Bilan qualitatif Cinquante-neuf États face à la pandémie de Covid-19
Pierre-Joseph Laurent[1]
Tel un tableau de bord, le site de la pandémie de Covid-19 de l’université Johns Hopkins reçoit, certains jours, un milliard de visiteurs : une référence planétaire. Il installe une comparaison entre les pays, dans la lutte contre le virus, en alignant les chiffres de décès par million d’habitants et les courbes supposées traduire l’aplatissement de l’épidémie[2]
Mais que disent ces chiffres ? Pas grand-chose, car sans pondération, par exemple, de l’excès de mortalité causée par la Covid-19, par rapport aux années antérieures, ils demeurent incomparables. En marge de ces décomptes officiels, discutables, et de la communication se tiennent les arbitrages opérés par chaque État. Un arbitrage peu quantifiable, à comprendre autrement pour comparer les politiques. Une évidence, le Sars-CoV-2 tue et agir est une obligation. À la différence des questions climatiques, les conséquences de l’inaction portent sur l’horizon temporel du mandat des élus.
Inattendu, sans échappatoires, l’arbitrage devient écrasant ; il concerne la vie humaine, l’économie, le marché, le bien-être général, la justice sociale, la liberté. Chaque décision influence différemment les classes sociales et peut accélérer la pauvreté. Avec le changement climatique, les inégalités qui se creusent et les bouleversements de la formation des opinions induits par les réseaux sociaux, la pandémie conduit à une crise majeure, comparable à celle de la fin des années trente. L’heure des comptes a sommé.
Le retour de l’État
Pilotes du monde global, les grands acteurs industriels et de la finance sont restés en réserve de la gestion de la pandémie. Les instances multilatérales, dont l’OMS a démontré sa faible capacité d’action, sans parler du quasi-silence de l’ONU et des ONGs internationales. Globalisation, dérégulation et privatisation ont été incapables de susciter les frémissements d’une gouvernance mondiale de la pandémie ni d’une prospective inclusive durable.
Remis en selle après les années de dénigrement, de sous-investissements, en mesure de s’endetter, et de gérer le service de la dette pour relancer « le monde d’après », la gestion de la pandémie a été laissée aux États. Confronté à l’urgence sanitaire, l’État tente de renouer avec un rôle protecteur.
Un bilan par l’analyse de deux critères qualitatifs
Deux critères synthétiques, l’arbitrage de fond suscité par l’épidémie et les actions mises en place permettent apprécier et de comprendre la finalité de la gouvernance de chaque État.
- Arbitrage entre économie et santé des populations
L’arbitrage entre l’économie et la santé est complexe. Il mobilise des variables contextuelles : 1) indice de développement, structure du secteur industriel, du commerce, importance d’un secteur informel (non confinable) ; 2) organisation du système de soins et de l’assurance maladie ; 3) liberté des décideurs face aux lobbies ; 4) situation géographique ; 5) structure démographique ; 6) foyers épidémiques en début d’épidémie ; 7) nature du régime politique ; 8) qualité du réseau Internet et accès ; 9) calendrier d’arrivée de la pandémie ; 10) ratio travailleurs indispensables, non confinable et en télétravail ; 11) composition de l’équipe d’experts ; 12) facteurs génétiques, groupes à risques ;13) délocalisations, chaines d’approvisionnement, gestion des stocks; 14) influence de leaders religieux ; 15) échéances électorales ; 16) défaillances, bouc émissaire, fake news, théories du complot.
- Action : confinement, non-confinement, déconfinement
Le second critère détaille les actions mises en œuvre par les États. Sans médicaments et dans l’attente des vaccins, confronté à un mode singulier de contagion (les asymptomatiques), les humains, temporairement, désarmés sont confrontés à la nécessité d’apprendre à vivre avec le virus. La nouvelle culture planétaire se décline localement. En plus des directives étatiques, les régions et chacun d’entre nous, en relation à son histoire, ses possibilités et sa culture formule un rapport au virus et aux autres.
Le confinement équivaut au temps de la sidération et de l’ajustement. Le non-confinement ou l’après-confinement portent sur l’apprentissage d’un mode de vie à long terme, plus apaisé, avec la Covid19, sachant que nous sommes en début de pandémie, avec des risques répliques.
- Articulation des deux critères
Les deux critères, arbitrage et actions, peuvent être représentés par deux droites. Croisées, elles déterminent un plan où sont reportées les décisions prises par chaque pays. La méthode s’oppose au classement, afin d’identifier et de positionner, dans un champ de relations, les politiques, les finalités, les intentions.
La pandémie et les pays européens
L’étude menée de mars à juin 2020 compare 59 pays, dont 17 Européens. La base de données repose sur des articles scientifiques et de presse, analysés selon les indicateurs mentionnés, avec le souci de recouper les sources. Au total, 548 pages de synthèse manuscrites, référencées avec le logiciel Filemaker-pro[3].
Notre démarche d’anthropologie comparée se veut synthétique et interprétative. Les résultats sont résumés dans deux tableaux. Les cercles rouges indiquent les regroupements de pays.
Au regard de la pandémie, l’analyse relève l’importance de la capacité des dirigeants à prendre les bonnes décisions au bon moment, en fonction de la situation de leurs pays, de leur population, et d’éléments contextuels, appréciés au jour le jour, en fonction des incertitudes.
La qualité, l’autorité et la vision prospective des dirigeants, leur capacité à communiquer de manière claire se révèlent déterminantes, ainsi que la composition des groupes d’experts. L’enquête révèle les différences culturelles dans le rapport des populations à la maladie et aux directives sanitaires. La qualité du système de santé publique préexistant et la nature de la décentralisation sont cruciales dans les choix effectués. Les démocraties populistes ne font pas merveille, ainsi que l’excès bureaucratique et les États qui manquent de leadership ou en crise permanente (la Belgique).
Les Européens, la pandémie et le monde
Le tableau suivant complète l’approche comparative, avec en bleu les pays européens et en noir les autres. La démarche consiste à relever le voisinage avec d’autres pays du monde. Des tendances s’affirment, des attitudes, des politiques, des finalités, des perceptions, des tensions à l’intérieur des États (États-Unis, Inde, Brésil) sont identifiables.
Quel régime politique, autoritaire, semi-autoritaire, démocratique s’avère efficace dans la gestion de la pandémie et de l’après-crise ?
À ce stade, la réponse est incertaine, tant les finalités – justice sociale, liberté, marché, vie humaine – et les contextes varient. Cette étude doit être complétée de données quantitatives sur la crise sanitaire et sur les conséquences à long terme concernant le consensus social, avec le risque de révoltes, l’insécurité croissante et la réponse sécuritaire.
Il faudra comparer la manière dont les États prendront en charge, à long terme, la dette supplémentaire contractée, au regard des défis économiques, sociaux et culturels, analysés au prisme des inégalités, du réchauffement climatique et de relations transgénérationnelles, dont le vieillissement. La finalité et la survie de la démocratie sociale sont posées, d’autant que les technologies de l’information, possédées par quelques multinationales, ont conduit à une autre gouvernance, par d’autres manières de construire les opinions.
[1] Pierre-Joseph Laurent, anthropologue, professeur, membre du Laboratoire d’anthropologie prospective de l’UCLouvain et de l’Académie royale de Belgique
[2] https://coronavirus.jhu.edu/map.html
[3] Laurent, P.-J., Mazzocchetti, J., Pandémie, sidération, incertitude. Humanités en sursis, Paris, Karthala, 2021, 150 p.