Quand l’image touche la littérature
Hapticité des rapports icono-poétiques (XXe-XXIes.)
14 & 15 juin 2021
Journées d’études (en co-modal) organisées par Corentin Lahouste et Marcela Scibiorska (UCLouvain-CRI), dans le cadre du projet ERC HANDLING
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Le rapport entre texte et image a été abondamment étudié du point de vue de la cohabitation des deux médiums, particulièrement dans l’espace livresque, qu’il s’agisse de l’illustration de texte ou du dialogue intermédial qui a pu donner lieu à des configurations génériques parfois inattendues. Mais qu’en est-il, plus spécifiquement, de la présence et du travail de l’image dans l’acte littéraire entendu au sens large (inscrit dans un continuum d’agirs créatifs multimodaux), c’est-à-dire non seulement au sein des textes mais aussi au-delà — en amont et éventuellement en aval — de ceux-ci ? En effet, les images (photographies, reproductions d’œuvres d’art, dessins, affiches publicitaires, collages, montages, captures d’écran, mais aussi images non artistiques et anonymes) peuvent, sous leur forme physique ou numérique, habiter l’espace de création de l’écrivain·e et nourrir, de diverses manières, la dynamique po(ï)étique, ainsi qu’ont notamment pu le mettre en avant Philippe Ortel, Jean-Pierre Montier ou Anne Reverseau en ce qui concerne la dynamique photo-littéraire. Partie prenante de son environnement créatif, elles peuvent filtrer et se diffuser dans des œuvres sans y être forcément intégrées ou évoquées de façon explicite, comme le soulignent les recherches sur l’image absente ou les fantômes d’images dans les textes (M. Berthou-Crestey, 2019). Plus encore, certains univers visuels peuvent susciter la mise sur pied de propositions littéraires innovantes, notamment hors de la forme-livre traditionnelle, telles que des performances, des œuvres d’art pluridimensionelles ou des expositions, pour ne citer que ces trois exemples renvoyant à des pratiques de plus en plus répandues, appartenant au champ émergeant des arts littéraires.
En se focalisant sur un corpus issu de la francophonie du Nord (France, Belgique, Suisse, Québec), il nous intéressera, pour notre part, de creuser ces situations où l’image, dans sa dimension la plus concrète, peut être appréhendée comme ressort ou moteur créatif fondamental, en étant tout particulièrement investie d’une dimension haptique que nous considérons ici aussi bien dans sa définition première de ce qui a trait au sens du toucher que dans le sens — élargi — qu’en propose Tim Ingold, c’est-à-dire qui implique et suscite des affects et émotions. Ainsi, l’image mise en mouvement, soumise aux gestes de celui ou celle qui la manie ou manipule (écrivain·e dans le cas qui nous concerne), peut se voir intensifiée, voire amplifiée, sous sa forme physique, en un corps (A.-C. Guilbard, 2019) multidimensionnel. Il s’agira dès lors d’interroger l’« activité imageante » (B. Vouilloux, 2005) à l’œuvre dans la littérature de langue française des XXeet XXIesiècles, depuis sa spécificité haptique.
En amont de la création proprement dite, le maniement des images concrètes par les écrivain·e·s est un processus fondamentalement sensoriel, une expérience (déjà) littéraire qui s’appréhende physiquement. L’haptique, dans sa définition usuelle, se trouve au centre de tout geste qui préside à la collection, au stockage, au feuillettement, au découpage, au collage, ou encore au réarrangement des images matérielles. Au-delà du toucher et en rejoignant alors la perspective portée par Ingold, et, plus largement, certaines approches anthropologiques ou psychanalytiques (J. Clerget, 2014), de tels gestes et les espaces dans lesquelsils s’esquissent — archives, maisons d’écrivains, bibliothèques, lieux privés divers — font également appel à la vue,à l’odorat, ou à l’ouïe dans le cas de certains dispositifs. Cet aspect sensoriel, rarement envisagé, ouvre une série d’interrogations : comment la kinesthésie, ou « sensation motrice » (G. Bolens, 2008), façonne-t-elle les manifestations des images, parfois en filigrane, dans la littérature ? Comment le sens,le signe et le toucher d’une image sont-ils évoqués, voire figurés dans les textes ? De quelles façons cesgestes, à l’instar de la collecte de cartes postales par Paul Éluard, du découpage d’images dans des magazines par Marcel Mariën ou du « glanage » d’images numériques de Christine Jeanney peuvent-il se traduire dans la création ? Comment tracer des parallèles entre l’expérientiation sensorielle des images et l’acte littéraire ?
