Mémorial Léon H. Dupriez
Université catholique de Louvain
(Belgique)
Vais-je livrer une discussion ou un témoignage
? Les deux, parce que Léon Dupriez était celui qu’il était,
passionné de cohérence et d’"adéquation"1,
et parce que mon expérience avec lui en a été marquée.
Intellectuel féru de rationalité et intransigeant sur ses
exigences de rigueur, Léon Dupriez refusait toute schizophrénie
entre le chrétien du dimanche et le professionnel de la semaine
et il soumettait son intellect à sa foi. Une foi en l’homme, enracinée
chez lui dans sa foi chrétienne, suivant des principes où
nos humanistes se reconnaîtraient aussi bien mais auxquels la référence
au divin conférait un caractère absolu. Et ce qui vaut entre
l’homme et l’économiste, vaut aussi entre sa méthode et sa
pensée ou, au sein de celle-ci, entre ses convictions philosophiques
et son analyse proprement économique2.
L’histoire personnelle de Léon
Dupriez explique en partie ce souci extrême de cohérence qui
l’animait et qui en fit un homme de synthèses dans un monde scientifique
obsédé d’analyse. Sous la houlette d’une grand-mère,
il est d’abord et dès l’adolescence formé dans la tradition
allemande. Les mauvaises langues (j’en suis) diront de lui qu’il écrit
allemand en français. Ses longues périodes chargées
de subordonnées en ont fait transpirer plus d’un ! Fils d’un juriste
éminent, professeur à l’UCL, il étudie le droit à
son tour, puis les sciences politiques et sociales. Il se perfectionne
à Harvard, où il rencontre son célèbre baromètre
de conjoncture, qui orientera sa recherche académique : revenu en
Belgique, il consacre à l’analyse conjoncturelle son doctorat en
sciences politiques et sociales - puisque les sciences économiques
n’existaient pas encore dans nos universités. Il ne suit pourtant
pas la ligne empiriste américaine, dont le climat intellectuel ne
l’imprégnera guère et dont le béhaviorisme le rebute.
Il reste dans la ligne de l’école historique allemande et de ses
conjoncturistes : Joseph Schumpeter, Godfried Haberler, Ernst Wagemann.
Léon Dupriez se trouve donc dès le début de sa carrière
universitaire au croisement de plusieurs influences, dans plusieurs disciplines.
L’évolution de Léon Dupriez au cours de sa carrière est non moins significative. C’est d’abord en technicien de l’analyse qu’il est économiste : sa thèse sur les méthodes d’analyse de la conjoncture est de nature essentiellement statistique. Et c’est ainsi qu’il en vient à diriger l’IRES entre son doctorat, en 1929, alors que l’Institut vient d’être créé, jusqu’à son éméritat en 1971. Corrélativement et jusqu’au lendemain de la guerre, il travaille au service d’études de la Banque Nationale de Belgique et accomplit des missions officielles "de terrain" au lendemain de la crise des année trente. Le recul imposé par la guerre lui permet ensuite de prendre distance intellectuellement. Cela donne la somme des Mouvements économiques générauxpubliés en 1947 : "mes Mouvements" - fresque théorique bien enracinée dans l’histoire et l’expérience concrètes et que je préférerai toujours à sa Philosophie des conjonctures économiquesde 1959.
Car la trajectoire se poursuit. Le spectacle
d’une science qui, à ses yeux, se pervertit conduit Léon
Dupriez à enraciner l’économie - science et pratique, indissociablement
liées - dans une philosophie. Il s’agit essentiellement d’une anthropologie,
mobilisant le "réalisme aristotélicien" dans une perspective
chrétienne (peu cité, Thomas d’Aquin est très présent)
pour fonder une théorie de l’acte économique. Un agir téléologique
et rationnel, qui n’est pas exclusif d’autres mobiles mais dont il observe
que, depuis la Révolution industrielle et dans le champ économique,
il domine une majorité de comportements d’une majorité d’acteurs.
Ce qui permet une science économique (une explication économique
des faits économiques) - mais la soumet, dans ses théories
comme dans ses méthodes, à cette rationalité téléologique.
Pas question, pour Léon Dupriez, d’accepter le déterminisme
positiviste qu’il détecte dans les modèles algébriques
et leurs constances empiriques. En revanche, il reconnaît dans l’équilibre
général de Walras, réinterprété en termes
d’une norme formelle tendancielle, et dans le mécanisme des marchés,
une formalisation compatible avec ses exigences3.
