Mémorial Léon H. Dupriez
Université catholique de Louvain
(Belgique)
Dans son activité de professeur et de chercheur, Léon H. Dupriez a toujours voulu inscrire son analyse économique rigoureuse dans une perspective de développement des collectivités humaines. Et il a réfléchi sur l’articulation entre l’étude du système et celle de sa transformation. Comment insérer l’étude de la "conjoncture économique" dans celle des "mouvements économiques généraux" ?
A cet égard, son livre essentiel, "Philosophie des conjonctures économiques" (1959), réussit une synthèse magistrale, résultat d’une réflexion personnelle qui s’appuie sur une connaissance approfondie à la fois de la réalité et de la littérature. Mais la différenciation qu’il opère entre fonctionnement et évolution dans le temps apparaît peut-être le plus clairement dans un bref article publié en 1973 en hommage à Giuseppe Ugo Papi.1
Pour reprendre les termes du professeur Dupriez, il existe une "voie étroite" et une "voie large" de l’économie politique. La "voie étroite" est celle qui étudie le fonctionnement du système. La "voie large" s’intéresse en outre à sa transformation. L’un et l’autre domaine relèvent de l’économie, mais Dupriez souligne que la méthodologie doit être différente selon les problèmes et que l’accent récent mis sur le seul outil mathématique a abouti à négliger ou à mal orienter l’étude qui concerne la transformation du système économique.
Dans une économie de marché, chaque agent économique, recherchant son avantage particulier, est conduit à travers les tâtonnements de Walras à une situation tendancielle d’équilibre où les tensions du système auront disparu. Par analogie avec le monde physique, Dupriez parle d’entropie ("situation d’équipotentialité au sein de laquelle aucun mouvement n’est plus sollicité").2
Par contre, en ce qui concerne la transformation des sociétés, l’évolution est imprévisible et montre clairement une complexification croissante ("une économie de plus en plus complexe et ramifiée, de forme de plus en plus improbable, enfin de plus en plus pensée et donc intériorisée").3 Dans ce dernier cas, il y a négentropie ou, pour utiliser une expression positive qui témoigne davantage du pouvoir créateur des hommes, il y a "remontée d’entropie".
En ce qui concerne la voie étroite, on sait, depuis Walras, qu’un système d’équations peut rendre compte du mouvement vers l’équilibre. Par conséquent, il y a place pour l’utilisation de l’outil mathématique et pour la formalisation. Il s’agit aujourd’hui du courant dominant de la science économique.
Mais la voie large, avec sa complexification improbable, échappe à la rigidité méthodologique de l’outil mathématique. En conséquence, d’autres outils devront être élaborés et utilisés. S’il ne s’en explique pas directement dans l’article mentionné, Dupriez a clairement montré dans sa recherche l’importance qu’il convient d’attacher à l’aspect institutionnel, sous-tendu par une connaissance historique approfondie.
C’est d’ailleurs ce mélange de rigueur formelle, de maîtrise juridique et de connaissances historiques qui a fait autrefois le succès et le renom de ce que l’on a appelé "l’école de Louvain" - dont Dupriez a été l’initiateur et le principal représentant. On peut regretter (et Dupriez l’a fait à la fin de sa vie) que, par effet de mode et à cause aussi sans doute d’une mauvaise conception de ce qu’est le "sérieux" scientifique, il y ait eu progressivement un infléchissement méthodologique excessif au profit de la formalisation mathématique et qu’on ait délaissé les dimensions institutionnelle et historique de l’économie.4
Pourtant la voie large fait partie intégrante de l’économie. Heureusement certains champs de recherche, comme l’étude du développement ou l’étude de l’intégration économique, ont, pour des raisons évidentes, assez largement échappé à la dérive méthodologique.5 Et même en ce qui concerne le courant économique principal, la crise des années 70 a probablement marqué un tournant.
Quoi qu’il en soit, Dupriez conclut son
article en rappelant les économistes à leurs devoirs :
"La voie large de l’économie
politique se trouve ainsi tracée : elle doit englober tout à
la fois le domaine psychique de la remontée d’entropie et le domaine
des contraintes formalisables. Tous deux sont scientifiquement importants
; tous deux méritent une même considération et un même
développement.
L’erreur tragique des dernières
années a été de choisir assurément la voie
étroite, mais hélas, aussi, souvent, la voie étriquée".6
1
Léon H. DUPRIEZ, "Voie large ou voie étroite de l’économie
politique ?", Essays in honour of Giuseppe Ugo Papi, 1973, pp. 189-198.
2
Op. cit., p. 192.
3
Op. cit., p. 195.
4
"Un coup de barre doit être donné pour restituer l’économie
politique dans ses pleines dimensions sociales, voire simplement humaines.
Cet effort doit se centrer
sur la compréhension du réel et amener les formalisations…à
leur juste place comme outil d’interprétation ; ceci implique la
restitution aux autres méthodes d’approche de leur place dans la
hiérarchie des valeurs." op. cit., p. 191.
5
Pas entièrement l’étude de l’intégration économique.
Cf. le courant anglo-saxon qui, de façon typique, ne voit pratiquement,
dans l’intégration économique, que la modification des conditions
de l’échange et ignore presque totalement les problèmes que
pose la création d’une entité économique nouvelle
devant assurer sa propre cohérence.
6
Op. cit., p. 198.
< Témoignage du Prof. Alain Siaens |
Affiché le 6 février
2001
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