Mémorial Léon H. Dupriez
Université catholique de Louvain
(Belgique)
Hommage à l'IRES
J’ai connu l’I.R.E.S. de 1953 à 1956, années pendant lesquelles, sous la direction du professeur L.H. Dupriez, j’ai entrepris et achevé un mémoire de licence en Sciences économiques sur l’évolution des coefficients de fabrication en agriculture de 1815 à 1955.
C’est donc de l’I.R.E.S., que j’ai connu à cette occasion, qu’à la demande d’Emile Quevrin (2), j’ai accepté de vous entretenir aujourd’hui. D’autres que moi étaient sans doute plus qualifiés pour accomplir cet exercice. Si j’ai cédé à l’insistance amicale de votre président, c’est qu’en m’y conformant, j’ai le sentiment d’acquitter une dette de reconnaissance envers une institution à qui je dois une formation qui me fut très utile tout au long de ma carrière dans ses trois volets : académique, financier et politique.
Je voudrais centrer mon exposé sur trois thèmes :
I. L’originalité, la fécondité, le réalisme de ce que, faute de mieux, j’appellerai la doctrine, ou la philosophie de l'I.R.E.S
II. L’influence de l’I.R.E.S. sur la politique économique de la Belgique
III. L’actualité de
la doctrine I.R.E.S
I. La philosophie de l’I.R.E.S
Bien que l’I.R.E.S. fut une œuvre collective qui rassembla dès ses débuts autant de talents que de bons esprits, ce n’est pas diminuer leurs mérites ou leur influence d’affirmer que l’essentiel de la méthode I.R.E.S. a été synthétisé par Léon H. Dupriez dès 1930 dans son premier livre : "Les méthodes d’analyse de la conjoncture économique et leur application à l’économie belge depuis 1887".
L’ouvrage marqua l’époque par sa nouveauté, du moins dans notre pays où il n’existait pas d’analyse conjoncturelle digne de ce nom. Comme le rappellent M.M. Paul Lowenthal et Alain Siaens, "les statistiques contemporaines étaient si parcellaires et si grossières qu’un diagnostic et des prévisions sur l’état général des affaires étaient pratiquement impossibles". D’où l’utilité d’élaborer une série d’indicateurs économiques fiables et rapidement disponibles. Ce à quoi s’attela l’I.R.E.S. avec succès : les indices de prix, depuis les matières premières, les semi-produits, les produits finis et parmi ceux-ci, les prix de gros et les prix de détails dont les évolutions différenciées permettent de mieux diagnostiquer les différentes phases de la conjoncture.
Signalons aussi cette idée originale de choisir, comme un des indices de conjoncture, les mouvements des chambres de compensations censés refléter le rythme de l’activité générale mais qui permet aussi de mieux cerner les rapports complexes entre les mouvements monétaires et ceux de l’économie réelle. Ce souci scrupuleux de coller au réel, en améliorant la collecte des faits et en accumulant les données statistiques, contraste singulièrement avec le schématisme abstrait qui caractérise les polémiques qu’entretiennent les économistes de l’époque sur les fameuses inégalités ex post ou ex ante entre l’épargne et l’investissement, entre la production et la consommation.
Ayant rassemblé avec l’équipe de l’I.R.E.S. une masse impressionnante de données factuelles, et ainsi consolidé la base inductive de son raisonnement, L.H. Dupriez s’est alors attaché à en établir la synthèse doctrinale dans son ouvrage majeur paru en 1947, " Des mouvements économiques généraux". Cette véritable somme intellectuelle, d’un accès assez aride pour le non initié, offre une vaste construction théorique où se trouvent magistralement conciliés les schémas théoriques et l’observation des faits, l’explication monétaire et l’explication réelle, l’approche statique et l’approche dynamique. Elle avait été précédée par une réflexion approfondie sur la nature des sciences sociales dont l’objet -les activités humaines- exige une approche bien spécifique. Comment objectiver ce qui par définition est subjectif? Comment concilier l’indétermination des actes humains et la rigueur des propositions ou des schémas de l’économie classique? Le développement de cet argument touche au domaine de la philosophie et de l’épistémologie. L.H. Dupriez y fait preuve d’une rigueur et d’une maîtrise intellectuelle peu commune dans la corporation.
La conjoncture économique
étant une réalité complexe, la première démarche
a été de dégager trois types de mouvements auxquels
cette réalité est soumise simultanément. Il y a l’expansion
séculaire, les mouvements longs de Kondratieff et le spasme conjoncturel.
