Hommage aux funérailles par Mr André Wielki



Notre père n'a laissé aucune trace sur l'Internet approché par Google.
C'est bien normal, car à l'époque le 23 juin 1914 à Kiemieszowce en Lituanie, c'était un autre monde.
Ce que je vais dire, sont quelques détails de sa vie. Ces détails ont marqué sa vie et la plupart d'entre vous ne les connaissent pas. Que chacun y puise ses réflexions sur le 20ème siècle et les hasards de la vie. Que l'auditeur jeune en tire des enseignements sur ce qu'est «une vie difficile» hors du cocon ambiant actuel.

Il y est né dans un village du Shetl situé dans la Pologne de l'époque et ce village avait comme à peu près tous les villages de cette région proche de Wilno-Vilnius, une forte proportion de population juive (45 ou 50% m'a-t-il confié un jour).
Le contexte de sa naissance était un retour des Etats-Unis de la petite cellule familiale (père mère Joseph et Josepha Wielki et une soeur aînée née en 1913). Ce retour de l'Etat du Wisconsin a apporté une parcelle de fortune. Mais une fois le dollar américain changé et la guerre apparaissant : tout le monde se retrouva involontairement ruiné.

Son père a été partie prenante de la communauté catholique locale, puisqu'il a eu comme profession « orgelmeister ». Il en parlait ainsi. En Yiddish, «maître d'orgue» c'est-à-dire musicien. Son père fut maître de cérémonie, président de la fabrique d'église et autres tâches similaires. Donc dans cette région où se côtoyaient difficilement deux communautés (comme ici ou en France entre autochtone et arabes), il a été éduqué cependant par sa mère dans le respect de l'autre communauté, car l'inimitié culturelle ou la haine entre deux communautés lui ont été explicitement interdites, car contraire aux préceptes évangéliques devant transcender la situation locale. Il m'a confié avoir été quelques fois terriblement grondé pour s'être laissé aller dans une bande de jeunes «catholiques» à  se moquer et avilir les jeunes de l'autre bord. C'est peut-être aussi pour cela qu'en août 1968, il m'emmena visiter Auschwitz. En 1945, bien sûr, on n'y rencontre plus de juifs, car ils ont été exterminés.

Un autre événement l'avait fortement marqué : une nouvelle guerre celle de 1919-1921 Pologne contre la Russie bolchevique (car la révolution d'octobre avait déjà eu lieu). Les Russes dès l'arrivée dans le village ont arrêté les personnalités et donc son père et l'ont condamné à mort sans jugement. Or, il se fait que la communauté juive locale qui s'est révoltée contre l'attitude soviétique, les russes pensant s'en faire des alliés contre les polonais, ont été obligé de préparer un procès à Lwow et d'y conduire leur prisonnier au lieu de le fusiller sur place. A l'âge de 6 ans donc, un événement pareil marque un enfant (la mort du père) et ce d'autant plus que son père a pu s'échapper du train lors d'un ralentissement dans une voie courbe et se soustraire à une mort certaine. La guerre fut remportée par la Pologne du Maréchal Pilsudski.

Un troisième événement plus tardif l'a aussi marqué.
Allant plus tard à l'école secondaire en internat plus à l'intérieur du pays,  car le village ne possédait qu'une école primaire, il n'a pas supporté d'être si éloigné de sa maman et s'est lancé un jour dans l'aventure téméraire de rentrer à la maison sans prévenir et de plus par ses propres moyens : en ski. Il  a eu une nouvelle peur dans sa vie, car ce voyage qui durait une très longue journée lui prit, lui adolescent, plus de temps et il se retrouva à traverser une forêt enneigée dans le début de la nuit et après avoir donné le maximum de ses talents en vitesse de ski, il a dû se réfugier dans un arbre, car une horde de loups s'était mise à le poursuivre, alors qu'il était tout seul. Il eut aussi de la chance d'échapper à l'autre mort, celle par le froid continental.
 C'est si on peut dire le début de sa carrière de skieur, d'enseignant de ski, car il en a fait des voyages avec les étudiants de l'UCL et de la KUL à Solden et Hoch Solden en Autriche pendant les vacances universitaires de la Noël des années 50.

Adolescent, il était porté sur la technique et s'était bricolé un poste à galène, lui le petit ingénieur. Mais la maladie d'un de ses frères a empêché le foyer grandissant en nombre d'enfants de l'inscrire dans une école d'ingénieur.
Les vacances d'été se passaient à apprendre le yachting sur les nombreux lacs de Mazurie et ont eu sans doute une influence sur son choix finalement d'une école supérieure appliquée d'éducation physique.

