ZAP, Journal d'entreprise de la clinique Saint-Jean 3, 1993

Les piliers de Saint-Jean



A 14 km, au sud-est de notre clinique, dans un moelleux salon lambrisséde chêne, ZAP a interviewé notre ancien président duConseil médical, Jean De Mees, qui a ravivé pour nous quelquessouvenirs de son père.

Oscar De Mees, unaniment consacré père fondateur, incontestablefigure de proue entrée dans "la légende".

Fils de médecin, petit-fils de médecin, arrière-petit-filsde médecin..., je pourrais continuer ainsi pendant 7 générationset encore, les documents familiaux ne remontent pas plus haut qu'un médecinde l'époque autrichienne, mais on pourrait peut-être s'imaginerqu'en remontant de la sorte, on arrive à Hippocrate lui-mêmequi comme chacun le sait est le 62 ème descendant du dieu Esculape,descendant lui même d'Apollon.

Redescendons de l'Olympe et revenons sur terre. Diplômé médecinau début de notre siècle, Oscar De Mees devient, en 1909, l'assistantdoué du professeur Théophile Debaisieux, ce maître ouplutôt, ce prince prestigieux de la chaire chirurgicale de Louvainqu'il élevera d'ailleurs au rang de grande école. Debaisieuxlui conseille de parfaire sa formation à Paris et Vienne, futur parcoursobligé de tout bon chirurgien qui se respecte.

A son retour en 1912, il forme avec 5 autres médecins le noyau durdu futur staff médical de Saint-Jean : les vrais pionniers, les pèresfondateurs, ce sont eux, c'est à dire Solé (Chirurgie - Gyneco),H. Callewaert (Neuro), Huybreghs (O.R.L.), De Lantsheere (Ophtalmo), Naesen(Gastro - Entéro).

Ils vont voir Mère Julienne qui dirige cette petite Clinique Saint-Jeanet Elisabeth dont on dit tant de bien. A cette époque, la cliniqueétait réputée pour la chaleur de son accueil, la générositéde ses services et la qualité de ses soins, mais, osons le dire, auniveau des performances, elle ne dépassait et ne prétendaitpas dépasser le stade du mouroir. Respectable mouroir ou plutôtmiroir d'une respectable société qui se donnait bonne conscience,en déléguant aux bonnes soeurs la charge d'une grosse partiede la misère sociale du XIXe siècle.

Certes, des médecins précurseurs oeuvraient déjàrue des Cendres et il faut reconnaître le mérite de ceux-cidont le Dr Gustave Willocx, chirurgien qui, dès le début dusiècle, assurait déjà un suivi médical et chirurgical,offrant par là, la garantie des meilleurs soins, rehaussésen cela par la dignité et le respect des valeurs humaines apportéespar les gestes des Révérendes Soeurs Augustines.

Mais il manquait une équipe multidisciplinaire sur place et le grandmétite de Mère Julienne est de l'avoir compris intuitivement.

Mère Julienne accueille donc avec enthousiasme cette ardente patrouillede spécialistes déjà presque tous renommés àBruxelles. Le Saint-Jean que nous connaissons est né. Heureuse époqueoù la confiance mutuelle remplaçait la paperasserie administrative: aucun statut ne sera rédigé avant 1930.

En 1919, Oscar De Mees est nommé professeur de pathologie chirurgicaleà Louvain. Il dispensera ses cours à Louvain, mais toute sonactivité clinique se centrera à Saint-Jean. Et quelle activité,il est increvable !! En ce temps, le terme chirurgie généralea tout son sens. On fait tout de la thoracique, de l'abdominale, de l'urologie,de l'orthopédie, de la gynécologie et si la vasculaire n'existaitpas encore, on faisait déjà des résections péricardiques.