Ces trois mouvements qui s’interpénètrent dans une même
réalité obéissent à des temps opérationnels
différents, et à des contraintes différentes, mais
ils procèdent tous d’une même logique d’adaptation à
des positions d’équilibre sous l’action des forces du marché.
L’équilibre décrit par la théorie statique n’est pas
un état réel historiquement réalisé mais un
état abstrait et virtuel. Il signifie que les faits économiques
ne sont pas aléatoires mais obéissent à certaines
lois. L’équilibre sert à comprendre les forces en action
à un moment donné et la position vers laquelle tend le système
économique du fait de ces forces et de ces lois. Comme les données
changent constamment, cette position reste virtuelle, l’équilibre
constamment recherché n’est jamais atteint. On parle ainsi d’équilibre
tendanciel où les ajustements finalisés sont dominés
par des actes humains rationnels : "la rationalité en vertu de laquelle
les hommes cherchent à améliorer leur situation et provoquent,
par initiative créatrice, le progrès" dixit Paul Lowenthal,
qui poursuit "cette conception conduit L.H. Dupriez à s’opposer
à toute espèce de déterminisme historique et, notamment,
aux modèles macro-économiques de séquence qui paraissent
en dériver : un réseau de relations prédéterminées
entre propensions et agrégats "inanalysés" n’a plus rien
à voir avec la finalité des actes humains et enferment l’économiste
dans des constructions platoniciennes où les idées ne vivent
plus que pour elles-mêmes".
II. L’influence de l’I.R.E.S. sur la politique économique belge
Il n’est pas douteux que la solidité intellectuelle de cette conception, renforcée par une rigoureuse méthode scientifique d’investigation, devaient fournir au monde politique et à celui plus large des décideurs économiques, un instrument d’analyse exceptionnel pour éclairer les choix politiques ou les programmes d’action. Cette influence s’est exercée de deux manières :
A. Une indirecte, générale et diffuse, à travers l’ensemble des anciens collaborateurs et disciples disséminés dans les cabinets ministériels, les administrations publiques, les parastataux, les instituts de recherches ou d’enseignements, les banques, les holdings, les grandes entreprises, voire les organisations internationales.
Etant appelés à résoudre des problèmes économiques variés auxquels ils étaient confrontés, ils ont tout naturellement mis en pratique la formation qu’ils avaient reçue à Louvain. D’autant plus facilement que beaucoup d’entre eux étaient restés en contact avec l’Institut. Une liste complète de tous ces anciens collaborateurs et disciples serait sans doute trop longue à détailler ici mais je ne résiste pas à la tentation de citer pêle-mêle les plus connus d’entre eux : Robert Triffin, Paul van Zeeland, A.E. Janssen, Roger Dehem, Alexander Lamfalussy, Jacky de Groote, Charles Roger, René Sterkendries, Etienne de la Vallée Poussin, Jean Jussiant, Amé Wibail, F. Cracco, Marcel Peeters, Adolphe Demeure de Lespaul, Léopold Genicot, Fernand Hebette, René Lamy, François van Houtte, Paul Schöller, Paul Vercuysse, Louis Duquesne de la Vinelle, Joseph Heymans, Emile Clicheraux, Etienne Knoops, Conrad Reuss, Otto Thüs, Jean-Pierre Wampach, Michel Falise, Paul Rousseau, Luc Bernard, Alain Siaens. Toutes ces personnes ont deux choses en commun. Elles ont écrit et publié dans le cadre des recherches de l’I.R.E.S. Elles ont toutes occupé des fonctions de responsabilité dans leur secteur d’activité professionnelle.
A cette influence par personne interposée, s’ajoute l’impact non mesurable des publications de très haut niveau que sont les bulletins de l’I.R.E.S. et le service mensuel de conjoncture.
B. L’autre influence s’est exercée de manière plus directe et plus précise.
Il s’agit de la dévaluation de mars 1935 et de l’opération Gutt au lendemain de la guerre.
