Rencontre avec Graham Greeneau Centre de l'Afrique. 





A l'occasion du décès deGraham Greene en 1991, Michel Lechat a écrit dans "The Bulletin",périodique de langue anglaise publié à Bruxelles, quelquespages évoquant sa rencontre avec l'auteur de la "Puissance et la Gloire",à Yonda en 1959, en voici quelques extraits traduits de l'anglais.

C'était en 1959. Le Zaïre n'existait pas encore. Un jour Graham Greene débarqua à Yonda, l'établissement pour lépreux dont j'étais le médecin … La visite à Yonda avait été arrangée par l'intermédiaire d'unami commun. Je n'avais rien fait pour l'attirer. Après avoir reçuune lettre de cet ami, j'avais passé un dimanche à préparerun grand tableau décrivant deux douzaines d'endroits en Afrique quià mon avis convenaient mieux que Yonda pour le recevoir et permettrela conception d'un roman …

Une semaine plus tard, un message me parvenait : "Je viens chez vous". Ainsi il vint et tout se passa très bien. Lespères lui trouvèrent une chambre contenant un lavabo avec broc,bassin et verre, une chaise, un lit étroit sous une moustiquaire etune bouteille d'eau bouillie sur le sol. Le Père Supérieur l'accompagnadans la chambre et vérifia le contenu de la cruche. "L'eau vous paraîtratrès brune" dit-il "mais elle est propre". Il souleva le couvercledu porte-savon pour s'assurer que le savon n'avait pas étéoublié : il y avait une brique orange neuve. "La bouée de sauvetage"(1) dit fièrement le supérieur (A burnt-out case, part one,chap. 1).

La vie se poursuivit sans encombres. On abeaucoup parlé de l'ennui de Greene et parfois de son étatdépressif : en fait, il a avoué en 1986 que son dernier épisodedépressif, le pire, coïncidait avec la composition de "A burnt-outcase", très probablement le résultat de deux ans de cohabitationavec son personnage Querry, figure centrale du livre, profondémentdépressif.

A Yonda, sa force principale étaitsa capacité de créer des habitudes régulières.Il suivait son propre chemin et organisait les choses. Chaque matin, il descendaitla prairie vers le fleuve, s'asseyait dans une vieille pirogue et lisaitjusqu'à ce que la chaleur devienne insupportable. Parfois, il me rejoignaitau dispensaire.

Les pères de leur côtévaquaient à leurs occupations, conduisant les camions, préparantle ciment, s'occupant des générateurs tout en enseignant, en prêchant et distribuant des bonbons aux enfants. J 'avais mes propres occupations. Parfois nos habitudes chevauchaient … lors des repas, du repos avant le dîner sur la véranda chez les pères ou de soiréesà la maison avec ma femme et les enfants.

Personne ne posait de questions, chacun avait sa tâche. Si l'on y songe, ceci est très remarquable. Nous aurionsdû nous tenir sur la défensive, exposés à un observateursi formidable et qui préparait peut-être un livre, bien qu'ilne manquât jamais de dire que le roman n'avançait pas bien etque le livre avorterait avant même d'avoir débuté. Jesuis certain qu'à l'époque c'était vrai. Personne nes'en souciait. Il était l'opposé d'un journaliste et inspirait une grande confiance.

Cette confiance n'était pas mal placée. Cela s'expliquait autant que j'en puisse juger par sa parfaite intégration à toute routine et quelqu'inhabituelle que soit la situation (et peut-êtremieux encore lorsque la situation était inhabituelle).

Greene ne regardait jamais les gens commes'il s'agissait de papillons ou de cafards. Il s'intégrait àla vie quotidienne. Ce que dans le roman Querry s'efforçait de faire, mais pour Querry cela demandait un effort particulier. C'est pourquoi il seraitfutile de décoder les personnages dans "A burnt-out case". Comme Greenel'écrit dans la préface qui m'est adressée: "Ce seraitperdre son temps que de tenter d'identifier Querry, les Ryckers, Parkinson,Père Thomas. Les personnages sont formés à partir "desépaves de 30 ans de travail de romancier". Je ne suis certainementpas le docteur Colin ou si je le suis, je suis aussi Querry, Rycker ou euxtous. Marie-Françoise Allain, la critique française, comparela sagacité de Greene à un "don de medium". Il creuse dansce que les gens auraient pu être et pourraient devenir à différentesépoques, dans différentes circonstances. Le Père Supérieurdans "A burnt-out case" illustre de manière frappante la perceptionde Marie-Françoise Allain. C'est un personnage inconsistant, une pièceinnocente du décor qui ne voit pas la différence entre un bidetet un bain de pieds (une anecdote authentique). Dans le roman, il est amenéà faire des remarques caustiques, en passant, que personne n'attendraitde lui : Père Thomas jeûnant à la mort de Querry. Pourtant,quelques années plus tard, il devient archevêque, prouvant ainsiqu'il était plus proche du caractère robuste et assuréqu'il montre dans le roman que du prêtre laconique qu'il étaitpendant les années à la léproserie lorsque Greene lerencontra.

Des situations réelles sont utilisées dans le livre. Je puis en retrouver certaines, dont l'une en particulier queje trouve assez comique. Un dimanche, nous avons été en visitechez un vieux vétérinaire, ancien administrateur colonial devenuplanteur. Une maison primitive bâtie sur une petite péninsuleà l'extrémité d'un lac, une épouse charmante… beaucoup plus jeune que lui, de beaux enfants … Dans l'environnement colonial,il était parfaitement normal de parcourir 200 Km par un dimanche torrideet vide pour dire bonjour et rester à déjeuner.

