« Là où le soleil ne brûle pas » de Jacinthe Mazzocchetti: une ethnofiction sensible de vécus pré-migratoires.
Jacinthe Mazzocchetti est anthropologue (LAAP), mais aussi autrice de recueil de nouvelles (La vie par effraction paru aux Éditions Quadrature) et de romans.
Interview de Jacinthe Mazzocchetti par Chloé Allen.
C. A. : Votre roman – Là où le soleil ne brûle pas (Academia/Littérature, 2019) – est un roman, ou les voix, les histoires et trajectoires se mêlent, s’entremêlent pour raconter le départ de quatre jeunes africain.e.s qui quittent le continent africain, au départ de la Lybie pour rejoindre l’Europe. Ces histoires se nourrissent l’une l’autre et amènent peu à peu le lecteur ou la lectrice à se rendre compte de l’incroyable singularité des parcours et raisons de départ. Elles nous disent aussi les enjeux sociopolitiques et économiques sous-jacents qui amènent ces quatre personnes à se retrouver sur le même bateau. Ensemble ces voix deviennent un chant, celui du désir de changement de jeunes africain.e.s en quêtes d’horizons, d’espoir, un chant bafoué aussi par l’Europe et ses politiques migratoires. La quatrième de couverture explicite qu’il s’agit d’un roman choral, qu’entendez-vous par là ? Pourriez-vous brièvement nous parler de ces quatre personnages et ce qui les relie ?
J. M. : Un roman choral est un roman où des histoires sont racontées en miroir les unes des autres, où les récits, à la fois singuliers et à la fois de progressives rencontres, forment un chœur, comme en musique où chaque instrument vibre de sa propre voix, mais où, ensemble, ils deviennent symphonie et racontent tout autre chose. C’est exactement ce que j’ai cherché à faire dans ce roman. Chaque personnage a son histoire, qui est énoncée indépendamment de celle des autres, mais la rencontre, via le moment de la traversée, permet de mettre en avant ce qui transcende les trajectoires individuelles. D’un côté, les rêves, les espoirs de sécurité, de dignité, de liberté. De l’autre, les colères, les souffrances et les violences, de petites et de grandes échelles, notamment les violences politiques dans leur pays d’origine, dans les rapports Nord-Sud, en Lybie, et, bien entendu, les violences des politiques migratoires européennes, la criminalisation et la militarisation des frontières qui les obligent à risquer leur vie pour espérer vivre.
C. A. : Ce roman mets des visages, dignes, authentique, humains également sur ces personnes qu’on appelle « les migrants », et montre que l’exil, rêve d’ailleurs seulement à défaut d’un ici meilleur, à un prix. Le prix de la traversée, mais surtout celui des personnes laissées sur les routes, des terres vendues, des familles déchirées et des violences impensables malheureusement devenues ordinaires de l’exil. Votre expérience en tant qu’anthropologue en Afrique de l’Ouest et au Burkina Faso nous plonge réellement dans l’univers sensible des personnages : dans les ruelles, les champs, les odeurs de marché et celles des bars et discothèques de Ouagadougou. Le/la lecteur.rice s’immerge dans les conversations et traverse, un instant, les inquiétudes, les tourments des personnes avec qui vous avez passé de nombreuses années de vie et de terrain. Quelle place souhaitez-vous donner, par la fiction, aux récits migratoires singuliers dans votre travail à la fois d’autrice et d’anthropologue ?
J. M. : La question des récits est en effet essentielle, car elle permet de mettre des noms, des visages, de s’identifier, de s’attacher, de raconter à partir d’une histoire singulière comment l’Histoire se donne à vivre, s’incarne. Cette place est pour moi importante, tant en anthropologie, où les interprétations qui nous permettent de saisir des processus transversaux se donnent à entendre, à voir, à sentir, à ressentir au travers des personnes rencontrées ; qu’en littérature. Le fait de passer ici par la fiction permet d’aller plus loin encore dans le rendu de l’intime, des non-dits, des violences et des résistances via l’incorporation, mais aussi le travail d’écriture. En racontant des histoires, comme on le fait avec les enfants, on emmène, on emporte, on bouscule et, petit à petit, parfois, se déplacent les frontières, les barrières, s’ouvrent de nouvelles discussions, se déposent de nouvelles questions. La littérature fait rencontre autrement. Elle permet d’aller vers d’autres publics. Par la voie de l’intime et celle de l’esthétique, elle se fait politique lorsque le/la lecteur.rice ne peut en sortir indemne.