Mon allusion à Thomas d’Aquin
n’est pas arbitraire. Il y a quelque chose de scolastique dans la rigueur
qui conduit Léon Dupriez à "mettre en cohérence" philosophie,
doctrine, méthode et actions. Au risque du paradoxe, c’est un cadre
déductif qui balise, canalise voire enserre une pensée et
des interventions en politique économique, au demeurant essentiellement
soucieuses de fondement empirique et de débouché pratique.
Le souci d’"adéquation" à la réalité est l’objectif,
sans cesse rappelé, mais sa poursuite est étroitement subordonnée
à une conformité philosophique ombrageuse, et parfois controversable.
Est-il logiquement nécessaire, en effet, que l’épistémologie
se calque pas à pas sur l’ontologie ? Les associations et les enchaînements
de syllogismes auxquels se réduisent, tout compte fait, nos raisonnements
doivent-ils nécessairement suivre les mêmes circuits que les
actes qu’ils étudient ? Les comportements collectifs doivent-ils,
peuvent-ils même, être étudiés de la même
façon que les comportements individuels qui leur sont sous-jacents
? N’y a-t-il pas, au contraire, un risque à s’y contraindre ? Karl
Marx critiquait la propension de "donner les choses de la logique pour
la logique des choses"4. Dans le même
sens, Pierre Bourdieu accuse nos social scientistsde "glisser du
modèle de la réalité à la réalité
du modèle"5. Et ne trouve-t-on pas un
écho à ces plaintes chez Léon Dupriez lui-même,
lorsqu’il refuse de soumettre la science économique à une
démarche hypothético-déductive, ou propose des tendances
à l’équilibre général qui transcendent les
actes individuels ?
"The trouble is, this is a real world": cette phrase d’André Maurois sert d’exergue aux Mouvements. Elle éclaire le paradoxe d’une pensée où le contenu détermine les formes. La phrase a séduit Léon Dupriez parce qu’elle remet les théoriciens devant leur objet et leur rappelle, à bon droit, que la pertinence, l’"adéquation au réel", est première par rapport à la rigueur interne des raisonnements. Mais la phrase se retourne contre lui lorsque les méthodes qu’il vilipende se révèlent fécondes, suggérant peut-être des acteurs moins lucides que Léon Dupriez ne les conçoit mais rappelant aussi qu’une hypothèse doit être fertile, et non descriptivement fidèle : n’est-ce pas, au demeurant, le cas du modèle de la concurrence parfaite auquel il raccroche sa théorie de l’équilibre général tendanciel ?
Réaction freudienne au père ? Le fait est que je suis aussi relativiste, en fait de méthode, que Léon Dupriez se montre intransigeant. Je me retrouve davantage chez Jürgen Habermas, qui "ne met absolument pas en question le positivisme en tant que discipline scientifique. Il s’en prend exclusivement à l’idéologie positiviste qui extrapole les critères propres au champ de l’expérimentation pour les utiliser tels quels dans le champ de la pratique"6.
Mais je rejoins la position inconfortable de Léon Dupriez lorsqu’il applique sa critique au fond : avant d’être rigoureuse, la science se doit d’être pertinente. Les analyses doivent déboucher sur une synthèse, car la réalité ne se vit pas toutes choses d’ailleurs. Et cette synthèse, en économie, n’est parfaite qu’autant qu’elle incorpore les considérations utiles d’ordre sociologique, institutionnel, politique. Et, lorsqu’on en arrive à l’agir, éthique. Position inconfortable, disais-je : elle n’est certes pas à la mode en un temps où les acteurs économiques, récupérant une théorie dans son état d’il y a un siècle, prétendent abandonner l’économie à son auto-régulation. Mais "pourquoi serais-je de mon temps si mon temps se trompe" : je ne sais plus qui a dit cela, mais ç’aurait pu être Léon Dupriez ! Mais au delà de modes, sa position est surtout inconfortable parce que les sciences sociales qu’il importe d’articuler parlent des langues différentes, suivent des logiques différentes et ne se laissent, le plus souvent, confronter que de façon discursive, en perdant l’apport de leur rigueur propre et en faisant courir le risque de ne plus en offrir aucune. On connaît la réponse de Léon Dupriez : si les formalisations ne permettent pas l’adéquation, ne formalisons pas.
