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La nostalgie politique comme moteur de l’action politique contemporaine : comment les réfugiés ukrainiens redessinent le paysage de l’accueil européen ? 1/3


Par Aurore Vermylen

Le constat, frappant, que la plupart de nos leaders politiques, hier très frileux face à la question de l’exil, se remémorent soudain le sens même de la solidarité internationale lorsqu’il s’agit du droit des réfugiés ukrainiens ; ainsi que le constat, glaçant, que cette solidarité s’arrête aux seuls Ukrainiens Blancs tout en proférant un tri de plus en plus évident donc indécent avec les personnes non Blanches ; m’ont donné envie de prendre mon clavier et d’écrire ces quelques lignes. Citons d’emblée l’excellent entretien de Michel Agier au journal Le Monde, « Guerre en Ukraine : ‘La solidarité avec le peuple ukrainien est sans comparaison avec les épisodes précédents’ de vagues migratoires », paru le 2 mars (propos recueillis par Cécile Bouanchaud), qui énonce, lui aussi, quelques-uns des points que j’esquisse ici.

Cet article est divisé en trois parties, intitulées 1) La nostalgie politique d’une époque « pré-globale » et traumatique ; 2) L’évolution de la figure du réfugié en Europe ; 3) Hybridation de l’émotion politique migratoire sur base de nostalgies politiques contradictoires. Cette partie est la première et les deux autres sont disponibles sur ce blog.1

La nostalgie politique d’une époque « pré-globale » et traumatique

Comment ne pas voir, avec la crise ukrainienne, mais également avec les différentes déflagrations que le monde occidental a connues récemment (Brexit, Trump, « crise des réfugiés » de 2015, montée des nationalismes en Europe), une nostalgie politique, soit le besoin de rejouer une ère politique passée sur base d’une pensée contemporaine qui « croit savoir » ce qu’était le passé ?

Nous pouvons donner ici quelques définitions de la nostalgie. Si Histoire n’est pas Mémoire, Mémoire n’est pas Nostalgie. La mémoire est un sentiment du présent qui a recours à des histoires (parfois de manière aléatoire et anachronique) pour justifier par exemple une situation politique2 ; la nostalgie est quant à elle la forme utopique de la mémoire. La nostalgie comporte aussi certainement l’aspect du manque, de la perte, de l’absence ; dans le sens où il y a une envie de (« re »)vivre dans le présent un passé perdu et/ou imaginé (et parfois le rêve d’une uchronie). Pour l’historien David Lowenthal (2015 [1985]), il s’agit d’un « symptôme moderne d’une distorsion de la mémoire ». Pour Catherine Portuges et Peter Hames (2013), la nostalgie est à la fois un sentiment partagé, mais aussi un discours subjectif sur le passé, construit socialement et marqué culturellement, que l’on retrouve véhiculé dans la culture de masse d’un pays. David Berliner (2015), lui, différencie l’endo-nostalgie (élément/évènement qui nous concerne personnellement) et l’exo-nostalgie (sentiment accompagné d’un discours sur un passé que l’on n’a pas connu soi-même). Ajoutons que la nostalgie peut être héritée, consciente ou inconsciente ; et qu’elle n’est pas liée à la morale dans le sens où une nostalgie peut s’exercer sur des aspects parfaitement condamnables par ailleurs, mais qu’elle peut être génératrice de morale (au-delà du fait que la notion même de l’éthique est profondément située).

La question du repli identitaire occidental a déjà été analysée à de maintes reprises à l’aune du concept de nostalgie. Les tenants des discours qui accompagnent le repli identitaire sont d’ailleurs très explicites à propos de leur nostalgie : ils rêvent d’un retour à une époque où les États-nations étaient encore pleinement souverains et où la hiérarchie des identités plaçait clairement les Blancs en haut de la pile. Pour les États-Unis, qui ont très souvent choisi d’importé de la main-d’œuvre plutôt que de délocaliser, repli identitaire s’accompagne d’une nostalgie à peine voilée d’une époque esclavagiste (qui est le revers de la suprématie blanche dont la nostalgie est ouvertement assumée) et donc d’une hiérarchie raciale à même son territoire. Pour l’Europe, dont l’histoire a plutôt été expansionniste puisque coloniale, le repli identitaire s’accompagne d’une nostalgie d’une époque où des « vagues migratoires » n’auraient pas encore « assailli » le « vieux continent », et donc d’un fantasme de renvoi de l’altérité hors du sol européen.3

Au-delà de ce qui a été identifié comme « privilèges Blancs » auxquels les tenants du repli identitaire se cramponnent, ou de ce qui a été identifié comme « communautarisme » que ces derniers soulèvent comme porte-drapeau de leurs indignations, on peut voir dans ces émotions politiques la nostalgie d’un monde pré-globalisé (pour ceux qui placent le début de la globalisation à la chute du mur), ou du moins pré-ultra-globalisé (pour ceux qui placent le début de la globalisation à des époques beaucoup plus lointaines, expansionnistes et coloniales). Ces formes de nostalgie politique appartiennent d’ailleurs très clairement à cette notion de l’État-nation, qui est une notion qui n’est pas non plus si ancienne puisqu’elle date de la fin du 19eme et du début du 20eme.