Mais l'Histoire insiste.
A peine deux ou trois ans d'études et ne voilà-t-il pas que la mort rode à nouveau : en 1939 suite au pacte germano-soviétique, la Pologne bat le rappel de tous ses jeunes et voilà notre père installé sur la frontière polono-allemande avec un canon de taille moyenne et son escouade à attendre les Allemands qui arrivent assez vite... en Panzers. La lutte fut épique et la défaite assez rapide. S'étant réfugié dans un petit trou de bombe, il s'est vu écrasé par un char allemand qui fonçait, si ce n'est qu'il a eu la présence d'esprit de hurler en allemand un appel au secours qui dans le doute de l'envahisseur (qui allait tuer qui ?) a eu pour effet de le stopper... juste à temps. Capturé vivant, ce furent cinq ans de prisonniers de guerre terribles avec la lutte quotidienne pour la survie (le moindre morceau de pain, le petit bout de lard de cochon, etc.) dans tel ou tel Oflag. Il ne m'en a pas plus parlé longuement.

En avril 1945, alors qu'il était prisonnier dans un Oflag près de Hambourg, les prisonniers se sont révoltés et se sont libérés de leur camp en fuyant ensuite du côté occidental de l'Elbe, alors que les ponts étaient détruits dans une apocalypse.
Ayant rencontré des soldats occidentaux dans ce côté de la ville de Hambourg, il s'est engagé à nouveau dans l'armée britannique...
... Et c'est donc en tant que soldat polonais dans l'armée anglaise que la fin de la guerre le surprit avec la question du "que faire maintenant dans un univers si troublé."

Son souhait à l'époque, son idée fixe était d'aller aux Etats-Unis : souvenir probable de ce que les parents avaient raconté certainement avec une certaine nostalgie. Mais guerre froide obligée, les autorités américaines lui ont explicitement répondu qu'aucun citoyen né en Russie soviétique n'était autorisé à émigrer. La frontière venait de changer. Tout à sa déconvenue, il voyagea quelques mois à Paris, à Marseille légèrement gêné par une certaine liberté française m'a-t-il confié un jour qu'il était en visite à Paris pour me voir. Il demanda finalement de terminer ses études aux frais de l'armée anglaise dans l'Institut d'Education Physique qu'il avait vu neuf à peine construit sur une photo d'avant guerre : le fameux « sportkot » situé sur la commune d'Heverlee à côté du château d'Arenberg. Ses études furent sans doute brillantes et son dynamisme et entrain sportif firent en sorte qu'il entra dans le corps enseignant de cet institut et ce d'autant plus qu'il n'était plus tout jeune. En 1947, il a  33 ans.

Ensuite les choses allèrent mieux, une rencontre, un mariage en 1948, n'est-ce pas Maman, l'aventure d'une construction de maison à la Beukenlaan en 1951 avec le défrichage à la hache après les cours de tennis de la journée (C'est un de mes souvenirs remontant à l'âge de 2-3 ans) et l'arrivée et l'éducation des 4 enfants ici présents.

Une alerte cependant encore sur dénonciation calomnieuse dans le cadre de la guerre froide : attention Monsieur Wielki est un espion étranger, la preuve c'est qu'il a été vu à une rencontre sportive où l'ambassadeur de Pologne était présent. Interrogé par la Sécurité belge du territoire, il préféra pour dissiper tous ces doutes s'inscrire comme volontaire au camp de formation militaire de La Courtine en France pour montrer qu'il était encore prêt à se battre. Ensuite, il eut, je crois, un début de paix.
Des voyages accompagnant les équipes sportives universitaires en Europe lui ont permis de revoir ses parents et frères et soeur des années après.

Tous ces événements lui ont forgé un certain caractère et la pacification de l'esprit mit bien des années à venir et c'est vrai qu'à cette époque Maman a pu être un peu désemparée par rapport à son époux faisant tant de cauchemars....

Et voici donc que 92 ans après, il nous a quittés paisible et quasiment sans souffrance. «Mort de vieillesse» !
 
Compte tenu du fait que je vis à Paris et ne puis plus me déplacer aussi facilement qu'avant, je tiens à remercier tous ceux qui l'ont accompagné ces derniers temps. Le personnel du home, Pierre, Anne et toi particulièrement Dominique qui a assuré une présence quotidienne depuis plusieurs années, toi qui maintenant doit ressentir un immense vide, toi qui a encore un travail de deuil à effectuer.

Merci pour votre écoute.

Rédigé les nuits des 4 et 5 avril 2006