La Chaire Altissia dans MAGAZINE PROF

Libres propros 

L’ubiquité du numérique : réalité d’aujourd’hui et responsabilité de façonner l’avenir

Article publié le 26 / 03 / 2021.

Cette rubrique invite un/des expert(s) à faire part d’un message jugé important dans le contexte actuel. Chris Tanasescu est titulaire de la Chaire Altissia qui, au-delà des savoirs parcellaires, mêle sciences humaines et technologie au service des étudiants et étudiantes d’aujourd’hui.

Nous entendons de plus en plus parler du virage numérique dans notre culture, de l’ère (post)numérique, ou encore de la/des culture(s) contemporaine(s) de la connectivité. Ces termes font référence à l’omniprésence du numérique qui pénètre profondément et remodèle fondamentalement tous les aspects de notre culture, de notre quotidien, jusqu’à nos vies personnelles, nos pensées et nos sentiments.

Cette évolution comporte des avantages multiples, mais aussi des inconvénients potentiels ou, parfois, des aspects potentiellement menaçants. Dans ce contexte, le défi pour un instructeur est, tout en sensibilisant les étudiantes et étudiants aux transformations profondes et étendues apportées par le numérique, de les amener à l’intégrer de manière organique dans leurs activités éducatives scolaires et extrascolaires et à (re)penser le numérique de manière critique et créative. Le numérique change en fait nos disciplines et change aussi la société.

Chris Tanasescu, titulaire de la Chaire Altissia à la Faculté de philosophie, arts et lettres de l'UCLouvain, et professeur en humanités numériques

Chris Tanasescu, titulaire de la Chaire Altissia à la Faculté de philosophie, arts et lettres de l’UCLouvain, et professeur en humanités numériques

Les avantages et les défis des données, de l’intelligence artificielle et de l’algocratie

Le numérique a apporté des changements majeurs dans tous les domaines de la vie et dans toutes les disciplines, à tel point que, dans l’éducation, il a souvent été considéré comme le moteur de l’innovation contemporaine inter et trans-disciplinaire. Bien que les universitaires ne s’accordent pas toujours sur ce que sont les humanités numériques (de l’analyse informatique des textes littéraires, par exemple, à la gestion automatique des données sur les sciences humaines et sociales), l’omniprésence des méthodes, outils, et applications numériques utilisés dans la recherche et l’éducation, est un fait.

Pourtant, cette omniprésence a ses pièges et ses inconvénients. Tout se transforme en données et, comme l’affirme une publication bien connue (dirigée par Lisa Gitelman) dans son titre même, « les données brutes (raw data) sont un oxymore ». Les données ne sont jamais crues, elles sont toujours… cooked (cuites) ; elles sont rhétoriques, elles illustrent certaines idéologies.

De plus, si tout est données, alors nous le sommes aussi. Le simple fait de surfer sur Internet, de faire des recherches sur les moteurs de recherche ou d’être actif dans les médias sociaux fait de nous des données exploitables par divers acteurs économiques ou politiques. Le concept de « dataveillance » fait référence à de tels phénomènes : nous sommes nous-mêmes devenus la ressource de collecte de données, dans un système qui se nourrit vampiriquement de nos identités, de nos « likes » et de nos habitudes quotidiennes. 

Les utilisateurs sont ainsi regroupés dans les Big Data dont on parle beaucoup, ce qui soulève de graves questions d’ordre éthique et épistémologique. Nous définissons les Big Data comme un phénomène qui repose sur l’interaction de plusieurs facteurs (technologie, analyse et, notamment, mythologie). Il ne s’agit pas seulement d’une question d’échelle et il ne suffit pas de la considérer en termes de proximité ou distance. Il s’agit plutôt d’un changement profond au niveau de l’épistémologie et de l’éthique.

Big Data recadre des questions-clés sur la constitution des connaissances, la manière dont nous devrions nous engager avec l’information, et la nature et la catégorisation de la réalité. Trop souvent, les Big Data permettent la pratique de l’apophenie : voir des modèles là où il n’y en a pas, simplement parce que d’énormes quantités de données peuvent offrir des connexions qui rayonnent dans toutes les directions. Dans un exemple notable, un auteur a démontré que les techniques d’exploration de données pouvaient montrer une corrélation forte mais fallacieuse entre les changements de l’indice boursier S&P 500 et la production de beurre au Bangladesh…

Qu’est-ce qui peut vraiment nous aider à analyser avec précision ces énormes quantités de données ? Les algorithmes et, en particulier, l’intelligence artificielle. L’un des changements de haut niveau les plus importants dans la conception des algorithmes ces dernières années est le passage des algorithmes « descendants » (top-down) (dans lesquels un programmeur ou une équipe de programmeurs définit de manière exhaustive l’ensemble des règles de l’algorithme) aux algorithmes d’apprentissage machine
« ascendants » (bottom-up) (dans lesquels l’algorithme reçoit une règle d’apprentissage et est formé sur de grands ensembles de données afin de développer ses propres règles).

