AMA-UCL - Interview - Janvier / Février 2003

Docteur Léon Deleuse.   50ans de médecine générale.

AMA : Jean-Jacques Haxhe a publié récemment un gros livre consacré à " Cinquante ans de médecine à l'UCL ".  Cet ouvrage est évidemment consacré à la médecine hospitalière, à la recherche età l'enseignement et n'aborde pas l'évolution de la médecine générale ;  sans elle, les étonnants progrès décrits dans le livre du professeur Haxhe n'auraient pas pu être appliqués dans l'ensemble du pays.  Ces progrès ont eudes retombées importantes sur la pratique du généraliste.  Ton interview peut apporter une petite contribution à cette saga quireste à écrire.
Tu as toujours pratiqué dans la même région ?

L.D. : Je suis né à 500 mètres d'ici!

AMA : Comme dans la tragédie grecque, nous respecteronsdonc les unités de lieu et d'action.  Peux-tu nous parler deton installation ?

L.D. : J'ai dû faire 18 mois de service militaire,d'abord à l'école de santé à Louvain, pendantsix semaines.  Nous y étions soumis à un entraînementphysique et à un apprentissage pratique, par exemple de la manipulationdes brancards, sous la coupe d'un sous-officier qui ne plaisantait pas etnous injuriait parfois.  A la fin des six semaines, les élèves médecins étaient répartis dans les différentes unités d'abord selon des priorités : telle le fait d'être marié, ensuite par un concours.  Si l'on était bien classé,ou pouvait espérer éviter l'armée d'occupation en Allemagneet choisir une unité proche de son domicile.  Etant mariéet ayant été classé 4e national et 2e francophone decette promotion, j'ai pu choisir l'école du génie àNamur, à la caserne Léopold.  Les infirmiers étaientcompétents, si bien que les prestations médicales assez légèreslaissaient du temps libre : c'est ainsi que je pus déjà commencerà travailler en clientèle, à temps partiel.
Le premier jour, trois soldats se sont présentés à lavisite : sur leurs dires, je les ai exemptés tous les trois, malgréles remarques de l'infirmier.  Le lendemain, ils étaient dixet le 3ème jour, un bonne centaine !  Ils étaient roublards: ils avaient par exemple l'art de faire grimper le mercure des thermomètres. J'ai appris à résoudre ce problème en leur mettant lethermomètre en bouche sous la langue : dès lors impossiblede tricher.
Pour m'instruire, je fréquentais l'Hôpital Militaire de Namuret particulièrement le service de dermatologie et syphiligraphie dudocteur Adolphe Dupont.  C'était l'époque de la guerre de Corée : j'ai vu des spirochètes au microscope, des chancres, des gonorrhées...  mais j'ai aussi appris la dermatologie courante.
Comme j'allais m'installer à la campagne, je me dis que je serais probablementamené à arracher des dents : le cabinet dentaire étaittenu à l'Hôpital Militaire par un belge qui avait fait ses étudesà Paris.  Il m'a appris la technique et depuis lors j'arrachedes dents à mes patients.  J'ai donc profité de mon servicemilitaire pour acquérir quelques formations complémentairesqui me furent bien utiles dans la suite de ma carrière.

AMA : Peux-tu nous parler de la pratique généraleà l'époque ?

L.D. : Il y avait la fièvre : on parlait de " grippe"...  On ne s'égarait pas dans la multitude des virus actuels. On donnait de l'Aspirine.  Il n'y avait pas d'antibiotiques par voie buccale ;  il n'y avait que la pénicilline injectable : on l'employaitpar exemple pour les angines.  Elle contenait de la procaïne ;je me souviens de deux chocs anaphylactiques.

AMA : Les accouchements ?