Je présente Mr Graham (je n'utilisaisjamais son nom complet). Lorsqu'elle eut apporté une bouteille debière, l'épouse regarde Greene, paraissant un peu agitée.Elle se tourne vers moi, puis vers Graham : "Mais vous êtes … n'êtes vous pas ?" Elle s'adresse à son mari : "Tu sais, c'est …". Le vieux vétérinaire ne se trouble pas. Un personnage gentil, très ouvert, mais plus préoccupé de la croissance des grains de caféque des écrivains. Il n'avait probablement jamais entendu parler deGreene, de la "Puissance et la Gloire", du "Rocher de Brighton" et d'autresbagatelles de la sorte. Mais soudain il fixe Greene, sans voix : "Mais vousavez été en couverture de Paris Match n'est-ce pas ?" Un desenfants est envoyé dans la chambre à coucher pour fouillerdans les anciens numéros de Paris Match. Notre hôte avait lacollection complète depuis 15 ans "pour les enfants, au collège".

On ouvre une boîte d'Escargots de Bourgogne et on les place dans des coquilles vides. C'était un grand luxe. AuCongo, les coquilles d'escargots faisaient partie de l'équipement fourniaux employés coloniaux (j'avais les mêmes à utilisersi le gouverneur venait à passer). Et pour accompagner les escargots,plutôt caoutchouteux, une bouteille de Médoc. Cet épisodeapparaît dans le roman.

En fait, dans "A burnt-out case", le décor naturel est très bien rendu : la forêt, les bruits, l'odeur, la chaleur, toute l'atmosphère. Voyez cette citation du Congo Journal : "Les grands arbres avec leurs racines telles les arceaux d'un navire. Leurstroncs s'inclinent quelque peu de ci de là donnant l'apparence d'unevie reptilienne. Des aigrettes comme des taches de neige arctique parmi lebétail couleur café. Le large fleuve Congo s'écoulant à la vitesse des autos sur les grands ponts de New York à l'heurede pointe. Les choses n'ont pas changé depuis l'époque de Conrad."La référence à Conrad m'a surpris. Yonda est bien entendu"The heart of Darkness", la ligne d'ombre. Capitaine de navire sur le fleuve,Conrad avait piloté son bateau le "Roi des Belges" sur le Congo etétait passé devant Yonda. Klein, un agent commercial et soncompagnon de voyage, qui comme Kurtz allait devenir le héros de "TheHeart of Darkness", est enterré en aval de Yonda.

Greene envisageait de s'enfoncer dans la province de l'Equateur. Une réelle expédition, même à cetteépoque : je négociais avec l'évêque pour qu'ilprête son bateau épiscopal qui ressemblait à un petitvapeur à aube du Mississipi avec une proue du 19ème siècle,et un sérieux besoin de peinture ("A burnt-out case, partie I, chap.1).

A l'époque nous étions, ma femme et moi, des lecteurs avides de Conrad. Je ne parlais jamais littérature ou religion avec Greene, mais je mentionnai une fois Conrad et j'eus aussitôt le sentiment d'avoir fait un faux pas. J'appris des années plus tardque le livre qu'il lisait dans la pirogue était précisément "Heart of Darkness", peut-être comme une sorte d'exorcisme.

Bien entendu, il y a partout des Parkinson(journaliste dans "A burnt-out case") qui ont le don de renifler les choses.Monsieur Graham devient bientôt Monsieur Greene. La principale nuisance,c'était les gens qui voulaient avoir son opinion sur quelque manuscritconservé dans un tiroir. Le nombre d'individus qui dans la solituded'une ville coloniale ont des romans en mal d'éditeur est un sujetd'étonnement. Ils s'amenaient habituellement après 5 heures,simplement pour boire une bière. Notre scénario étaitprêt et bien rodé. Dès qu'une voiture était repérée au détour de la route s'engageant dans la longue allée de palmiers,Graham rentrait à la maison, sautait par la fenêtre de sa chambreet de là dans la forêt par "un sentier raboteux qui partaitderrière la classe et conduisait à ce que les géographesauraient pu appeler le centre de l'Afrique" (A burnt-out case, part 1, chap.2).

Telle était la vie à Yonda,pour nous tous; il faisait partie du groupe. Chacun faisait son travail,le sien c'était d'écrire un roman. Quelques éminents lèprologues lui ont reproché d'avoir choisi la lèpre comme toile de fond. La publication du livre a suscité une controverse mesquine et m'a causé pas mal de petits ennuis. "Le Dieu de Querry n'est pas le Dieu chrétien. Ce roman causera douleur et angoisse. Pourcette raison, il aurait mieux valu qu'il n'eut pas été écrit."

C'est là un grave malentendu. Pourautant qu'il soit traité avec respect, ce qui est le cas ici, un romancier a le droit de choisir tout sujet qui lui convient. La lèpre fait partiede la vie comme la guerre, la corruption, les espérances perdues,la haine et l'amour. Il n'y a pas de territoire réservé auxgénéraux à la retraite, aux moralistes, aux psychanalystes ou aux conseillers sexuels, pas plus que la lèpre n'est le domaine exclusif du léprologue.

Pendant ce temps, les pères et lessœurs à Yonda continuaient à traiter les patients. Aucun commentaire après la publication de "A burnt-out case" comme aucune question nefut posée quand Greene était là. Le livre, je le suppose,a dû rejoindre les quelques romans policiers et le stock de journauxmissionnaires sur le buffet couleur chocolat dans la salle commune des pères.Ils ne l'ont probablement pas lu. Certains d'entre eux sont morts, d'autrescontinuent leur besogne accoutumée.

Prof. Michel Lechat

  1. "Life buoy" était à l'époque la marque de savon populaire dans toute l'Afrique. Graham Greene fait un jeude mot : cette savonnette est la seule chose à laquelle Querry vase raccrocher dans sa solitude.