Au-delà du fait que nos États et leur pouvoir politique sont conçus comme des États-nations que la globalisation économique et numérique est venue frapper d’un grand coup, c’est comme si ce monde qui avançait trop vite, bouleversait les sociétés, connectait les individus (et donc augmentait les mouvements des individus) à échelle planétaire devait être stoppé. Les sursauts nationalistes entendent stopper cette globalisation des parcours individuels. Mon point de vue est tranché sur le sujet : le monde globalisé a amené un monde métissé (à la fois dans un vivre ensemble ‘IRL’, mais également dans un vivre ensemble virtuel) et ça me semble être une totale utopie que de croire que l’on puisse revenir à un monde pré-globalisé, ou que l’on puisse « ranger » le monde globalisé en fonction des couleurs de peau. Mieux vaut se pencher sur la nécessité de soigner les blessures que les inégalités et les dominations ont engendrées. Les tenants du repli identitaire et les nostalgiques de l’aire pré-globalisée croient, eux, qu’il est possible de tordre le cou à cette évolution du monde et de la saupoudrer, toujours plus, du sel violent du rejet et des inégalités.

L’anthropologie de la nostalgie s’est également fortement intéressée aux nostalgies dans les anciens pays de l’ex-URSS. L’ouvrage Anthropology and Nostalgia d’Olivia Angé et de David Berliner (dirs.) (2015) consacre de nombreux chapitres à ce sujet. N’étant pas moi-même spécialiste de la question, je ne peux développer en détail ces nostalgies « de l’Est ». Mais on peut souligner ici que pour les directeurs de l’ouvrage, le phénomène de la nostalgie – compris anthropologiquement – serait pratiquement inséparable des études récentes portant sur le postcommunisme dans les pays d’Europe de l’Est (Laberge : 2015). La nostalgie politique est donc certainement très forte dans ces régions. On peut par ailleurs penser que l’évolution de la mémoire du bloc soviétique a été différente en fonction des pays ex-membres de l’URSS et de la Russie elle-même (et même à l’intérieur des sociétés elles-mêmes). Toujours est-il que la nostalgie de l’empire soviétique ne peut être séparée de l’action militaro-politique entreprise par Poutine. Son relent nationaliste s’accompagne de ce sursaut pré-chute du mur, et donc lui aussi d’un monde pré-globalisé en quelque sorte (si l’on place le début de la globalisation avec la chute du mur). Et même si je ne peux développer plus sur cette question, on voit une forme de similitude dans l’ère politique dans laquelle la nostalgie s’enracine.

Et voilà que se rejoue aussi, avec la crise ukrainienne (peut-être pas toujours de manière consciente, mais de manière très visible), une espèce de cocktail d’images tantôt liées à la Seconde Guerre Mondiale, tantôt à la guerre froide. Ça pue le déjà vu déjà rouillé. Bons élèves des « Dix principes élémentaires de la propagande de guerre » d’Anne Morelli (2010), Poutine est photoshopé à tout-va pour lui donner une tête d’Hitler. Pourquoi cette référence à Hitler et non pas à Poutine seul ? Hitler à l’époque n’était pas caricaturé en référence à un autre leader fou et autoritaire, il était diabolisé pour ce qu’il était lui-même. Avec la menace nucléaire, l’Occident tente de refaire émerger la diplomatie nucléaire de l’époque de la guerre froide, mais les codes n’y sont plus : les experts nous expliquent que les réflexes qui étaient pourtant très codés ont pris trop de poussières et sont donc soit oubliés, soit peu fonctionnels. Les partis qui défendent le repli identitaire et nationaliste ne sont d’ailleurs pas exempts de ces références à ces périodes traumatisantes de l’histoire européenne : la question nazie et de l’holocauste s’invite continuellement dans le débat. Une partie de l’émotion politique contemporaine rejoue ce fameux point Godwin à toute heure du jour et de la nuit, à commencer par Poutine lui-même qui entend « dénazifier » l’Ukraine.

C’est en ce sens que la nostalgie peut également, de mon point de vue, être inconsciente lorsqu’elle est liée à un trauma sociétal. Cette nostalgie émerge à intervalles réguliers, non pas cette foi du fait du manque d’un passé utopique perdu (comme lorsqu’il s’agit de nostalgie nationaliste), mais comme quelque chose de douloureux du passé qui surgit et s’invite dans le présent pour encore et toujours revivre cet instant traumatique. C’est le réflexe qui fait que l’on retourne sur les rails de l’histoire, que l’on est brûlé par ce passé, et que nos générations – qui n’avons pourtant pas vécu ces périodes – se réapproprient (ou sont forcées de s’approprier) cet héritage inconscient. Ce sont notamment les cryptes et les fantômes de Maria Torok et Nicolas Abraham, le travail du négatif d’André Green, ces traumas hérités, qui s’invitent sur la scène géopolitique. La crise ukrainienne est donc bien un mélange de nostalgies politiques et de traumas inconscients qui constituent les moteurs de l’action politique. L’accueil des réfugiés ukrainiens n’échappe pas à ce cadre politique contemporain.

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Notes

1 Je remercie Maëline Le Lay et Jacinthe Mazzocchetti pour leurs relectures attentives. Cet article a été rédigé le vendredi 4 mars 2022.

2 Et des guerres de mémoire naissent aux endroits de conflits politiques.

3 Même si Trump a ponctuellement fermé ses frontières et a fait campagne sur le mythe de l’invasion mexicaine, les Etats-Unis restent un pays qui connait une politique massive de migrations, gérée et organisée par l’Etat, dont un des buts est de lutter contre les délocalisations justement (Laurent, 2018). L’Europe ne connait pas une telle politique de migrations massive organisée, et même si historiquement elle est allée recruter des migrants pour travailler dans ses mines (inventant par là même la notion de regroupement familial), les migrations européennes sont surtout liées à son histoire coloniale.