L.D. : J'avais fait un stage de six mois à la Maternité Reine Astrid à Charleroi : c'est là d'ailleurs que j'ai connu ma femme qui était accoucheuse.  Avec elle, nous avons fait, depuismon installation, 650 accouchements à domicile, notamment sept d'unemême famille !  J'ai même accouché ma femme, de monsecond fils. Le premier, c'était une " droite postérieure ": il valait mieux aller en clinique.  Un matin, ma femme me dit : "J'ai l'impression que c'est pour aujourd'hui . "  " Ah !  Tu n'asqu'un franc de dilatation.  J'ai encore deux, trois personnes dans lasalle d'attente.  Si les douleurs augmentent, donne-moi un coup de filet je monterai tout de suite. "   Vers 11 heures, elle me sonne: " Cette fois, je crois que c'est bien parti. "  Il y avait encoredeux personnes dans la salle d'attente.   " Vous êtes pressés? "  " Non, prenez votre temps ! "  " Je vais accoucher ma femme: dès que ce sera terminé, je reviens. "  La dilatationétait complète : je fais l'accouchement.  Ma belle-mèreétait là : je lui donne l'enfant.  Tellement émue,elle part avec le gosse en arrachant le cordon.  Heureusement, je neperds pas mon sang-froid et je mets une pince.  Ensuite, je retournefaire mes consultations.  " Cela a été, docteur ? " " Oui, très bien, c'est un garçon. "  Et j'ai encore faitquinze visites ce jour-là.
Récemment, ma vieille femme d'ouvrage qui habite le quartier, m'interpelle: " Qu'est-ce que c'est ?  J'ai lu dans le journal : il paraîtque les médecins sont fatigués !  Je ne vous ai jamaisentendu dire que vous étiez fatigué ! "  (1)
A cette époque, on faisait tout.  Un médecin des environsavait acheté un appareil de radiographie.  J'allais chez luiavec mes malades qui avaient des fractures : nous mettions les plâtresà nous deux.  Parfois, le membre était un peu de travers,mais avec toutes les techniques actuelles, il n'y a pas  non plus 100% de réussites parfaites.
Nous ne faisions bien entendu que les choses qui nous paraissaient simples.

AMA : Et les infarctus ?

L.D. : On n'avait pas d'électrocardiogramme àl'époque.  En cas de douleurs dans la poitrine, on se basaitsur la chute de tension, une transpiration profuse, parfois des bruits cardiaquesanormaux.  Je téléphonais au spécialiste, qui venaitfaire un ECG.  Le résultat : au lit sans bouger...  J'aiconnu un gars, qui par peur de mourir, n'a pas changé de chemise pendant les six semaines de lit imposées.  On connaissait déjà le Tromexan (un anticoagulant) et l'on contrôlait le taux de prothrombine au lit du malade avec un matériel très simple.

AMA : Chez un patient confiné au lit, le risque thrombo-embolique devait en effet être très important.

L.D. : J'avais au début un ou deux infarctus par semaine.  L'urgence cardiologique la plus fréquente était l'œdème aigu du poumon, lié à l'hypertension artérielle.  On faisait une saignée... Combien fallait-il retirer ?  J'avais été à une conférence et l'orateur nous avait dit: " Dans chaque maison belge il y a un verre à bière de 33centilitres : remplissez-le.  C'est la bonne dose ! "  Plus tard,nous placions des garrots aux quatre membres.

AMA : La saignée blanche !

L.D. : Quand cela allait vraiment mal, on injectait de l'ouabaine intraveineuse.  C'était quitte ou double !  A l'époque, il n'y avait pas d'ambulance... Je devais conduire les urgences à laclinique moi-même, notamment les appendicites.  Les routes étaientmauvaises et dangereuses, surtout en hiver.  On aidait le chirurgien; on tenait les écarteurs, parfois on administrait le chloroforme...dans ces conditions la dichotomie était justifiée...
A l'époque, on travaillait le samedi et même le dimanche, carles gens se lavaient en fin de semaine...

AMA : Et les accidents vasculaires cérébraux ?

L.D. : Les atteintes, comme ils disaient.  On les diagnostiquait, mais on ne pouvait rien faire ;  habituellement, on ne les hospitalisait pas...  S'ils récupéraient, il n'y avait pas de kinés.
Les entorses, on leur mettait le pied dans un seau rempli d'eau très chaude avec une poignée de sel.  A cette époque, le médecinétait désarmé, mais il était respecté,on avait confiance, on acceptait ses décisions.  Aujourd'hui,alors que nous sommes très efficaces, il n'y a plus la mêmeconfiance : si on suggère une opération, ils veulent l'avisde plusieurs praticiens.

AMA : C'est peut-être parce que tous les problèmessont diffusés par les médias, surtout les fautes, les erreurs, les échecs...

L.D. : Le travail du médecin généraliste est plus monotone aujourd'hui.  Mais si l'on veut se tenir à jour,suivre les cours post-universitaires, tu peux avoir un meilleur diagnostic, mieux comprendre la maladie, demander les examens les plus performants etadapter ton traitement.

AMA : Y avait-il un enseignement continu au début de tapratique ?

L.D. : Pratiquement pas en Belgique.  J'étaisabonné à Louvain Médical, à la Revue Médicalede Liège, à la France médicale, la revue du praticien,plus tard au Lancet et au New England Journal of Medicine, après avoirsuivi des cours d'anglais le dimanche et être arrivé àune connaissance passive de la langue.  Honnêtement, je ne lisais que les " abstracts ", par manque de temps.

AMA : Vous appreniez aussi lors des consultations (les consultes, comme on disait) avec des spécialistes et lors des opérations...