Ce qui est prodigieux et inconcevable actuellement, c'était l'extrêmesimplicité des moyens. Sans anesthésie, sans réanimation,avec six instruments différents et une révérende soeurqui tenait de la main gauche la bouteille de chloroforme et de la droitela tête du patient avec un tampon de gaze, il opérait tout :des plus petits nodules thyroïdiens aux monstrueux fibromes utérins.Bien plus tard, quand le fils De Mees introduira de nouveaux instruments,il se fera rabrouer par la soeur responsable de la stérilisation qui,voyant tout de suite le surcroît de travail, lui rappelera que sonpère savait bien se débrouiller avec un matériel plussimple.

S'il opérait beaucoup, il faut surtout dire qu'il opéraittrès vite et surtout très bien. Et mème si bien, quetous ceux qui l'ont vu opérer y voyaient un artiste minutieux exécutant,avec un geste d'une classe aristocratique, un ouvrage d'une précisiond'orfèvre.

Le toucher était l'atout le plus précieux du chirurgien. Ilgarde toute sa valeur actuellement, mais lorsque pour le diagnostic, le chirurgienn'avait pas encore à sa disposition de radios, de tomos, d'ultrasons,de scinti et de scanners, tout était dans les terminaisons nerveusesdu bout des doigts qui traquaient la vésicule lithiasique, flairaientles abcès péritonéaux et dépistaient les tumeursrénales. Epoque révolue des interventions en gants blancs defiloselle qui permettaient la meilleure conservation de ce sens tactile émoussépar le gant de caoutchouc, si fin soit-il.

Uniquement sur le plan de l'élégance, qu'il me soit permisde comparer le temps du filoselle avec la guerre en dentelle, égalementtémoin d'une époque au charme suranné à jamaisdisparue. Les excellents résultats opératoires feront la réputationde De Mees qui remplira la clinique pendant plus de 20 ans.

Sous l'impulsion du groupe médical auquel se sont adjoints les frèresBorremans (Pédiatrie et Pneumo), Hambresin (Ophtalmo), Van de Maele(RX), Vankeerbergen Joseph (Uro), Staquet J. (Labo.) et Vanderveken Raymond(O.R.L.), les activités de Saint-Jean se diversifient et une maisonrue du Marais est achetée par l'association des médecins pouroffrir des consultations gratuites. C'est la naissance de la polyclinique.

Mai 40, De Mees décide de rester. Il est tout seul à Saint-Jeanquand les Allemands entrent dans notre capitale. On le sollicite partout,au palais royal où deux ambulances militaires sont stationnées.Il est même appelé à l'hôpital Saint-Pierre, tantest grande la demande et la carence de médecins.

Vint le règne de Mère Rumolda, qui, ayant pressenti la chutedes vocations religieuses, va, en femme bien avisée, construire l'écoled'infirmières Pie X. Loin de s'arrêter là, elle entreprendraune reconstruction complète et méthodique de la clinique afinde permettre un redéploiement de toute l'infrastructure hospitalière.

La vie d'Oscar De Mees fut à l'image de son travail. Viscéralementintègre et honnète jusqu'au fond de l'âme, il n'exigajamais un franc de plus que ce qu'il estimait nécessaire. Ses honorairesau "plancher" lui furent parfois reprochés par certains confrèresqui le traitaient de "gâche-métier".

Si sa probité était exemplaire, sa correction et sa modestiel'étaient tout autant. Il avait horreur que l'on mette en exerguesa valeur et déclinait les honneurs superficiels auxquels pouvaitpourtant prétendre sa charge. "Dans la vie, il y a des A, des B etdes C, que chaque chose soit à sa place et sans cinéma s.v.p."

Toutes ces qualités ne doivent pas nous donner l'image d'un ascètedésincarné asservi par la Chirurgie. Il savait se détendreet adorait participer à des parties de chasse. Il avait la réputationd'avoir une excellente cave à vins de Bourgogne et passait pour l'undes meilleurs connaisseurs de la Faculté.

Si la Clinique Saint-Jean peut s'enorgueillir d'être une clinique5 étoiles, on peut certes reconnaître que plus d'une a étéaccrochée par Oscar De Mees, haut dignitaire de la chirurgie du XXèmesiècle.