Prix Jean Sonnet 2001

Ama Contacts n°23

Le jury composé des recteurs honoraires de l’UCL (Edouard Massaux et Pierre Macq), du prorecteur pour les sciences médicales (Jean-François Denef), du doyen de la Faculté de Médecine (Didier Moulin), d’Eugène Lebacq, ancien président de l’AMA-UCL, de René Tonglet, professeur à l’UCL et de Madame Suzanne Boonen-Moreau, magistrat à Namur, s’est réuni le 20 septembre et a retenu le projet du docteur Pierre Hendrick.
Le jury souhaite que le docteur Pierre Hendrick puisse, selon des modalités à préciser, rencontrer les étudiants de la Faculté de Médecine afin de les sensibiliser aux problèmes du Quart-Monde dans notre pays et plus particulièrement à Bruxelles.

Le jury tient par ailleurs à souligner qu’il a mis en évidence les qualités propres à chacun des huit projets qui lui ont été soumis.

Le prix a été remis au docteur Pierre Hendrick par Madame Simone Sonnet et par Maître Jean-Jacques Viseur, président du Conseil d’Administration de l’UCL.

 

Naissance du projet

Le Vieux Molenbeek, un quartier bruxellois qui jouxte le canal, appelé au 19ème siècle, le petit Manchester belge, en raison de l’implantation de nombreuses industries est aujourd’hui un quartier dégradé qui vieillit mal. Heureusement, le quartier connaît une rénovation, timide encore, mais porteuse d’espoir..
C’est dans ce quartier qu’est né  en 1975, le Projet Santé Culture Quart Monde.  Sa raison d’être est d’améliorer les conditions de vie, l’accès aux soins de santé, la perception du corps et du bien être des plus démunis dans une optique participative.

L’idée de sa création vient du mouvement ATD Quart Monde qui, depuis fort longtemps, s’était rendu compte que la santé des gens très pauvres était prématurément et profondément dégradée. Ils souhaitaient mettre sur pied un projet, à la fois de recherche et d’action, pour mieux comprendre ce qui se passait et partant, pour éviter que cela se reproduise… Bien sûr, cela rejoignait des choses connues depuis longtemps : depuis que l’on fait de l’épidémiologie, on sait qu’il existe des inégalités sociales de santé ; la littérature foisonne de descriptions détaillées de ces inégalités. Par contre, lorsqu’il s’agit de trouver des éléments de solution pour pallier ce genre de problèmes, la pêche est nettement plus maigre. Et c’est de là que notre projet tient sa particularité, dans la mesure où il s’agit à la fois de mieux comprendre mais aussi et surtout de lutter avec efficacité contre les inégalités sociales de santé.

Comment a-t-on fait ? D’abord, il faut resituer les choses dans leur contexte. C’était encore l’époque du post-«  soixante-huitisme » avec une réflexion sur la santé de première ligne menée autour du GERM ( Groupe d’Etude pour une Réforme de la Médecine) qui avait développé le modèle du centre de santé intégré. Les jeunes médecins que nous étions à l’époque étaient fort « branchés » là-dessus. Toutefois, le fondateur du Mouvement ATD Quart Monde, le Père Joseph Wrésinski, nous avait solidement mis en garde. Pour lui, la voie la plus réaliste pour atteindre les pauvres impliquait que l’on habite le quartier, que l’équipe de départ ne comprenne que deux ou trois personnes au maximum, que l’on commence par ne rien faire d’autre que rendre service aux gens, de les écouter, de regarder et d’écrire tout ce que l’on voyait. Et c’est ce que nous avons fait pendant deux ans. Sans développer d’autres actions qu’un petit cabinet de médecine générale avec trois médecins : Paul Galand, Patrick Coomans et moi-même.

Je pense que cela a été une chance extraordinaire de commencer ainsi, parce que nous avons vraiment eu le temps de nous faire connaître, de devenir nous-mêmes des habitants du quartier, de mieux connaître la réalité des conditions de vie.

Il faut dire que quand nous avons acheté la maison, il a fallu trois mois de travaux plein-temps pour la rendre habitable ! Ce qui en dit long sur les problèmes de logement dans le quartier.

 

Savoir et Santé

Un autre élément auquel le fondateur du Mouvement ATD Quart Monde nous avait fait réfléchir, est que  les personnes ne font de progrès au niveau de leur santé que si elles le font au niveau du savoir. En première approche, on pouvait comprendre qu’avec des populations défavorisées, il fallait faire de l’éducation pour la santé. En fait, nous nous sommes très vite rendu compte que l’éducation sanitaire classique ne convenait pas du tout à ce type de population. Pourquoi ? Parce que les personnes très pauvres se sentent marquées dans leur corps, se sentent disqualifiées au niveau santé, stigmatisées. Par conséquent, et c’était encore plus vrai à l’époque, les discours du style «  pour rester en bonne santé, faites ceci, ne faites pas cela, mangez ceci en grande quantité etc.. » ne collaient pas à leur réalité. Pour eux, il était clair que, comme leur santé et celle de leur proches étaient mauvaises, ces discours ne les concernaient pas.