L.D. : Bien certainement.  Le vendredi après-midi, je prenais 2 à 3 malades dans ma voiture et j'allais chez un ami interniste: nous examinions ces patients ensemble.  Il m'a appris l'essentielde la médecine lors de ces consultations.
A la fin des années cinquante, il y eut les Journées de l'Ascensionà Louvain.  Mais j'allais aussi à Paris, à la semainemédico-chirurgicale de la Piété dirigée par Lian,avec visites de malades dans les grandes salles communes.  Il y avaitaussi les entretiens de Bichat, plus théoriques, mais interactifs.
A partir de 1960, j'ai organisé une sorte de dodécagroupe avantla lettre.  Le samedi soir, je réunissais quelques confrères de la région : les épouses restaient dans le salon, tandis quenous discutions dans le bureau.  Je leur faisais part de ce que j'avaisappris notamment à Paris, car j'enregistrais la plupart des conférences(2) et je les réécoutais en voiture.  Je faisais environ100 Km par jour à l'époque.  Je n'avais pas de sponsoring: lors de ces réunions, on buvait du vin, ma femme avait préparédes sandwiches...  Nous choisissions un sujet que l'un de nous préparait: j'ai commencé par les maladies de la thyroïde.  Ces réunionsont duré jusqu'à l'accréditation.  Mes confrèresont donné mon nom au dodécagroupe, en signe de reconnaissance.

AMA : Quels étaient tes loisirs au début de tapratique ?

L.D. : Nous allions parfois au cinéma.  C'esten 1960 que j'ai pris mes premiers jours de vacances, en caravane, dans les châteaux de la Loire.  Les gens disaient : " Deleuse a fait fortune: il part en vacances ! "  Je rentrais tard le soir : peu de clientsavaient le téléphone, mais notre femme à journéeconnaissait par cœur les maisons où il y avait le téléphoneet où elle pouvait me trouver au cours de ma tournée et mecommuniquer les nouvelles visites.

AMA : Pas de stress, pas de burn-out, pas de dépression!

L.D. : Non, le métier était une joie.

AMA : Et maintenant ?

L.D. : Le médecin n'a plus l'aura qu'il avait à l'époque de mes débuts.

AMA : Aurais-tu un conseil à donner aux jeunes médecins qui s'installent aujourd'hui en médecine générale ? Que leur dirais-tu ?

L.D. : Tout médecin doit être optimiste et lameilleure chose qu'il puisse faire est de communiquer cet optimisme àses malades.  C'est ce que disait Baruk, un élève de Babinsky que j'ai connu à Paris.  Des malades m'ont dit que quand j'ouvre la porte de la salle d'attente et que je dis d'une voix forte " Ah ! Joseph, comment vas-tu ? ",  ceux qui attendent disent " dès que j'entends cela, je me sens déjà mieux. "  C'est le placebo du médecin. Avec mes vieux malades, je parle encore wallon.  C'est important.
Par ailleurs, l'entretien avec le malade est essentiel : l'abord est primordial" Tiens, votre sœur qui avait telle chose, va-t-elle bien ?  Ah ! elleva bien. Tant mieux !  Je vais vous examiner maintenant. "
L'examen clinique est primordial pour le généraliste.  Ne pas envoyer son malade d'emblée faire un scanner !   Jeme demande si les jeunes sont bien formés à cet examen cliniquesystématique et à un interrogatoire, ou plutôt un dialoguepréalable.
Il faut être enthousiaste pour faire ce métier, c'est une espècede vocation.
L'entente entre médecins d'une région est essentielle : elleme semble meilleure aujourd'hui qu'il y a 50 ans.  Quand je me suisinstallé, j'ai eu l'impression d'arriver dans un territoire qui n'étaitpas le mien.  J'ai connu un médecin qui jetait par la fenêtreles médicaments prescrits par son confrère.  Aujourd'hui,les médecins s'entendent mieux, s'aident et se remplacent.  Certainsmédecins abusaient de leur autorité : aujourd'hui cela n'existeplus guère.

AMA : Merci, mon cher Léon.  Bon rétablissement.  Les félicitations de l'AMA pour ces cinquante années de pratique médicale et de dévouement sans limite au service des malades.
 
 

1. Je mettais des forceps et j'appliquais les ventouses sur destables de cuisine.  Le mari tenait une jambe et la mère de laparturiente l'autre jambe.  Parfois, l'un ou l'autre " tombait dansles pommes ".

2. Le docteur Deleuse me fait entendre un enregistrement très émouvant d'une conférence de Charles Nagant, en 1970.  Il faut dire qu'il enregistrait toutes les conférences auxquelles ilassistait.  Il a plus de 1500 cassettes qu'il réécoutait ensuite dans sa voiture.