C. A. : Vous mettez en scène des parcours empreints d’une violence parfois inouïe, parfois ordinaire sans tomber dans le voyeurisme, avec une pudeur respectueuse de l’intimité des personnages, votre écriture sensible ne gomme ou ne sous-estime en aucun cas la gravité de faits quotidiens vécus pendant les trajectoires migratoires des protagonistes. Comment avez-vous appréhendé l’écriture de cette violence ? Comment mesurer ce qu’il faut dire et ce qu’il faut taire ?
J. M. : Les situations, les vécus sont violents. Je pense qu’il est important de ne pas taire ce contexte, tout en ne tombant pas dans le récit larmoyant. Je voulais que les lecteurs, les lectrices s’attachent aux personnages et soient confrontés à ces violences, et pour cela, une écriture sensible, qui passe par le corps, les sensations, les émotions est nécessaire, sans pour autant tomber dans le mélodramatique et/ou la posture du donneur de leçon. Je raconte. Je ne dis pas au lecteur, à la lectrice ce qu’il/elle doit en penser. L’écriture est à la fois cinématographique et intimiste, mais elle ne dit pas tout, elle laisse la possibilité de se glisser dans les silences, les images, les fins ouvertes. En dire assez pour que l’attachement joue, mais ne pas tomber dans les excès. Pour moi, forcer l’émotion n’est pas nécessaire, avec le risque de provoquer des sentiments de pitié, sentiments qui enferment, réduisent la vie de mes personnages, héros/héroïnes des temps présents. Je me souviens d’une discussion avec des lecteurs, des lectrices autour d’une scène de viol. Choqué.e.s, supris.e.s, que je ne prenne pas, dans l’écriture, le temps des larmes. Il s’agit de Marie, jeune mère, qui fuit la guerre en Côte d’Ivoire. Immédiatement après le viol, elle se relève, elle poursuit sa route, elle nourrit son enfant, elle avance. Ce qu’elle a vécu est là, gravé en elle, gravé en vous, mais elle a cette force de ne pas renoncer, et c’est cela aussi que je voulais raconter.
C. A. : Vous avez fait le choix d’écrire le parcours de deux jeunes femmes, Marie et Ramatou. Dans ces deux histoires apparaît l’importance de la sororité face aux violences de l’exil, du confort et de la protection que cela permet. Qu’est-ce que ces personnages racontent de la complicité entre femmes, des espaces de repli en non-mixité et de recomposition précaire de familles choisies ?
J. M. : Oui, en parallèle des violences, je voulais raconter les lieux-refuges, les solidarités, les liens qui portent. Parmi ces liens, d’un côté, j’ai accordé une place importante à la parentalité, les enfants, les parents qui guident, soutiennent, s’inquiètent, attendent. De l’autre, notamment dans les histoires de Marie et Ramatou en effet, je voulais raconter les soutiens de cours de route, les rencontres qui sauvent, les amitiés indéfectibles, les familles électives. Les parcours migratoires, rendus irréguliers par nos politiques, sont violents pour toutes et tous, mais davantage encore pour les femmes, prises dans des rapports de pouvoir déséquilibrés, dans les pays de naissance, en chemin, ici, et, aux prises avec les violences de genre et les violences sexuelles. Faire face suppose parfois de trouver écoute, respect, dignité, soutien dans des espaces de non-mixité où se sentir en sécurité, mais aussi en sororité, sans avoir besoin de justifier quoi que ce soit, complices par le commun des vécus.