Nous avons pris progressivement conscience de cela. En fait, pour cette population, c’est comme si un ressort était cassé.

Il y a un certain fatalisme par rapport à la santé, ou plus exactement par rapport à la maladie. Ces constatations rejoignent d’ailleurs des études canadiennes, parues beaucoup plus tard, qui indiquent très clairement que l’état de santé est déterminé par le sentiment qu’a la personne de pouvoir changer les choses. Ce fatalisme était donc pathogène en lui-même.

 

Préférer l’approche communautaire

Devant ces corps très abîmés- et qui dit corps dit aussi personnes- l’idée nous était venue de créer une salle de bien être où ces corps pourraient reprendre repos, vigueur, valeur aux yeux de leurs propriétaires, et, par là, retendre le ressort, permettre un dynamisme nouveau.
Nous en avons donc parlé avec les habitants du quartier, et nous avons immédiatement senti une énorme réticence. Parce que nous proposions cela à titre individuel et qu’en réalité les familles souhaitaient une approche communautaire.

Probablement l’approche individualisée, focalisée sur un problème de santé, était-elle, pour eux, relativement anxiogène. C’est un peu le même phénomène que pour l’accès aux soins de santé mentale. Car, au fond, ces personnes savent qu’elles vivent une réalité très dure, qui n’est pas telle qu’elle devrait être- mais en même temps, accepter de l’exprimer pour mieux redémarrer est très angoissant. Donc, cela passe mieux par le biais communautaire, au moins dans un premier temps.

 

Echanger les savoirs

Une lutte efficace contre la pauvreté passe par la participation des plus pauvres, à une réflexion, à la mise en place de solutions. C’est le volet que nous appelons culturel ; ce qui signifie en clair, que lorsqu’on aborde des gens très pauvres, si on veut que les choses changent, il faut lutter contre ce fatalisme, permettre au corps de reprendre sa valeur, permettre aux gens d’enrichir leur tissu social, de réfléchir sur leur situation mais pas de manière défaitiste. Ce côté pro-actif, c’est je pense, ce qui fait l’originalité de notre maison médicale.

C’est ainsi que nous avons mené une réflexion sur le logement, avec les patients eux-mêmes. Eh bien, quand des personnes très pauvres parlent des médecins et des infirmières, ils disent avoir honte de les recevoir chez eux parce qu’ils connaissent l’état de délabrement de leur logement et ont peur que cela n’entraîne un jugement négatif de la part du professionnel. La réflexion que nous avons menée ensemble leur a permis de comprendre notre propre impuissance à changer les choses. Et çà, je pense que c’est important. Parce que, même si le logement n’a pas fondamentalement changé, au moins la honte a disparu. La honte est paralysante. Le pire, disent les plus pauvres, c’est quand les médecins, les infirmières se transforment en « juges »le regard focalisé sur les difficultés, les manques, les problèmes. Ils en oublient de regarder les patients comme des personnes.
Nous préférons de loin une approche de réflexion commune, où chacun apporte sa pierre à l’édifice, où chacun, malgré les difficultés, est appelé à progresser.
C’est plus dynamique, plus constructif.

 

Organiser la réflexion

La réflexion s’organise de différentes façons. Nous essayons d’utiliser divers canaux. Ainsi, il nous paraît très important de marcher simplement dans le quartier ! Comme les gens se déplacent beaucoup à pied par ici, il ne faut pas longtemps pour rencontrer quelqu’un. On apprend ceci, on apprend cela, quelqu’un nous livre ce qu’il pense …  C’est comme cela que se crée un rapport différent, beaucoup plus riche.  Il y a aussi la pratique médicale au jour le jour : on peut l’exercer en étant attentif à une série de paramètres importants pour la vie quotidienne de tous.

Une autre manière de faire réside dans l’organisation de réunions, de soirées, de discussions. Trois ou quatre fois par an, nous invitons également les familles à des sorties : tous ensemble, nos familles y compris, nous allons  à la campagne ou voir un spectacle…. Tout est fait pour qu’il y ait une dynamique de vie, de rencontres.

Notre objectif n’est toutefois pas de faire un projet de quartier. Il y a assez d’autres associations qui fonctionnent dans le Vieux Molenbeek. Notre spécificité, c’est d’aller à la rencontre des plus pauvres qui, malheureusement, sont souvent en dehors du coup, et de solliciter leur participation, suivant les opportunités.

 

Les brochures : un processus de création collective

Nous avons beaucoup cherché et erré dans le domaine de l’éducation pour la santé. Nous en sommes arrivés à la conclusion que le plus utile était de réfléchir ensemble autour d’un thème «  santé » au sens large. Nous organisons donc régulièrement des soirées-débats, que nous appelons réunions de découverte de la santé. Chacun y apporte son savoir, son expérience. Nous restons sur le même thème assez longuement, ce qui permet de réfléchir, de renvoyer aux participants, de compléter….

