« Observation participante, monographie, implication : des luxes nécessaires ? »
Pour célébrer les 22 ans depuis la création de notre Laboratoire d’Anthropologie Prospective, nous avons organisé trois jours de débats et de discussions autour du devenir de notre discipline anthropologique. Ce fut une joie d’accueillir les multiples intervenants et un public nombreux après 2 années où la pandémie de Covid a mis à mal un des aspects essentiels de la science en général et de notre laboratoire en particulier, à savoir la communauté, les rencontres et les débats.
La multiplicité des débats a démontré l’aspect enrichissant de la rencontre et de la réflexion collective. Nous espérons que nos invités n’auront pas été plongés, comme l’a formulé Mike Singleton, dans un « flux permanent de flous incessants », et qu’au contraire ces trois journées de discussion auront permis d’apporter du moins des pistes de réponses aux questions que nous nous étions posées. Le deuxième des trois actes de cet évènement, qui a pris place le mercredi 26 octobre, interrogeait la primordialité de l’observation participante, de la monographie et de notre implication en tant qu’anthropologues sur le terrain et à l’université. Pour en discuter, nous avons eu l’occasion d’écouter Simona Taliani (U Torino), Andrea Lobo (U Brasilia), Nathalie Frogneux (UCLouvain), Sten Hagberg (Uppsala U), Michel Agier (EHESS), et Jean-Pierre Olivier de Sardan (EHESS).
La première partie s’est ouverte sur la temporalité de la recherche et l’articulation entre le temps long de l’ethnographie et la monographie à l’ère de la pression à la production scientifique, des moyens restreints et du ranking omniprésent. Pour être anthropologue et le rester sur la durée, il ne suffit plus de connaître, de naître avec, mais de se faire connaître. Que retenir et synthétiser de ces échanges vastes sans trahir la parole de chacun ?
Les invités ont souligné la nécessité de conserver le temps long au sein de notre métier. Pour Simona Taliani, il s’agit d’un vaccin contre la reproduction des normes culturelles de la représentation et de l’interprétation hégémoniques, contre la reproduction des imaginaires scientifiques et universitaires qui primeraient sur les réalités du terrain. Notre discipline s’ancre dans la familiarité. Elle est produite au sein des relations, à l’occasion d’une immersion dans celles-ci nous dit Andréa Lobo. Elle repose, comme elle le relève, sur le miracle de toutes ces personnes qui nous permettent d’entrer dans leur vie et de nous immerger dans leur réalité. Et cette immersion ne peut faire l’économie du temps long de la rencontre. Elle transforme tous ceux qui sont dans la scène, l’anthropologue y compris, comme l’a souligné Simona Taliani. Ce temps long, nous dit encore Jean-Pierre Olivier de Sardan, est la condition pour saisir les arènes qui rassemblent des groupes autour d’enjeux. Cette familiarité se complète d’un éclectisme méthodologique qui implique également un temps long pour multiplier les types de données. Comme l’a souligné Nathalie Frogneux, dans ce temps long finit par se produire un Kairos, un moment qu’il faut saisir à tout prix. Il éclaire les méprises inhérentes au terrain et ouvre à une autre compréhension de la familiarité acquise tout au long du travail de terrain. Ce moment de basculement permet de revisiter l’imaginaire et de créer de nouvelles catégories pour penser le monde qui nous entoure. Cette expérience est pour Michel Agier, une expérience totale dont on sort toujours différent et qui demande de l’implication.
Mais cette nécessité du temps long se heurte à la pression de la publication et est confrontées aux multiples facettes du pouvoir dans le domaine de la recherche. Sten Hagberg nous a invité à de nouvelles formes de travail en équipe, où chercheurs juniors et seniors sont associés tant sur le terrain que dans l’écriture, où terrains anciens et nouveaux sont combinés, et où, au-delà de la monographie, des ethnographies « à tiède » peuvent être produites dans la sécurité du travail d’équipe. Michel Agier a également insisté sur l’importance de ce travail d’équipe, notamment avec des militants, pour aller au-delà de l’indignation et comprendre des situations exceptionnelles qui ne sont pas appelées à durer comme « l’évènement Calais » qu’il nous a présenté.
La seconde partie des débats, très complémentaire, concernait la question de la restitution des ethnographies: Pour qui écrivons-nous ? Sous quelle forme ? Avec qui ? Et comment nous positionner dans le débat public ? Comment penser le rôle des anthropologues entre exigences de visibilité à différents niveaux, engagement social et politique, et reconnaissance du travail scientifique de long-terme ?
Au-delà des différentes positionnalités que nous pourrions occuper, nous pouvons retenir que toute anthropologie est un engagement dans le monde. Pour lui, l’anthropologie n’est pas un sport de combat mais doit permettre le changement par la profondeur de son analyse, par l’identification des nœuds critiques, et non pas sous forme d’un pamphlet accusateur.