- Les efforts de la Belgique pour s’adapter par la voie de la déflation à la baisse durable des prix mondiaux suite à la grande crise du début des années trente, avaient provoqué de nombreuses faillites et un chômage important. La crise économique se doublait d’une crise bancaire et financière. Robert Triffin et Léon H. Dupriez ont alors fourni au gouvernement van Zeeland, non seulement un diagnostic exact de la situation mais aussi la bonne thérapeutique. Selon eux, une restauration monétaire et financière n’était possible qu’à la condition de rétablir rapidement l’équilibre des prix belges entre eux mais aussi par rapport à l’étranger. Pour calculer le taux exact de la dévaluation, ils se sont basés non pas sur l’écart entre le niveau général des prix belges comparé au niveau général des prix étrangers mais entre les prix, coûts et salaires belges et les mêmes données en Grande-Bretagne, choisie comme référence en raison de l’importance de la zone sterling pour le commerce extérieur belge.
Tout le monde a pu reconnaître, après coup, que le calcul précis de l’ampleur des disparités à corriger avait beaucoup contribué au succès de l’opération. La reprise économique a été plus forte et plus rapide en Belgique et le sacrifice monétaire plus faible que dans d’autres pays où la correction des parités monétaires n’avait pas été opérée avec autant de minutie.
D’autres mesures concernant la réorganisation des marchés financiers, le contrôle des banques, la création de l’Office central de crédit hypothécaire et de l’Institut de réescompte et de garantie faisaient partie du paquet dans lequel l’I.R.E.S., à des titres divers et plus ou moins discrets, était impliquée. L.H. Dupriez, nommé conseiller de l’O.R.E.C. en tant que rapporteur de la commission chargée de la réorientation économique de la Belgique, y propose une législation sur l’abus de puissance économique, l’amélioration de la formation professionnelle, la création de centres de recherche. Ces idées ont abouti à la création de l’I.R.S.I.A. pour la Belgique et de l’I.R.S.A.C. pour le Congo.
- L’autre influence directe de L.H. Dupriez se situe dans la préparation de l’assainissement monétaire de l’après-guerre. Instruit par l’expérience de 1919 où la reprise des marks émis par les Allemands avait provoqué un sérieux déséquilibre monétaire, L.H. Dupriez, en sa qualité de conseiller économique de la Banque Nationale de Belgique, anime les travaux d’une commission qui se réunit en secret à partir de novembre 1941. Cette commission élabore un ensemble coordonné de textes relatifs à l’assainissement monétaire. L’essentiel en est transmis clandestinement à Londres et, à l’exception de quelques mesures fiscales ajoutées par le gouvernement belge en exil à Londres, se retrouve presque intégralement dans l’opération Gutt.
Les commentaires sont unanimes. Grâce à cette rapide et spectaculaire opération, la Belgique a pu éviter toutes les calamités qui ont accablé la plupart des pays libérés de l’occupation nazie.
Toujours dans l’immédiat
après-guerre, comment ne pas évoquer les travaux du Centre
d’études et de documentation dirigé par le Professeur A.
Delmer et au sein duquel trois anciens de l’I.R.E.S., Jean Jussiant, Pierre
Van der Rest et Charles Roger publient, en 1946, sous le titre modeste
" Esquisse d’une politique économique " un ouvrage de base qui a
directement inspiré la politique des gouvernements qui se sont succédés
pendant les 15 années de l’immédiat après-guerre et
où se trouve remarquablement justifié le passage d’une économie
à bas salaires (avant guerre) à une économie à
hauts salaires.
III. Actualité de la doctrine IRES
Le test de qualité d’une doctrine ou d’un théorie, comme d’ailleurs de tout autre produit de l’activité humaine, est la résistance à l’usure du temps. Jugée à cette aune, la doctrine IRES passe très bien cette épreuve.
Pour me préparer au présent exposé, j’ai relu quelques articles du Bulletin de l’IRES ainsi que quelques pages des " Mouvements économiques généraux " et j’ai pu constater combien ces textes restaient d’actualité.
Je ne vous en donnerai que
deux ou trois exemples :
- Le premier est tiré
d’un article de L.H. Dupriez paru dans le bulletin de janvier 1946 et intitulé
" D’une politique du volume de l’emploi en Belgique ". Vous y trouverez
ceci que je résume.
1. Une telle politique est essentiellement dominée par un fait qui ne trouve pas sa place dans l’exposé théorique de la " fonction de l’emploi " ; cette fonction est expliquée par Keynes dans un monde économique fermé. Ce que n’est pas l’économie belge (page 20).
2. La Belgique constitue
une entité si petite par rapport au monde que son action propre
sur ce monde est assez négligeable si elle n’est point parallèle
à l’action d’autres nations agissant dans le même sens(page
80).