Après cela, nous essayons de construire une brochure qui résume la réflexion commune. Quatre ont déjà été réalisées, et la cinquième est en préparation. Pour construire ces brochures, un texte martyr est établi à partir des décryptages des soirées( décryptage mot à mot). Ce texte est proposé aux participants et retravaillé avec eux. Ensuite, nous fabriquons un projet de brochure, qui est relu avec des personnes très pauvres n’ayant pas ou peu participé aux débats. Nous recorrigeons et nous faisons alors la mouture définitive.
Ce processus exigeant et long a le mérite de mettre en valeur le travail des personnes pauvres. « Dans ces réunions » dit un participant, « on ne parle pas pour ne rien dire, et ce livre c’est notre livre ! ».

 

Miroir du monde

Depuis 26 ans, le quartier a considérablement changé.  On a vu apparaître d’autres formes de pauvreté. En 1975, le noyau important, numériquement, était constitué de familles sous-prolétaires belges. Progressivement, des familles immigrées sont venues «  enrichir » les rangs de la grande pauvreté.
Depuis une quinzaine d’années, ce sont les réfugiés qui arrivent. Ce qui est extraordinaire, c’est de constater que ce quartier est devenu un véritable miroir de l’état du monde. Quand les choses allaient mal en Bosnie, on voyait arriver des Bosniaques, quand cela allait mal au Kosovo, on voyait arriver les Kosovars. Aujourd’hui, nous voyons arriver des Afghans.

A quoi est-ce dû ? Je ne sais pas très bien. Peut-être est-ce la proximité du Petit Château ou le fait qu’il s’agit d’un vieux quartier de Bruxelles, avec un nombre important de logements dégradés, et de ce fait, un peu moins chers qu’ailleurs  (même si c’est encore bien trop cher pour la qualité offerte) ?

Peut être est-ce un effet de regroupement : les réfugiés aiment se retrouver entre personnes de même nationalité ?

Quoiqu’il en soit, on peut constater que les réfugiés ne se ressemblent pas.
Par exemple, nous avons accueilli pas mal de gitans bosniaques. Leur état de santé était effrayant. En parlant avec eux ( il y a toujours des gens dans le quartier qui acceptent de se faire interprètes), nous nous sommes rendu compte que, déjà dans leur pays d’origine, ils n’avaient pas accès aux soins de santé. Pour d’autres, par contre, on s’aperçoit vite que, si leur situation est précaire et qu’elle va vraisemblablement le rester un bon moment, elle n’est pour autant que temporaire. Parce que ceux-là disposent de tout un capital d’instruction, de relations sociales, de capacité de réflexion, de compréhension, de structures, qui leur permettra de s’en sortir.
On se trouve ainsi confronté à une problématique de pauvreté au sens large mais très différenciée. Néanmoins, tous ont le droit d’accéder à des soins que nous souhaitons de qualité optimale. Et, ici à Molenbeek, nous avons relativement de la chance : nous avons pu passer une convention avec le CPAS qui prévoit que les actes prestés seront honorés. Nous étions en effet arrivés à un pourcentage de prestations gratuites qui mettait en péril l’équilibre financier du projet.

 

Le curatif : l’autre volet des activités

Le volet curatif existe depuis l’ouverture de la maison médicale. Nous sommes aujourd’hui, deux accueillantes, cinq médecins généralistes et trois kinésithérapeutes, qui assurons ensemble un accueil et des soins de manière continue, de 8h à 19h, tous les jours de la semaine.

Nous nous posons la question de recruter un service infirmier ou un infirmier. En fait, au départ, il n’était pas nécessaire de développer un service infirmier puisqu’il y avait une communauté de religieuses qui se chargeait des soins à domicile. Elles faisaient cela remarquablement bien, d’ailleurs, et elles allaient au-delà des soins en apportant un soutien aux familles.

Malheureusement, comme dans beaucoup d’autres congrégations, ces religieuses ont pris de l’âge et s’en sont allées ailleurs. La question se pose dès lors pour nous. Mais de toute évidence, si nous organisions un service infirmier, il ne serait pas de type classique, il faudrait l’envisager comme un service de soutien, de promotion familiale et communautaire.

Quoiqu’il en soit, l’aspect «  soins pour tous » est primordial pour notre projet, nous tenons absolument à être ouverts à tous, sans barrière financière, accueillant pour tous et particulièrement pour les plus démunis.

Dr P. HENDRICK
Projet Santé Culture Quart Monde
Rue de la Savonnerie 7
1080 Bruxelles

Remerciements à Mme F Kinna (Question santé) qui a collaboré à la rédaction de cet article.

 

AMA-UCL Association des Médecins Alumni de l'Université catholique de Louvain

Avenue Emmanuel Mounier 52, Bte B1.52.15, 1200 Bruxelles

Tél : 02/764 52 71 - Fax : 02/764 52 78