Mais les algorithmes ascendants créent néanmoins certains problèmes en ce qui concerne la transparence et l’opacité des systèmes d’intelligence artificielle, et particulièrement le système de gouvernance algorithmique.

Il existe en effet une volonté croissante d’externaliser le pouvoir de décision vers des systèmes de prise de décision basés sur des algorithmes. Mais un système de gouvernance algorithmique doit être conçu et mis en œuvre de manière à garantir à la fois son efficacité et sa légitimité. Nous devons nous assurer qu’il s’agit d’un moyen efficace pour atteindre un objectif politique, tout en restant équitable, ouvert et impartial sur le plan de la procédure.

Si certains auteurs estiment que l’algocratie peut être rendue à la fois efficace et éthique en prenant diverses mesures (en adoptant par exemple des architectures en chaine de blocs, blockchain), d’autres critiquent sévèrement la gouvernance algorithmique. L’auteure et penseuse belge Antoinette Rouvroy, par exemple, affirme qu’il est nécessaire de retourner à la réalité et de tourner le dos à l’optimisation sans fin, car l’algocratie représente « la mort du politique ». 

La promesse de l’éducation et de la recherche sur les cultures et l’éthique du numérique  

Les jeunes générations ont l’avantage d’être exposées au numérique et vivent dès leur plus jeune âge dans la « culture de la connectivité » (expression de José van Dijck). Elles peuvent donc poser des questions critiques sur la validité éthique de ces technologies, tout en étant conscientes et informées de ce qui se cache « sous le capot » des applications numériques et de l’intelligence artificielle, ou en étant capables de faire des recherches à ce sujet. 

Les cours, programmes et options universitaires — telles que celles offertes par la Chaire Altissia (1) en Cultures et éthique du numérique, à la Faculté de philosophie, arts et lettres (FIAL) de l’UCLouvain — dans les humanités numériques et l’application de perspectives critiques et réfléchies humanistes inter/trans-disciplinaires dans le numérique, tout en offrant de solides introductions à la programmation informatique, peuvent élargir les horizons des étudiants et les rendre plus compétitifs sur le marché du travail.

Mais ils peuvent aussi les rendre capables de construire des cultures, des communautés, et des technologies meilleures et plus équitables. Comme l’a déclaré l’universitaire Tobias Blanke, les deux contributions les plus remarquables des humanités numériques aux sciences humaines et à l’informatique sont la lecture à distance (distant reading, l’utilisation d’algorithmes dans la lecture automatiques de grandes quantités de textes humanistes) et la critique éthique de l’intelligence artificielle. 

C’est le grand défi et la mission passionnante que les éducateurs et les étudiants ont aujourd’hui la possibilité d’aborder et de mener à bien ensemble, en maitrisant et en remodelant le numérique pour un monde meilleur, éthiquement responsable et inclusif.

Chris TANASESCU

(1) La Chaire Altissia organise périodiquement des conférences en ligne. Infos via https://sites.uclouvain.be/chairealtissia.

En deux mots

Chris Tanasescu est le titulaire de la Chaire Altissia à la Faculté de philosophie, arts et lettres de l’UCLouvain, et professeur en humanités numériques.

Il est diplômé en anglais, en mathématiques et en informatique, donc il combine ses formations pour donner des cours interdisciplinaires et post-disciplinaires sur les approches numériques en sciences humaines et sociales, et faire des recherches en études littéraires, notamment sur la poésie contemporaine, en utilisant les dernières méthodes informatiques ou outils et logiciels numériques.

En outre, il est un poète et interprète (connu sous le nom de MARGENTO) qui utilise les technologies numériques (twitter.com/GraphPoem) et les approches inter-media et cross-artform (bit.ly/2Xzdk4p), en étant fidèle à sa propre conviction que le numérique transforme en permanence notre existence.

Plus d’infos MAGAZINE PROF N°49 : https://bit.ly/3y00nQj

Retour en haut