Prix Jean Sonnet 1999

Ama Contacts n°12

Améliorer l’accès des sourds aux soins de santé

Benoît Drion du Chapois

L'isolement linguistique et social de la personne sourde et la souffrance psychique qui en découle ne sont pas du tout pris en compte par notre système de soins actuels.
Réflexion sur les pistes d'actions possibles.

Nos professeurs nous l'ont enseigné et notre expérience nous en a donné à tous la conviction : l'anamnèse des patients est l'élément fondamental d'une démarche diagnostique.  C'est elle qui guide notre raisonnement, c'est elle qui nous oriente ensuite dans notre examen clinique et, le cas échéant, vers l'un ou l'autre examen paraclinique.  Une fois le diagnostic posé, nous l'expliquons au patient avant de lui proposer un traitement.  Nous savons tous combien cette étape est attendue par le malade, combien elle est importante. Et il nous est tout naturel d'adapter notre discours au malade pour le lui rendre accessible.  Que d'évidences que celles-là !  Or il est 20000 patients en Communauté française pour lesquels aucune de ces étapes, qui nous semblent si évidentes, ne se passe harmonieusement.  Je veux parler des sourds, ceux qu'on dit encore trop souvent, à tort, sourds-muets.  20.000 sourds en Communauté Française, cela représente moins d'un sourd par médecin en activité... autant dire que les médecins en rencontrent très peu.

Mais, quand par un hasard de la vie, nous finissons par en rencontrer tous les jours; quand par intérêt, par passion, puis par amour, nous sommes arrivés à apprendre leur langue, la langue des signes, nous prenons conscience d'un problème majeur : l'accès des sourds aux soins de santé.  Du sourd diabétique, déjà amputé d'un avant-pied, qu'on s'apprête à amputer du second et qui n'a toujours rien compris à sa maladie, de la sourde séropositive, révoltée parce qu'elle a été contaminée par un entendant qui a profité de son ignorance de cette maladie et de ses modes de transmission, du sourd maîtrisé puis menotté par la police dans le hall de l'hôpital, parce qu'il essayait d'expliquer avec force gestes, que sa femme était sur le point d'accoucher dans la voiture...  Un problème au moins aussi difficile est celui des parents sourds, qui consultent avec leur enfant entendant.  Les malentendus sont quotidiens et la plupart des médecins n'en ont pas conscience.  La littérature internationale abonde en articles qui stigmatisent cette situation.  En France, sur base d'un rapport demandé par le premier Ministre Lionel Jospin, un réseau de consultations médicales en langue des signes s'organise peu à peu, sur le modèle des consultations en langue des signes, organisée à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris par le Docteur Jean Dagron.  A l'heure où en Belgique, on nous parle de médiateurs culturels dans les hôpitaux pour les patients d'origine immigrée, rien de spécifique n'existe pour les patients sourds, souvent encore plus démunis que les immigrés.  Ce sont les quelques timides initiatives que nous avons essayé de prendre en Belgique qui sont aujourd'hui récompensées par le prix Jean Sonnet.  Je remercie les membres du jury d'y avoir été sensibles.  Voilà qui permettra peut-être de mieux sensibiliser les responsables de la santé publique.

 

Pistes d'actions

Mais comment faire pour mieux accueillir les patients sourds ?  L'apprentissage de la langue des signes demande plusieurs années !  Il est bien sûr illusoire d'imaginer que tous les médecins se mettent à signer.  Pour peu qu'on essaye d'avoir avec eux une conversation autre que « toi malade, moi donner pilule et toi guérir », ce type de consultation est très long.  Car il ne suffit pas de dialoguer en langue des signes, il faut encore tenir compte du déficit culturel général de bon nombre de sourds.  Pour des raisons liées au modèle éducatif, prôné encore actuellement dans notre pays, les sourds ont dans leur grande majorité un bagage culturel très pauvre.  La majorité d'entre eux n'ont pas accès à la lecture et le recours à l'écrit ne facilite dès lors pas les choses.  Pire encore, les sourds ayant appris à dissimuler leur incompréhension, ils donnent effectivement l'impression d'avoir compris. Lorsqu'on a un sourd en face de soi, il est peu utile de lui demander s'il a compris, car sa réponse sera presque toujours affirmative.  Il suffit de lui demander de reformuler le message et là on est souvent très surpris.

Pour toutes ces raisons, les problèmes qui concernent l'accès des sourds aux soins de santé et les actions à mener, se situent à trois niveaux.

Premièrement, il manque cruellement de supports d'éducation à la santé spécifiquement conçus par et pour les sourds.  Ces patients ignorent parfois des notions extrêmement simples, connues de tous les entendants.  Les sourds sont pourtant particulièrement demandeurs d'informations dans le domaine de la santé.  Encore une fois, il ne suffit pas qu'un message soit interprété en langue des signes pour qu'il soit compris.  L'expérience nous montre que l'information ne passe bien que si elle est transmise par un sourd (qu'il faut donc former) qui pourra adapter le message et sa manière de le signer aux besoins de ce public spécifique.  Nous travaillons sur l'organisation de conférences en langue des signes et nous voudrions réaliser des cassettes vidéo d'éducation à la santé.  Projets, qui, faute de financement, n'avancent qu'à petits pas.

