La nostalgie politique comme moteur de l’action politique contemporaine : comment les réfugiés ukrainiens redessinent le paysage de l’accueil européen ? 3/3
Par Aurore Vermylen
Le constat, frappant, que la plupart de nos leaders politiques, hier très frileux face à la question de l’exil, se remémorent soudain le sens même de la solidarité internationale lorsqu’il s’agit du droit des réfugiés ukrainiens ; ainsi que le constat, glaçant, que cette solidarité s’arrête aux seuls Ukrainiens Blancs tout en proférant un tri de plus en plus évident donc indécent avec les personnes non Blanches ; m’ont donné envie de prendre mon clavier et d’écrire ces quelques lignes. Citons d’emblée l’excellent entretien de Michel Agier au journal Le Monde, « Guerre en Ukraine : ‘La solidarité avec le peuple ukrainien est sans comparaison avec les épisodes précédents’ de vagues migratoires », paru le 2 mars (propos recueillis par Cécile Bouanchaud), qui énonce, lui aussi, quelques-uns des points que j’esquisse ici.
Cet article est divisé en trois parties, intitulées 1) La nostalgie politique d’une époque « pré-globale » et traumatique ; 2) L’évolution de la figure du réfugié en Europe ; 3) Hybridation de l’émotion politique migratoire sur base de nostalgies politiques contradictoires. Cette partie est la troisième et les deux autres sont disponibles sur ce blog.
Hybridation de l’émotion politique migratoire sur base de nostalgies politiques contradictoires
Avec ce mélange de nostalgies nationalistes et de références traumatiques (qui deviennent explicitement nostalgiques) de l’époque de la Seconde Guerre Mondiale et de la naissance de la géopolitique contemporaine (ONU, OTAN, etc. ; qui est donc aussi le début d’une nostalgie de la globalisation – preuve que les mouvements nationalistes gagnent et que les défenseurs d’idéologies plus globales (UE, ONU) doivent désormais assoir leurs positions), quelque chose de très étonnant se rejoue : l’émotion politique liée à la question migratoire se scinde en deux. L’évolution à laquelle on assistait jusqu’alors, qui avait fait passer la figure du réfugié d’un acteur héroïque à un acteur souillé (voire victimisé au point de réincarner la figure de l’holocauste) prend un tournant inédit et se radicalise dans ses postures nostalgiques. Les réfugiés ukrainiens Blancs : oui (ils sont héroïques), les réfugiés ukrainiens ou vivants en Ukraine non-Blancs : non (ils sont indésirables).
D’un côté, la plupart de nos leaders politiques, hier très frileux face à la question de l’exil, se remémorent soudain le sens même de la solidarité internationale lorsqu’il s’agit du droit des réfugiés… ukrainiens… Évidemment, comme le formule Agier dans son article, l’accueil massif et unanime des Ukrainiens s’explique par les relations diplomatiques et géopolitiques de proximité entre l’Ukraine et l’Europe – et si je vais plus loin, on pourrait dire qu’il s’agit aussi d’un dispositif diplomatique mobilisé dans le cadre du conflit avec la Russie lui-même. C’est une manière de (« re »)faire bloc. Mais, si l’on comprend la position diplomatique des leaders pro-européens qui entendent faire bloc, il peut sembler à première vue plus étonnant de voir des leaders nationalistes défendre le fait d’accueillir les réfugiés ukrainiens en mobilisant cette même figure héroïque du réfugié. Or, pour comprendre cette dernière posture, il faut se rappeler qu’au-delà de la nostalgie d’un monde « pré-assailli » de migrants, les postures nationalistes s’incarnent également en référence au trauma sociétal qu’ont été la Seconde Guerre Mondiale et la Guerre Froide. Et puisque la pièce traumatique (de la guerre cette fois – et non pas de l’holocauste que semblait réincarner la figure du réfugié de 2015) semble se rejouer sous nos yeux (notamment parce que nos traumas collectifs nous y ont amenés), il est question de s’inscrire dans les codes (du moins dans ce que l’on croit être les codes) de cette même époque : ceux de dire que le réfugié était un héros et non pas un indésirable. On voit là se redessiner le sursaut, ce bond nostalgique et traumatique, qui ramènent nos postures politiques au cœur des conflits que le continent a connus. Au plus proche d’une forme de point Godwin en quelque sorte, duquel Sébastien Fery nous mettait en garde en énonçant le trope mémoriel comparant traitement des réfugiés des années 2010’ et génocide des juifs des années 40’ (trope également mobilisé au moment de la crise COVID par ailleurs, ce qui montre la récurrence et l’accélération de ce trope dans le débat public). Avec la figure héroïque du réfugié ukrainien, on voit là se dessiner une émotion d’une nostalgie politique d’une période que de nombreux acteurs politiques entendent, consciemment ou inconsciemment, incarner.