Suit un brillant développement
qui pourrait servir mot pour mot de fondement théorique à
une approche européenne de la lutte contre le chômage.
3. Une politique de l’emploi
implique l’établissement et le maintien de parités de pouvoir
d’achat convenables c’est-à-dire susceptibles de se maintenir indéfiniment
(avec des variations relativement très faibles) à l’égard
des aires géographiques déterminantes pour la formation
des prix de notre commerce extérieur. L’insécurité
des changes tend en effet à freiner le commerce international et
jette le trouble dans maints programmes de production et de vente(page
21).
Qu’est cela sinon la justification
du S.M.E. trente ans avant sa réalisation ?
4. Une politique de l’emploi
implique la collaboration aux mesures de politique économique prises
par ces aires géographiques dominantes : ceci n’implique point une
identité dans les interventions mais une même conception générale
de celles-ci, la réalisation d’objectifs parallèles … Ce
parallélisme des politiques devient ainsi pour la Belgique la condition
du succès … Les événements de 1920 à 1940 ayant
montré à quel point des politiques nationales non concertées
ont créé au-dehors des situations catastrophiques (page
21).
C’est exactement le texte
du sommet de Luxembourg, péniblement élaboré après
des années de débats contradictoires.
5. La politique de l’emploi
ne peut se résumer en une politique de conjoncture. Car celle-ci
ne peut être poursuivie à un haut niveau que si les conditions
de développement d’une saine économie sont réunies.
Ceci vise surtout l’organisation des marchés de facteurs de production
c’est-à-dire du capital et du travail.On parle aujourd’hui de
réformes de structures. Pour la politique de l’emploi, il importe
donc que la mobilité de la main-d’œuvre et son adaptation aux tâches
toujours renouvelées de l’industrie soient poursuivies sans relâche
… En sus de l’enseignement et de l’orientation, ceci implique que des mesures
soient prises en vue de favoriser le passage d’un activité à
une autre (mesures négatives, tendant à ce que l’assurance
chômage ne favorise pas le refus du changement, mesures positives
tendant à favoriser les ajustements.(… primes et abattements
fiscaux) (page 33).
La pratique du travail
quatre ou cinq jours par semaine pour répartir le travail entre
les ouvriers apparaît méritoire en temps de recul de la conjoncture
non seulement du point de vue social mais aussi du point de vue économique
car la régularité de la demande des consommateurs est mieux
entretenue(page
34).
6. Le développement
du progrès et du revenu réel est un problème de structure.
Celle-ci fixe donc les limites toujours élargies de la production
et de la consommation que la politique de conjoncture doit chercher à
atteindre en réalisant l’emploi des forces productives disponibles(page
36).
La possibilité
d’organiser la vie matérielle dans un cadre international n’est
donnée qu’à un pays qui permet et favorise des évolutions
de structure aussi poussées que celles des principaux concurrents.
Un pays n’est donc point libre de sacrifier le rythme du progrès
à la sécurité présente de l’emploi car en ce
faisant il sacrifie aussi sa sécurité future.
Si les responsables politiques,
économiques et syndicaux wallons avaient pu s’imprégner de
ces dernières lignes, la Wallonie, qui a consacré tant de
moyens financiers au seul maintien de l’emploi, serait certainement aujourd’hui
dans une meilleure position par rapport à la Flandre et au reste
de l’Europe.
- Le deuxième exemple concerne les analyses des économistes contemporains concernant la longévité de la haute conjoncture américaine. Beaucoup d’entre eux se sont sentis obligés de parler de " nouvelles économies " laissant entendre par là qu’il fallait désormais élaborer de nouveaux concepts, voire de nouvelles théories, pour rendre compte de ce phénomène inhabituel
S’ils avaient lu les " Mouvements
économiques généraux ", ils auraient su que dans un
Kondratieff ascendant les phases d’expansions sont beaucoup plus longues
que les phases de récession et que la longueur de ces phases est
directement proportionnelle à l’importance des gains de productivité
réalisés par les modifications des structures de production
(la généralisation des T.I.). Cette dernière observation
notamment est à mettre en relation avec la constatation que l’actuel
retournement conjoncturel américain coïncide avec une nette
diminution des gains de productivité.
(1) Ancien ministre, ancien député européen.
(2)
Président de l'ADEL,
l'Association des Diplômés en sciences économiques
de l'UCL.
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Affiché le 16 mai
2001
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