Parce qu’il adopte une position inconfortable, et excentrique dans la profession, Léon Dupriez est lui-même un maître inconfortable. Et un interlocuteur inconfortable pour ses collègues, qui s’opposent à lui tout en le respectant, pour sa pensée même et, bien sûr, pour son intégrité intellectuelle. C’est qu’il n’est pas moins respecté comme homme que comme intellectuel. Il l’est comme patron : inconditionnellement dévoué, son personnel l’appelle "le maître". Il l’est comme directeur de mémoire ou de thèse : s’il estime que vous le méritez, il vous suit au delà de vos études, vous conseille dans votre début de carrière, vous trouve votre premier emploi. Paternaliste ? Sans doute, dans l’esprit de son temps et de son milieu - mais combien confortable, cette fois, pour qui en bénéficie !
Qu’on me permette une touche personnelle.
C’est chez Léon Dupriez que j’ai rencontré le libéralisme
humaniste, que j’ai saisi sa logique interne et que j’ai reconnu sa sincérité.
C’est chez lui que je me suis frotté à une pensée
germanique, que j’ai abordé la théorie du droit, que j’ai
pris goût aux synthèses et aux complexités - et c’est
chez lui que j’ai appris combien il est enrichissant - et nécessaire
! - que je rencontre, pour les comprendre et même pour les combattre,
des milieux et courants de pensée différents des miens. Au
delà d’une formation, une éducation : ce glissement de vocabulaire
qui s’introduit aujourd’hui dans le discours de notre université,
Léon Dupriez le pratique spontanément.
La cohérence est une vertu intellectuelle
de base, la condition nécessaire à l’acceptation de tout
résultat, de toute construction scientifique. Mais j’ai trop pratiqué
la prévision conjoncturelle, sous l’œil tolérant et sceptique
de Léon Dupriez, après son éméritat, pour ignorer
qu’on peut être rigoureusement cohérent et tout à fait
à côté de la plaque. Je suis donc un rien sceptique
à l’égard de corps de doctrine qui tirent principalement
argument de leur cohérence interne. Léon Dupriez ne disait
rien d’autre, lui qui vilipendait la démarche hypothético-déductive
et édifiait son édifice théorique sur des analyses
empiriques qui en assuraient l’"adéquation au réel". Le souci
de cohérence est cependant constant, et l’ambition d’une "pensée
unifiée" prend une importance croissante au gré de sa carrière.
Au sommet est sa théorie de l’équilibre général concurrentiel, extrapolé de Léon Walras à qui Léon Dupriez attribue indûment tout le mérite. Fondé sur une rationalité individualiste et téléologique, cet équilibre général constitue une norme tendancielle pour un système économique caractérisé - et "mis en cohérence" - par l’interdépendance générale des actions et ajustements qui y opèrent7. C’est par là que les téléologies personnelles donnent lieu à une téléologie globale : comme dans le modèle de la concurrence parfaite et au delà des imperfections qui en départissent la réalité et au delà des hausses d’entropie que provoquent les initiatives nouvelles d’acteurs qui - Friedrich Hayek et Fernand Braudel convergent remarquablement sur ce point - exploitent les déséquilibres et lacunes de la concurrence pour générer les progrès techniques. À partir de situations essentiellement déséquilibrées, le système économique tâtonne sans cesse vers un équilibre sans cesse redéfini, jamais atteint.
Traduisant cette interdépendance générale et cette tendance vers l’équilibre général se trouvent les conjonctures. Pour Léon Dupriez, l’instabilité économique ne répond pas à des impulsions accidentelles ou irrationnelles, causes toutes secondaires - si tant est qu’on puisse user du mot cause… Elle résulte de ce que la vie économique, comme toute vie, est changement (singulièrement, depuis la Révolution industrielle, du fait de progrès techniques) et que les ajustements qu’elle impose aux marchés, aux comportements et aux structures productives ne se font pas tous dans un même "temps opératoire". Cette dernière notion généralise un concept de John Hicks et préfigure ce que la théorie actuelle connaît sous le nom de problèmes de coordination.
Cette vision des conjonctures s’oppose autant aux modèles "déterministes" keynésiens de l’époque qu’aux analyses stochastiques d’un Ragnar Frisch. Léon Dupriez n’était pas probabiliste ; il reprend à son compte le mot d’Albert Einstein, protestant que "Dieu ne joue pas aux dés" : toujours l’assimilation de l’épistémologique à l’ontologique. Pour lui, les fluctuations conjoncturelles ne traduisent pas une combinaison d’aléas, mais les tâtonnements systématiques du système économique vers l’équilibre, les "conjonctions systématiques" d’actions et d’ajustements qui "scandent" et (selon le mot d’aujourd’hui) régulent la vie économique d’acteurs rationnels. Abstrait ? Les analyses de Léon Dupriez dans le Service de conjoncture ne sont peut-être pas faciles à lire ; elles ne sauraient être plus concrètes8.
