécurité sociale que représente l’institution d’un capital social, les acquéreurs valorisent la transaction financière ponctuelle, opposée aux relations interpersonnelles, c’est-à-dire des rapports désencastrés des obligations sociales. Les nouveaux propriétaires fonciers créent de la distance, avec les anciens détenteurs, pour éviter toute sollicitation ou redevabilité ; s’observe alors un mouvement « d’enclosure » (Polanyi & ali., 2009). Des barrières faites de haies, de graminées, de briques, de grillages fleurissent. Elles marquent les frontières physiques et sociales entre les terrains privatisés et les champs des paysans. La clôture signe une mutation foncière. Elle déstructure le mode de vie paysan, les solidarités, les liens entre les générations, les relations de voisinage et favorise l’émergence de nouvelles insécurités.

Enclosure végétale d’un terrain autour de Ziga
 
La privatisation de terres paysanne :
enclosure en briques et fil barbelé

Déshumanisation de la paysannerie moaga

Pour la population rurale de Ziga, la perte de terres conduit à la déshumanisation, par la disparition de son mode de subsistance. La paysannerie se retrouve sans son principal outil de production. Le processus s’accompagne de l’effritement du sujet politique lorsque le « je » inhérent à la civilisation moaga s’étiole, avec la perte de l’habilité agricole, de l’hospitalité lorsque la possession de terres rimait avec son partage.

Bibliographie

NEWBORNE, P. (2015). Investissements et Répartition des Ressources en Eau au Burkina Faso. Etude préliminaire sur l’arbitrage urbain-rural. Rapport d’étude Recherche pour un avenir résilient aux changements climatiques, PRESA, 60p.
NOMBRE, A. (1995). La sécurité des barrages au Burkina Faso. Ouagadougou, S. A., 59p.
OLIVIER de SARDAN, J.-P. (1995). Anthropologie et développement : essai en Socio-anthropologie du changement social, Paris, Karthala / ORSTOM, 221p.
POLANYI, K., DEMOND, L., & al. (2009). La grande transformation : Aux origines politiques et économiques de notre temps (Français). Gallimard, 476 p
VENOT, J.-P., & Cecchi, P. (2011). « Valeurs d’usage ou performances techniques : comment apprécier le rôle des petits barrages en Afrique Subsaharienne? » Cah Agric 20, pp. 112-117.

Ouvrages à paraître

  1. Konseiga R., « L’éviction de population et la création d’une paysannerie sans terre dans la zone du barrage de Ziga au Burkina Faso » (Titre provisoire)
  2. Konseiga R., « L’invention d’un marché foncier autour du barrage de Ziga en zone péri-urbaine du Burkina Faso » (Titre provisoire)