Au-delà de leur incarnation physique, les images, qui se voient dotées de qualités haptiques particulières (sur lesquelles Roland Barthes s’était d’ailleurs plusieurs fois arrêté en les appréhendant comme possibilités du regard dotée d’une capacité de toucher), peuvent également nourrir l’« agir littéraire » (P. Campion, 2010) sous des formes plus élusives, liées à leur efficacité symbolique. Cela nous amène à interroger les façons dont la matrice visuelle peut se transposer dans l’espace littéraire — qui la reconfigure à son tour — à la manière de ce qui se joue dans Les corps conducteurs (1971) de Claude Simon, mais aussi dans l’œuvrede Yannick Haenel, ou dans le premier roman du jeune écrivain Théo Cascianni, Rétine (2019). Il sera donc aussi question de se pencher sur les façons dont la naturede l’image, qu’elle soit intégrée explicitement dans l’œuvre littéraire ou qu’elle participe de l’environnement visuel qui a nourri l’écriture, peut investir la trame des textes et opérer une « reconfiguration matérielle et symbolique du territoire du commun » (J. Rancière & A. Soto Calderon, 2019), en promouvant notamment des pratiques poétiques polymorphes ou transsémiotiques. Dans cette lignée, nous envisagerons la manière dont la stimulation littérairo-poétique des images peut engendrer des pratiques illitéraires, se caractérisant « par leur dédain des conventions usuelles de la lisibilité et de la transparence langagière et par une recherche tous azimuts des marges du texte et du sens » (B. Gervais, 2016), comme c’est par exemple le cas avec les logogrammes de Christian Dotremont, les cartes postales fabriquées par Michel Butor, ou dans les œuvres hétérogènes d’Antoine Boute et d’Emmanuelle Pireyre.
Il s’agirait par conséquent d’étudier les phénomènes de diffractions littéraires (R. Audet, 2019) qui surviennent avec l’investissement haptique des images (l’« œil haptique », dont parle Deleuze, qui renvoie à cet espace tiers qui dépasserait à la fois la simple vision et le simple toucher) et qui se déploient à travers une diversité de processus littéraires, pour tenter de répondre aux questions suivantes : comment la littérature, en jouant de l’ambiguïté et de la malléabilité intrinsèque de l’image, peut-elle être stimulée, affectée, par celle-ci ? Comment l’imprégnation iconologique des textes influe-t-elle sur les mécanismes narratifs, poétiques et médiatiques qui s’y articulent ? Aussi, comment une ou des images peu(ven)t-elle(s) se faire le pivot d’une multilinéarité narrative, et/ouentrainer la mise sur pied d’une textualité hybride, comme dans la poésie automatiquesurréaliste, ou encore dans Le Dossier M (2017-2018) de Grégoire Bouillier ? Comment peuvent-elles actionner l’investissement de divers plans/supports médiatiques (notamment le numérique, pour ce qui concerne la fin du XXeet le début du XXIesiècle) au service d’un même projet de création ?Comment, encore, ces pratiques peuvent-elles toucher à ce que Magali Nachtergael a pu nommer néo-littérature, qui entend par ce terme une littérature « consubstantiellement transartistique », déployant de nouvelles pratiques d’écriture dont le livre n’est plus le seul creuset et dont la textualité se diffuse par-delà les formes traditionnelles ?
Cette rencontre, organisée à Louvain-la-Neuve (Belgique) et qui s’effectuera en format co-modal (et présentiel, si les conditions sanitaires nous le permettent, et distanciel), s’intègre dans le cadre plus large du programme de recherche HANDLING — Writers Handling Pictures: a Material Intermediality (1880-today) — financé par l’European Research Council (ERC) et dirigé par Anne Reverseau à l’UCLouvain.
Comité scientifique :
Marcela Scibiorska (UCLouvain/Handling)
Corentin Lahouste (UCLouvain/Handling)
Anne Reverseau (UCLouvain/Handling)
Jessica Desclaux (UCLouvain/Handling)
René Audet (ULaval)
Anaïs Guilet (Université Savoie Mont Blanc)
Servanne Monjour (Sorbonne Universités)
Andrea Oberhuber (Université de Montréal)
Myriam Watthee-Delmotte (UCLouvain/FNRS/ARB)
Bibliographie indicative :
Audet René, « Ne pas raconter que pour la forme : sur la diffraction dans les fictions narratives », dans Dion Robert et Mercier Andrée (dir.), La construction du contemporain. Discours et pratiques du narratif au Québec et en France depuis 1980, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2019 (Espace littéraire), pp. 201-237.
Aymes Sophie et Bernez Marie-Odile (dir.), “Gestures and their Traces”, Interfaces, n°39, 2018, [en ligne].
Bailly Jean-Christophe, L’Imagement, Paris, Seuil, 2020.
Barthes Roland, L’Obvie et l’Obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil, 1982.
Barthes Roland, « Rhétorique de l’image », dans Communications, n°4, 1964, pp. 40-51.