Même chose pour la monnaie. Le grand souci de Léon Dupriez, en réaction contre les tendances de la littérature de l’époque (Don Patinkin, typiquement), est d’intégrer la monnaie dans l’économie et, au delà, dans l’interdépendance et l’équilibre généraux. Un effort théorique qui le conduit à épingler à la fois la valeur éminemment symbolique de la monnaie et le double enracinement historique et institutionnel, sans lequel il juge qu’elle ne peut être utilement raisonnée. Cela lui permet d’intervenir utilement, donc très concrètement dans les débats politiques sur la dévaluation de 1935, sur l’assainissement monétaire de l’après-guerre (l’opération Gutt), ou sur la réforme du système monétaire international après la rupture du régime de Bretton-Woods9.
Il est délicat d’augurer ce que penserait aujourd’hui une personne décédée depuis quinze ans, dans un contexte qui s’est singulièrement modifié. Je ne pense pourtant courir grand risque à m’appuyer sur des principes qui lui étaient centraux pour supposer qu’il contesterait aujourd’hui une indépendance des banques centrales qui soumet la politique monétaire à de seuls objectifs monétaires, ou les expériences de discipline monétaire imposées, notamment en Amérique latine, et qui lient l’émission à l’évolution des réserves extérieures plutôt qu’aux opportunités économiques : un retour aux contraintes, sinon aux aléas, du currency principle.
Le financier, à la charnière du monétaire et du réel (qui s’en souvient ?) inspire moins Léon Dupriez - en ce sens qu’il y contribue moins. Je ne prends la peine de le noter que pour montrer qu’on peut être économiste, libéral, fortuné - et ne pas tout ramener au financier. Très libéral, très méfiant à l’égard des interventions publiques (on ne parle guère de politique économique dans le Service de conjoncture à l’époque, au delà du taux d’escompte ou du change), Léon Dupriez ne saurait être étiqueté néo-libéral au sens d’aujourd’hui. Il était trop soucieux de réel, de long terme, d’équilibre - mais aussi de social, de finalités humaines. Il témoigne plutôt de ce que le libéralisme peut être une position digne. Loin de tout cynisme, a fortiori de tout hédonisme, le libéralisme de Léon Dupriez, homme austère et homme de devoir, rejoint celui des puritains protestants : ni pauvreté ni richesse ne sont vice. Du riche, s’il se veut chrétien, on attend la générosité - mais avant tout, par devoir d’état, un bon usage de sa fortune : un usage qui ne se mesure pas seulement dans un rendement individuel mais en termes d’un intérêt général, comment aussi qu’on le définisse.
Moins distinguée à l’époque,
hormis en matière de monnaie et de change, la contribution de Léon
Dupriez à la théorie des relations internationales me paraît,
personnellement, avoir été l’une des plus fructueuses. C’est
en tout cas dans ce domaine que son influence aura été le
plus durable. Nous nous gargarisons d’une "nouvelle théorie du commerce
international", développée dans les années quatre-vingts
; la plupart de ses intuitions m’ont été enseignées
par Léon Dupriez au début des années soixante ! Cela
ne fera pas dénigrer la "nouvelle" théorie, qui a bien sûr
ses apports propres - et qui aura rendu le service de faire opportunément
redécouvrir la Méditerranée…
L’évolution de la théorie
et de l’analyse économique leur permet aujourd’hui d’affronter les
critiques que Léon Dupriez leur adressaient en vain. En macroéconomie
plus encore qu’en matière monétaire ou internationale, les
contraintes des formalisations ont, dans un premier (long) temps - les
décennies de l’après-guerre, et trop souvent encore aujourd’hui
- conduit les économistes à simplifier les situations qu’ils
analysaient ou à négliger certaines qualifications : même
en dehors de toute clause ceteris paribus et même en présence
d’enjeux pratiques. Par contraste, les progrès des dernières
décennies révèlent la pertinence de critiques adressées
par Léon Dupriez à ses contemporains et que ceux-ci rejetèrent,
non parce qu’ils purent y répondre, mais parce que leurs instruments
ne leur permettait au contraire pas d’y répondre : l’histoire de
toutes les sciences est remplie de tels comportements.