Mais d’un autre côté, cette solidarité s’arrête aux seuls ukrainiens Blancs tout en organisant un tri de plus en plus évident avec les personnes non Blanches. Des pages les plus militantes sur les réseaux sociaux, aux médias classiquement institutionnalisés (RFI, Jeune Afrique), aux positions politiques les plus hautes (porte-parole du gouvernement nigérian) : tous dénonçaient le tri opéré à certains postes-frontière et qui empêchait des personnes (parfois des étudiants, mais les images montrent des familles entières) non-Blanches (Afrique Sub-Saharienne et pays du Maghreb) de fuir dignement. Pour ces réfugiés-là, bloqués aux frontières d’un pays en guerre qu’ils ne peuvent fuir, leur indésirabilité est non seulement de mise, mais elle est accentuée. Si, le cynisme était déjà à son comble lors des précédents conflits (Syrie, Afghanistan, Sub-Sahara), celui-ci reposait sur l’ensemble d’une « vague migratoire ». Or, ici, le tri est encore plus flagrant puisqu’il laisse passer la majeure partie des réfugiés ukrainiens accueillis à bras ouverts par nos états. Il faut dire également que même si nos états de l’Ouest de l’Europe se positionnaient ouvertement pour ne pas accueillir massivement les réfugiés syriens, afghans ou subsahariens qui étaient criminalisés, le tri inhumain de ces derniers a été relégué justement (notamment) dans les pays d’Europe de l’Est. Ce sont eux qui ont vraiment fait cette sale besogne, poussés par leurs élans nationalistes internes, mais aussi par l’Europe Frontex qui leur montraient la voie. L’extrait d’Emmanuel Ruben cité plus haut nous le rappelle. Avec les Africains et les Maghrébins fuyant l’Ukraine et bloqués aux frontières, on constate qu’une partie de l’opinion politique invoque des arguments appartenant à un racisme de plus en plus évident : la nostalgie nationaliste s’est encore crispée d’un cran.
Si les différentes déflagrations que le monde occidental a connues récemment (Brexit, Trump, « crise des réfugiés » de 2015, montée des nationalismes en Europe) ne nous donnaient hélas pas d’illusion sur la manière dont les réfugiés seraient traités par cette nouvelle crise ; c’est bien le fait que les réfugiés ukrainiens, blancs uniquement, soient accueillis à bras ouverts et dans un élan de solidarité (qu’il faut saluer) qui est surprenant et qu’il est intéressant d’analyser ici. En passer par l’analyse des nostalgies politiques nous permet d’esquisser un début de réponse face à ce qui me semble être un tournant majeur dans les politiques européennes de gestion des réfugiés : une solidarité européenne qui « re-» fait bloc face aux réfugiés ukrainiens héroïsés du fait de l’héritage inconscient de ce traumatisme sociétal rejoué grandeur nature ; un racisme de plus en plus décomplexé face aux autres réfugiés indésirables dans un sursaut de nostalgie d’un monde pré-globalisé.
Bibliographie (des trois parties de l’article)
AGIER Michel (entretien de BOUANCHAUD Cécile), 2022 (2 mars), « Guerre en Ukraine : ‘La solidarité avec le peuple ukrainien est sans comparaison avec les épisodes précédents’ de vagues migratoires », journal Le Monde.
ANGÉ Olivia, BERLINER David (dirs.), 2015, Anthropology and Nostalgia, Berghahn Books, Brooklyn.
FERY Sebastien, 2019, « Calais et la mémoire des camps. Usages et limites du trope mémoriel dans le cinéma documentaire », In DE HASQUES Jean-Frédérique et LECADET Clara, Après les camps. Traces, Mémoires et Mutation des Camps de réfugiés, Ed. Académia, Coll. Investigation d’anthropologie prospective, Louvain-la-Neuve, p. 221-239.
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HACHET Pascal, 2000, Cryptes et fantômes en psychanalyse. Essais autour de l’œuvre de Nicolas Abraham et de Maria Torok, L’Harmattan, Paris.
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RUBEN Emmanuel, 2018, Le cœur de l’Europe, Ed. La Contre Allée, Coll. Fictions d’Europe, Lille.
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