Louvain Med. 106 : 465-468; 1987

IN MEMORIAM

La communauté hospitalière et internistique de Saint-Luc ainsi que nos nombreux amis croyaient avoir touché le fond de l'abîme avec la disparition cruelle et prématurée de Jean-Marie Vandenbroucke. Nous n'en étions pas encore remis que déjà le destin nous frappait à nouveau impitoyablement. L'impensable nous attendait et le 28 avril 1987 Jean-Pierre Huaux en pleine forme nous quittait à l'âge de 47 ans. Il nous a quittés comme Jean-Marie, en plein effort physique, ce qui chez lui était tout naturel. Epris du perpétuel dépassement de soi-même, il avait les mêmes exigences physiques qu'intellectuelles. Il mettait perpétuellement la barre très haut, trop haut.

Né à Petit-Enghien en 1940, il avait fait ses humanités gréco-latines au Collège Saint-Joseph à Mouscron, dont il sortit avec la médaille d'or. Il fit ses études de Médecine à l'UCL (1958-1965), alternant les distinctions et les grandes distinctions, études entrecoupées de plusieurs séjours à la Cité Hospitalière Universitaire de Lille. Dans son cours figuraient d'autres brillants éléments, notamment Mademoiselle Christiane Lindemans, qui allait devenir le Dr Rombouts-Lindemans. Lorsque Jean-Pierre se présenta au Concours de Médecine Interne, ce fut évidemment pour conquérir les premières places avec Christiane Lindemans et Albert Hermant.

Il fit ses armes dans le Service de Médecine Interne du ProfesseurJ.P. Hoet, où de retour des Etats-Unis en 1965, je fis sa connaissance comme brillant assistant de première année. Une collaboration étroite s'établit rapidement en ces années héroïques pour donner naissance au Service de Rhumatologie, dont la consultation avait été tenue à bout de bras pendant des années par le Dr Guy lsaac qui l'avait fondée. C'est en 1967 que Jean-Pierre nous rejoignit à mi-temps, et, en 1968 à plein temps, avant de se perfectionner à l'Université de Genève dans le Service du Professeur G.H. Fallet (1969-1970), où sa compétence, son brio et son activité furent de suite entérinés par une nomination de chef de clinique adjoint en février 1970.

Je n'oublierai jamais la visite que je lui ai rendue là-bas en avril 1970 où nous formulâmes maints projets d'avenir. Depuis septembre 1970, il anima sans relâche le Service de Rhumatologie, successivement en tant que résident (1971), chef de clinique adjoint (1973), chef de clinique associé (1979) et chef de clinique (1980). Sa compétence unanimement reconnue le fit nommer Maître de Conférences clinique en 1984. Il rejoignit la Société Belge de Rhumatologie en 1971 dont il fut membre titulaire en 1973 et entra au Conseil d'Administration en 1983.

Ce parcours quelque peu techmque de la carrière de Jean-Pierre laisse tous ceux qui l'ont connu sur leur faim, éclairant trop peu son extraordinaire personalité. Son rayonnement, son enseignement clinique inlassable prodigué à une multitude d'internes, d'assistants en voie de formation, de candidats-spécialistes en Médecine Interne et en Rhumatologie, fait que sans donner cours à proprement parler, il a formé et imprégné de ses connaissances et de son bon sens clinique des générations entières de médecins et de spécialistes.

Orateur très écouté et très attendu aux diverses tribunes qui constituent le troisième cycle, sa contribution au recyclage était universellement reconnue et appréciée. Tous ceux qui l'ont connu ont été frappés par sa chaleur humaine, son sourire, son sens de l'humour et de la répartie, ses capacités d'accueil, son immense disponibilité malgré des tâches cliniques écrasantes, son incomparable humanité envers les malades, qui lui témoignèrent une confiance totale. Rien de ce qui touchait le malade ne lui était indifférent. Il avait très activement participé avec Jean Desbeek du Service social à l'élaboration du programme d'Economie Energétique Articulaire.

Jean-Pierre était omniprésent. C'est lui qui établissait comme nul autre ne pourrait îe faire le pont avec tous les services connexes de la Médecine Interne, avec le Département de Médecine Interne lui-même dont il était le consultant attitré (il a cosigné cette année des articles notamment avec le Professeur Coche, avec le Professeur Meunier, avec le Professeur Sonnet et avec le Docteur Michel Lambert), mais aussi avec tous les autres services que ce soit la Dermatologie, la Neurologie, la Microbiologie, l'Anatomo-Pathologique et tout naturellement l'Orthopédie et la Radiologie. Son esprit universel et polyvalent, son sens de la collaboration font que j'ai relevé rien que pour les années 1986-1987 des publications dans des revues spécialisées (touchant des domaines autres que la Médecine Interne et la Rhumatologie) aussi diverses que les Annales de la Chirurgie de la Main, les Acta Orthopaedica Belgica, les Clinical Orthopaedics, le Journal of Pediatric Orthopedics, les Seminars in Dermatology, les Acta Neurologica Belgica, le Journal Belge de Radiologie, et je suis persuadé d'en avoir omis.

Ses connaissances étaient encyclopédiques. Il avait l'art de faire la synthèse des questions difficiles dans des exposés lumineux dont la verve n'avait d'égale que la solidité et la profondeur. Ils peuplaient nos staffs du mardi et faisaient merveille à l'étranger. Je ne citerai que ses récentes contributions à Paris à la Société Française de Rhumatologie ou au Symposium Gambro (janvler 1987), à Rome au Symposium Eular, à Montpellier au Congrès de Médecine Interne où il obtint tint le premier prix de la présentation clinique.