Au niveau de la restitution, nos intervenants ont insisté sur les multiples facettes de la restitution : celle au sens restreint vers les acteurs de terrain et les collègues, et une restitution au sens large, qui met dans le débat public des connaissances de type anthropologique. Michel Agier insiste sur la nécessité de se frayer un chemin pour rendre publique et audible une voix qui est issue de la recherche. L’anthropologie doit pouvoir s’adresser à n’importe qui. Car, il l’a souligné, la richesse des chercheurs permet de nourrir la plupart des débats de société mais il ne faut pas négliger la rigueur nécessaire pour synthétiser en quelques pages un point de vue scientifique. Après avoir rappelé l’importance d’une pratique anthropologique collective, Sten Hagberg a souligné l’importance de rendre accessible les travaux en les déposant en libre accès sur le web, par exemple, mais aussi en organisant et suscitant des débats de la société civile autour des ouvrages publiés. Sans en faire un outil visant à une efficacité économique, le numérique peut être un outil puissant pour acquérir et diffuser les connaissances. Il a souligné la difficulté mais également la nécessité de pouvoir, à partir de son expertise anthropologique, faire des réactions à chaud, qui peuvent servir de base à des futurs papier à «froid » ou « à tiède ». Nathalie Frogneux a signalé d’une part la modification des supports inhérents à l’époque numérique, où les rouleaux ont remplacé les pages. D’autre part, elle a distingué la nécessité de confronter nos interprétations anthropologiques à nos interlocuteurs, à nos collègues, avant de les mettre dans le débat public. Avec un objectif important, qui se pense au futur antérieur, de ne pas aggraver un problème en le décrivant. C’est une question décisive, dit-elle, qui peut aller jusqu’à l’auto-censure. La possibilité de communiquer sur de multiples supports invite aussi à la rigueur. Comme le dit Simona Taliani, « Même après avoir réussi à placer nos ethnographies dans le débat public, nous devons toujours nous demander : la vie de nos « sujets de connaissance » s’est-elle améliorée aujourd’hui ? Oui, non, cela dépend ». Pour Andrea Lobo, cette question de la restitution est inhérente à la question de l’engagement envers les interlocuteurs et ne peut se limiter à un débat entre experts. Oui, il n’y a pas de doute, il faut restituer aux acteurs sous une forme qui leur convient, et cette restitution doit être pensée dès le début de la recherche. Elle a ajouté que l’anthropologie est par définition engagée par les relations qui doivent se retrouver au centre de notre écriture, de nos restitutions. Le savoir qu’elle produit doit permettre un monde plus sûr pour les différences humaines.
Que faire de tout cela ? Quel programme définir pour les 22 prochaines années du LAAP ?
Nous y voyons trois pistes comme autant de voies complémentaires à explorer.
Premièrement, réaffirmer l’importance du terrain long tout en acceptant la multiplicité des formes que celui-ci peut prendre aujourd’hui à l’heure de la globalisation et de la digitalisation. Comme l’a dit Andrea Lobo, nous ne survivrons pas comme discipline sans ce terrain long. Nous ne sommes pas là pour comprendre les autres mais pour les connaître, naître avec eux, et que l’acquisition de cette familiarité ne peut qu’émerger des enchevêtrements relationnels que nous tissons sur nos terrains avec les humains comme avec les non-humains. Osons réaffirmer que malgré l’imperfection de nos démarches et de notre positionnement, c’est avant tout une curiosité sincère qui nous emmène sur nos terrains. Et émerveillons nous que des nouvelles histoires et de nouveaux questionnements émergent partout où nous nous trouvons. À l’heure des catastrophes sans fin de la plantationocène, à l’heure de l’aliénation et de la disqualification permanente des humains et non-humains , le monde a résolument besoin de récits alternatifs, non-hégémoniques.
Deuxièmement, il s’agit d’innover et de réinventer la co-élaboration. Qu’il s’agisse de la pratique du terrain ou des modes d’écriture, la coopération permettrait, comme il a été mentionné, de tenter de déjouer les asymétries de pouvoir qui se jouent dans notre pratique scientifique, sur le terrain comme au sein de nos institutions. Cela peut prendre plusieurs formes. Très concrètement, pourquoi ne pas tenter des ouvrages au sein de notre collection IAP qui au lieu de rassembler 10 contributions individuelles exploreraient la co-écriture d’un ouvrage dans sa totalité. Au-delà de la coopération académique, il s’agit aussi de multiplier les liens et les collaborations avec la société civile. Mais ce projet coopératif est semé d’embûches et ne résoudra pas tout : lorsqu’une discipline s’expose devant des non-initiés il y a toujours un risque de mal interprétation. Collaborer dans un monde compétitif peut être à la fois un puissant vecteur de co-création comme de frustrations lorsque à la fin, l’entonnoir de la sélection ne peut en conserver que quelques-uns. L’arène n’est jamais très loin quand il s’agit de coopérer. Mais osons envisager d’autres manières de faire science.
Troisièmement, multiplions les restitutions. Une des grandes forces de l’anthropologie est sa capacité à ouvrir des mondes ou, plus simplement, d’élargir la perception que nous avons de notre monde. Aussi imparfaites soient elles, aussi ethnocentrées soient elles, les monographies sont des portes vers des altérités dont la lecture peut changer le destinataire. Si la monographie reste un élément fondateur de notre discipline, osons nous positionner au cœur des débats de société, par une anthropologie publique, faite de positionnements chaud, froid ou tiède. Si le digital permet la multiplication des formes, c’est aussi la collaboration qui peut faciliter l’émergence de celles-ci quand le compagnonnage entraîne chercheurs aguerris et chercheurs débutants qui ont parfois des difficultés à oser prendre une parole publique. Comme l’écrit David Graeber, “nous” , les anthropologues, “ avons à portée de main des outils qui peuvent être d’une grande importance pour la liberté humaine. Il est temps d’en assumer la responsabilité”.
Auteurs : Yailin Laffita, Christine Grard, Nicolas Loodts et Justine Masseaux pour l’écriture et l’édition de ce texte ; Pierre-Joseph Laurent, Caroline Sappia, Maria Ramos Semedo Tavarès, Julie Hermesse, Chloé Allen, Marie-Noël Cikuru, Etienne Dalemans, Erica Mugisha, François Assumani pour l’organisation et l’animation de la session.