Deuxièmement, la création de lieux de soins en langue des signes nous semble urgente.  La solution choisie par les Français, qui consiste à créer un réseau de soins en langue des signes dans une dizaine de grandes villes est difficilement transposable en Belgique pour des raisons démographiques et culturelles.  Nous essayons actuellement de créer un réseau de praticiens de différentes spécialités médicales, habitués à communiquer avec des sourds.  Dans notre expérience, ce sont les jeunes patients qui sont les plus demandeurs de consultations en langue des signes, sans doute parce qu'ils ont été moins habitués que leurs aînés à accepter en permanence d'être en situation de ne rien comprendre.  Ceux-là sont capables de faire 80 ou 100 kilomètres pour aller consulter un médecin généraliste.  Quelques sourds séropositifs bruxellois font régulièrement le déplacement jusqu'à Paris pour le suivi de leur Sida.  En revanche, la population des sourds plus âgés et donc potentiellement plus malades, se déplace assez peu.  Certains d'entre eux n'ont jamais imaginé qu'il était possible de comprendre le discours d'un médecin.  Le stress et l'anxiété qui en découlent sont considérables.  C'est en pensant surtout à ces patients là, que l'association ESPACE SOURDS avec laquelle nous collaborons, a créé un module de formation destiné aux professionnels de la santé.

Une partie de cette formation consiste à apprendre quelques notions de base nécessaires pour mieux communiquer avec un sourd.  Cette formation est intégralement dispensée par deux sourds, ce qui est tout à fait fondamental.  Ils enseignent bien entendu quelques rudiments de langue des signes et organisent des jeux de rôles auxquels nous invitons des sourds à participer.  Nous demandons par exemple aux médecins ou aux infirmières, de transmettre un message à un sourd.  Il s'agit de choses très simples, comme par exemple expliquer au patient qui doit passer un scanner pour un problème abdominal, en quoi consiste l'examen.  Nous demandons ensuite au sourd de reformuler, via une interprète en langue des signes, ce qu'il a compris.  Le message est la plupart du temps complètement déformé, ce qui est évidemment générateur d'angoisse.  Dans ce cas précis, le sourd avait compris qu'il s'agissait de rentrer dans un four...  Je pense à un autre cas, celui d'un sourd qui s'est blessé au niveau d'un doigt, auquel on explique qu'il doit aller en salle d'opération pour suturer un tendon et qui comprend qu'on va l'amputer du doigt... lui qui s'exprime avec les mains.  Cette histoire là est arrivée récemment dans l'hôpital où je travaille.  C'est dire si la sensibilisation du personnel soignant à ces problèmes est difficile.  En cette matière, je ne parle pas de la problématique, bien plus difficile encore, de l'accès des sourds aux soins psychiatriques.  Des initiatives toutes récentes sont prises dans ce domaine, mais ce serait trop long à aborder ici.  Quant à l'utilisation d'interprètes en langue des signes, c'est évidemment mieux que rien, mais si l'interprète se contente d'interpréter, comme sa déontologie l'y oblige, on se rend vite compte que cela n'aide pas nécessairement beaucoup.  Je pense plutôt à l'intérêt, comme cela se fait dans quelques endroits, de travailler avec des médiateurs sourds.  Ceux-ci étant habitués à reformuler les choses de manière compréhensible pour un sourd.  Là encore, il existe un problème de financement qui limite nos possibilités.  Notre rêve - il faut parfois rêver - serait de pouvoir créer une formation pour ces médiateurs, qui permette de professionnaliser leur travail.  Cela se fait dans certains pays étrangers, pourquoi pas chez nous ?

Et troisièmement, il s'agit de combler le manque d'information des professionnels de la santé (dont les médecins) à cette problématique.  Ce texte y contribuera peut-être, comme nous espérons que le font les nombreux articles écrits et conférences que nous avons déjà données à ce sujet.  Le corps médical dans son ensemble, trop préoccupé par les aspects audiométriques de la surdité méconnaît toute la dimension culturelle d'un groupe de population qui enrichit le monde d'une langue.  Ce qui m'a amené à m'intéresser au monde des sourds il y a une dizaine d'année, c'est justement le fait qu'au cours de mes études de médecine, je n'avais jamais entendu parler des sourds.  Alors je lance un appel sans doute illusoire… pourquoi pas un cours à option pour les étudiants en médecine. Un cours qui pour être efficace, devrait être donné par un sourd.  Çà, c'est une autre histoire...  Je viens de recevoir une lettre du Doyen d'une Faculté de médecine française qui envisage cette possibilité.  Alors pourquoi pas à l'UCL ?

Les mille et une choses qui font que la vie d'une personne sourde ou malentendante diffère de
celle d'une personne entendante, demandent à être reconnues par ceux qui sont à l'écoute dans l'accompagnement d'interlocuteurs sourds.  Une connaissance de la langue des signes, certes indispensable, n'est pas suffisante.  Il faut ouvrir sa compréhension au monde où on n'entend pas, où l'on mal-entend.  Il faut écouter la manière d'être dans laquelle beaucoup de personnes sourdes se trouvent : entre l'isolement, le désœuvrement, l'intégration ou la révolte parfois militante.  Il y a l'expérience quotidienne, continue de l’incompréhension qui détermine le sentiment de confiance en soi, le sentiment de son propre pouvoir... et donc le sentiment du pouvoir des autres.  Recevoir des personnes sourdes en souffrance demande du temps.  Il faut s'assurer de la bonne compréhension, compliquée par la présence de dialectes signés et de raccourcis de la pensée visuelle, accentués par les états affectifs.  Le déni de la surdité est habituel chez les soignants.  Il est régulier qu'ils prétendent n'avoir aucun problème de communication avec leurs patients sourds.  La surdité est pourtant une donnée tout à fait centrale dans la communication interpersonnelle.  Notre pratique médicale a tout à gagner d'une relation où le jargon médical est absent et l'émotion toujours présente.  Toutes les expériences d'accueil de patients sourds montrent combien les praticiens s'enrichissent à l'épreuve de la différence.

 

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