Ce foisonnement d'idées tous azimuts allait tout naturellement l'entraîner à contribuer de façon très significative sur le plan mondial à quelques syndromes dont il avait reculé les limites des secrets qu'ils recèlent encore: le pseudo-angor coronarien, l'algodystrophie sympathique réflexe, et plus récemment, la maladie de Still de l'adulte, la maladie de Lyme et la pustulose palmo-plantaire. Son nom restera attaché à la description princeps de l'algodystrophie en tant que mode de présentation de l'ostéomalacie (parue dans Arthritis and Rheumatism de juillet 1986) et des localisations squelettiques de l'amyloïdose de l'hémodialysé chronique (parue dans la Revue de Rhumatisme de mars 1985, suivie de nombreuses autres contributions, dont celle dans Arthritis and Rheumatism de septembre 1985), syndrome qu'il développa bien sûr avec le regretté Jean-Marie Vandenbroucke. Les piliers de ces descriptions furent chaque fois l'observation clinique, la confrontation des données avec nos éminents radiologues (le Professeur B. Maldague et le DrJ. Malghem), la preuve ultime étant fournie par l'Anatomo-Pathologie (le Dr H. Noèl), qui tous apportèrent leur contribution. Au départ évidemment, il y a un clinicien averti. J'eus chaque fois le privilège de partager avec Jean-Pierre les premiers cas de ces affections qui firent l'objet d'innombrables discussions entre nous, nous menant du doute à la certitude, la démarche clinique la plus exaltante et la plus émouvante qui puisse se concevoir, porteuse d'une joie à nulle autre pareille dans notre microcosme médical.

Ayant acquis dans l'exercice de son art une expérience, une maturité, une maîtrise exceptionnelle, il avait décidé il y a quelque deux ans d'en faire part aux autres d'une façon plus formelle. Il publiera dès lors des articles à un rythme qui permettait à peine à ces coauteurs de le suivre dans la lecture des textes inachevés et parachevés qui s'entrecroisaient, Jean-Pierre secouant tout son monde, de la secrétaire à l'éditeur de la revue, sacrifiant toutes ses soirées, tout son temps libre, consacrant autant de soin aux Journaux de recyclage (qui ne se souvient du dossier sur les lombalgies, paru dans la Revue de la Médecine Générale en avril 1985?) que pour les grandes revues internationales.

Début 1986, il avait signé ou cosigné quelque 160 publications, mais le rythme allait s'accélérer considérablement, comme s'il pressentait qu'il devait se dépêcher. Plus personne n'en a tenu le registre exhaustif, mais pour ne parler que des revues internationales de Rhumatologie, ses contributions paraîtront en 1986 et 1987 au nombre de trois dans Arthritis and Rheumatism, au nombre de deux dans the Journal of Rheumatology, au nombre de quatre dans the Annals of the Rheumatic Diseases, au nombre de cinq dans la Revue du Rhumatisme, au nombre de quatre dans Clinical Rheumatology sans oublier un article dans the British Journal of Rheumatology et un dans Clinical and Expemental Rheumatology.

Les lecteurs de Louvain Médical n'ont pas été oubliés non plus, avec non moins de 11 articles, dont le best-seller fut indubitablement le divertimento qu'il écrivit avec humour et passion sur la place de la Rhumatologie dans les Avenures Médicales de Tintin et Milou et qui parut en 1986, comme il se doit dans le numéro de décembre. Georges Remi eut eu bien du plaisir à lire cet article, fruit d'une collaboration familiale où Jean-Pierre s'est associé les deux coauteurs auxquels il tenait le plus: son épouse et son père.

Epoux modèle, père exemplaire d'Hélène et de Stanislas, dont il parlait souvent et qui étaient au centre de toutes ses préoccupations, à qui il vouait toute son affection. Il aimait se ressourcer en famille à Forges-lez-Chimay, dans la propriété de son père, et au Coq ou plus récemment dans l'une ou l'autre région de France. Il était fidèle à ses racines, à son terroir, fidèle à son Ecole. Il était le collaborateur loyal, omniprésent, omniscient, source d'information et d'inspiration. Le vide qu'il laisse dans le Service, dans sa famille, est à la mesure de la place qu'il y tenait.

Après le départ inopiné de Gérard Ponchon en 1973, celui de Christiane Rombouts- Lindemans en 1983, c'est la troisième fois que le Service de Rhumatologie est vidé de sa substance en moins de quinze ans. En 1984, heureusement, le Dr Jean-Pierre De Vogelaer nous a rejoints à temps plein. Cette fois, le Dr Guy Isaac, le premier interniste - rhumatologue en Belgique, notre aîné, Maître de Conférences à notre Alma Mater, a spontanément offert de revenir en tant que consultant externe, rôle qu'il avait abandonné lors du déménagement du Service de Louvain à Woluwe en 1977. Il a été chargé de tâches qui ont été étendues. Deux fois le Service a été sauvé par ses anciens qui appartiennent à une grande famille qui compte actuellement 18 rhumatologues - internistes en activité depuis 1970.

Aussi meurtris que nous soyons, la vie continue et déjà s'annonce la relève. Puisse la, Providence nous épargner et le destin nous octroyer quelque répit. A Nicole qui ne vivait que pour lui et ses enfants, qui dans la tragédie qui l'a frappée a été si admirable et courageuse, s'enquérant sans cesse de la fatigue et des soucis des autres, à son père à qui il tenait tant et pour qui il était tout, à Hélène et à Stanislas dont il aurait été si heureux de connaître les réussites universitaire et scolaire, nous présentons nos très chrétiennes condoléances. La communauté hospitalière et médicale garde de son époux, de son fils et de leur père un souvenir ému sur lequel le temps n'aura pas de prise. Il vit encore à travers son oeuvre, à travers les hommes qu'il a formés, à travers l'exemple qu'il nous a donné. i

Charles NAGANT DE DEUXCHAISNES