Bartholeyns Gil, Bourin Monique, Dittmar Pierre-Olivier, « La domestication des images », dans : Bartholeyns Gil, Bourin Monique, Dittmar Pierre-Olivier (dir.), Images de soi dans l’univers domestique, XIIIe-XVIe siècle, Rennes, PUR, pp. 11-18.
Berthou Crestey Muriel, L’Invisible photographique, Bruxelles, La Lettre volée, 2019.
Bismuth Léa et Girard Mathilde (dir.), La Besogne des images, Béthune, Labanque Editions, 2019.
Bolens Guillemette, Le Style des gestes: corporéité et kinésie dans le récit littéraire, Lausanne, BHMS, 2008.
Bruhn Jørgen et Elleström Lars, Media borders, multimodality and intermediality, New York, Palgrave Macmillan, 2010.
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Campion Pierre, L’Agir littéraire. Le beau risque d’écrire et de lire, Rennes, PUR, 2010.
Citton Yves, Gestes d’humanités. Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques, Paris, Armand Colin, coll. « Le temps des idées », 2012.
Clerget Joël (dir.), Corps, image et contact, Toulouse, Erès, 2014.
Darras Bernard (dir.), Images et sémiologie. Sémiotique structurale et herméneutique, Paris, Éditions Publications de la Sorbonne, 2008.
Deleuze Gilles, Francis Bacon, logique de la sensation 1, Éditions de la Différence, 1985.
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Guilbard Anne-Cécile, « Les écrivains regardeurs et manipulateurs de photographies », conférence donnée à l’occasion de la journée d’étude L’Ecrivain iconographe organisée par Anne Reverseau, UCLouvain, Louvain-la-Neuve, 9 septembre 2019.
Guilbard Anne-Cécile, « Le roman du regardeur en 1980 : Barthes, Guibert », dans Louvel Liliane, Méaux Danièle, Montier Jean-Pierre, Ortel Philippe (dir.), Littérature et photographie, Rennes, PUR, 2008.
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Guilet Anaïs, « Remix Gogol : L’adaptation hypermédiatique du Journal d’un fou par Tom Drahos », dans Leplâtre Olivier (dir.), Montage/Démontage/Remontage, 2016, [en ligne].
Ingold Tim, Faire, Bellevaux, Dehors Éditions, 2017.
Kaenel Philippe et Kunz Westerhoff Dominique (dir.), Narrations visuelles, visions narratives, Etudes de Lettres, n°294, Lausanne, 2013.
Lahouste Corentin, « Écritures amplifiées et défossilisations poétiques chez Emmanuelle Pireyre et Antoine Boute », Penser les arts littéraires. Formes performatives, installations et technologies numériques, septembre 2020, Metz (Université de Lorraine).
Lahouste Corentin, « Donner à voir l’irreprésentable, faire trembler le réel. L’agir symbolique des œuvres d’art reproduites dans Cercle de Yannick Haenel », Interfaces. Image, text(e), lang(u)age, n°42 – Creative paths/Les sentiers de la création, décembre 2019, [en ligne].
Lahouste Corentin, « Dérive, secousse, brasillement. La dynamique intermédiale dans Drancy la muette de Yannick Haenel et Claire Angelini », dans Textimages, Varia 6, automne 2018, [en ligne].
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Monjour Servanne, « « Chercher les forces obliques » : poétique anamorphique dans l’œuvre photolittéraire de Lydia Flem », Itinéraires, 2020-1, [en ligne].
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Reverseau Anne, « E.L.T. Mesens en pièces détachées : une poétique de l’assemblage », dans Piret Pierre et Gillain Nathalie (dir.), « L’écriture au prisme de la photographie », Textyles, n°43, 2013, pp. 63-72.
Scibiorska Marcela, « La généricité composite d’une collection patrimoniale : les « Albums de la Pléiade » », dans Dhondt Reindert & Martens David (dir.), Genrehybriditeit in de literatuur/Hybridations génériques en régime littéraire, Cahier voor Literatuurwetenschap, n°9, 2017, pp. 65-76.
Vouilloux Bernard, « Texte et image ou verbal et visuel ? », dans Louvel Liliane et Scepi Henri (dir.), Texte/Image : nouveaux problèmes, Rennes, PUR, 2005.
Watthee-Delmotte Myriam, « Les genres de la mort : du graveur Max Klinger à l’écrivaine Caroline Lamarche », dans Écritures migrantes du genre (II). Langues, arts, inter-sectionnalités génériques, sous la direction de Calle-Gruber M. & Crevier Goulet S.-A., Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2017, pp. 141-150.
Watthee-Delmotte Myriam, « Thinking in Images/Writing in Words: the Literary Work of a Painter (the Case of Salvador Dalí) », dans Cahiers des échanges interdépartementaux UCL/UMass – Notebooks of the interdepartmental exchange UCL/UMass, n°3, novembre 2001, pp. 89-103.
Wunenburger Jean-Jacques, Philosophie des images, Paris, PUF, 1997.
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