Léon Dupriez réagit durement au spectacle d’une science économique adolescente qui abuse d’analyses partielles, ou au contraire, manipule en macroéconomie ce qu’il appelle des "agrégats inanalysés" : à force d’analyses, la synthèse vient à manquer. Alors que les analyses ne valent que par les synthèses qu’elles permettent, et que toute décision de politique est une forme de synthèse pratique.
Cette croisade de Léon Dupriez n’est pas un succès. Ébranlés ou non, les confrères attaqués, agressés par Léon Dupriez résistent et persistent. On le leur reprochera peut-être, mais on notera les handicaps dont souffre la critique dupriézienne. Elle est négative et elle (n’)est donc acceptée (que) lorsqu’il est techniquement possible d’y répondre (un exemple : ce que Éric Lundberg appelait la "malédiction des coefficients constants" dans les modèles macro-économétriques). La critique est inopportune : Léon Dupriez a parfois raison trop tôt, comme à propos de l’inflexion du mouvement long de l’après-guerre, ou de l’épuisement du système monétaire international de Bretton-Woods ; il ne suffit pas d’avoir raison, il faut avoir raison à bon escient. La critique est philosophique : elle ne peut que gêner des analystes pragmatiques à-l’anglo-saxonne. La critique est publiée chez un éditeur philosophique, largement inconnu des économistes. La critique est formulée en français - un français peu lisible des francophones eux-mêmes…
Avec le recul, on dira que ce sont là défauts mineurs, de tactique et qui ne touchent pas au fond. Le fond finit pourtant par être en cause aussi. C’est qu’une pensée unifiée, voulue telle et défendue en tant que telle, dépend crucialement de sa cohérence même. Elle est vulnérable à toute atteinte, méthodologique ou de contenu. Elle résiste donc au changement, et, à force de fidélité à elle-même, se fait rigide. Peu avant son éméritat, Léon Dupriez m’exprima cela élégamment : "à un certain stade de sa carrière, on se soucie moins de répondre aux arguments des autres qu’à poursuivre sa propre pensée". Intransigeant, il paraît intolérant et termine sa vie universitaire en tension avec des collègues qui méritaient mieux.
Proche de lui depuis près de dix
ans à l’époque, je continuai à fréquenter Léon
Dupriez au cours des quinze années de sa retraite. Il ne cessa jamais
de réfléchir, ni d’ailleurs d’écrire. Il ne cessa
jamais de s’intéresser à ce que devenait son IRES - sans
jamais jouer les "belles-mères". Et il ne cessa jamais de discuter,
qu’il s’agisse d’économie, en philosophe ou en citoyen soucieux
de développement, de sciences humaines (l’œuvre d’Edgard Morin l’intéressa
particulièrement) ou de foi chrétienne. Le 12 octobre 1986,
je convins avec lui par téléphone d’un rendez-vous pour le
14. Mais le 13, il décédait brusquement et je ne le vis plus
que sur son lit de mort.
1
Sauf précision contraire, les mots et passages entre guillemets
citent Léon Dupriez..
2
On retrouvera inévitablement ici des choses que j’écrivais
avec Alain Siaens dans notre introduction au recueil "Problèmes
économiques contemporains. Quarante-cinq années d’expérience
de Léon H. Dupriez et ses collaborateurs" publié en 1972,
au lendemain de son éméritat. Trente ans plus tard, je me
voudrai plus subjectif, à la fois dans le témoignage personnel
et dans le jugement.
3
L’analyse ci-jointe de Paul Mandy rend très
finement compte de cette pensée de Léon Dupriez et j’y renvoie
le lecteur.
4
Choses dites,p. 76-77.
5
Le sens pratique,Paris, Éd. de Minuit, 1980, p. 67.
6
Je cite l’excellent résumé de Paul Ladrière, Pour
une sociologie de l’éthique.Paris, PUF, 2001, p. 246.
7
A nouveau, je renvoie le lecteur à la contribution
de Paul Mandy.
8
Et après tout, rien de plus pratique qu’une bonne théorie
!
9
Accueilli à l’UCL lorsqu’il reçut le prix Nobel, Robert Mundell
loua Robert Triffin ? le plus illustre disciple du maître ? et Léon
Dupriez, dont il vanta les apports au groupe de Bellagio.
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Affiché le 1er octobre
2001
page : Université
catholique de Louvain|
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IRES Center for Economic
Research