La Libre Belgique - 1976

UNIVERSITES --

In memoriam : le professeur J.P. Bouckaert

Les professeurs Michel De Visscher et Xavier Aubert, de l'U.C.L., nous adressent un "in memoriam" consacré au professeur Bouckaert, qui aformé tant de générations d'étudiants en médecine et qui fut un maître respecté :

Le professeur Joseph-Prosper Bouckaert fut pendant quarante ans le maître incontesté de la physiologie à l'Ecole de Médecine de l'Université de Louvain. Il y a quelques mois, au cours d'une fête intime, ses élèves fêtaient ses quatre-vingt ans. Sa disparitionfrappe et attriste non seulement ses anciens disciples – la plupart devenusprofesseur à leur tour – mais aussi de nombreuses générations de médecins qui bénéficièrent de son enseignement. Cette personnalité eut un tel rayonnement dans le monde scientifique belge et étranger, que sa carrière mérite d'être retracée.

Né à Ostende en 1896, fils d'un armateur, il vécut dans un milieu où la culture et les sciences étaient à l'honneur (deux de ses frères plus jeunes devaient le suivre dans lacarrière académique). Il commença ses études demédecine en 1912. Engagé comme volontaire en 1914, il participe à la bataille de l'Yzer où il se fait remarquer par son courage et même sa témérité. Blessé au genou par un éclat d'obus, il se remet rapidement et, quelques mois plus tard, repart au front où il fera notamment l'expérience des gaz de combat.

Démobilisé en 1918, il reprend ses études de médecine et entre en même temps comme chercheur au Laboratoire de physiologie dirigé par le professeur Noyons (d'origine hollandaise). C'est là que s'éveille son goût pour la recherche scientifique, passion qui illuminera toute sa vie. Il est docteur en médecine en 1922 et aussitôt nommé chef de travaux. Son activité est débordante : ses première publications paraissent. Trois ans plus tard, il est chargé de cours et enseigne un temps la pathologie générale.

En 1925 aussi, il épouse une de ses étudiantes, Alexandra Ghiorgiou, roumaine d'origine bessarabienne. Avec elle, il fonde une famille nombreuse qui fut une réussite aussi brillante que celle de son laboratoire. Jamais ménage ne fut plus uni, dans les bons comme dans les mauvais jours. En 1926, Fellow de la Fondation Rockefeller, il passe un an à Londres chez A.V. Hill (Prix Nobel de Médecine) et s'initie à la thermodynamique du muscle. En 1927, après le départ de M. Noyons (qui retourne dans son pays natal), il est nommé professeur de physiologie dans les deux régimes linguistiques de la Faculté et devient directeur de l'Institut de Physiologie.

C'est à partir de ce moment-là que commence sa carrière de savant fécond et de grand "patron". Menant de front ses recherches personnelles et son enseignement, il attire rapidement un nombre croissant de jeunes étudiants, émerveillés par cette intelligence brillante et cette curiosité scientifique toujours en éveil. C'est peu à peu l'équipe qui se forme, puis qui devient l'école du maître, école qui s'épanouira pendant plusieurs décades.

Lorsqu'on parcourt la liste importante des publications du professeur J.P. Bouckaert, on est frappé par l'immensité et la diversité des thèmes qu'il aborda. Il n'hésitera pas à s'attaquer, toujours avec originalité, à des problèmes aussi différents que l'excitabilité des cellules (nerveuses, musculaires), l'action des hormones (insuline, glucagon, hormones thyroïdiennes), la physiologie des muscles, la sécrétion gastrique, le fonctionnement du rein, l'électrogenèse du coeur (base de l'électrocardiographie)…  Tous ces problèmes naissaient de sa riche imagination, alimentée par une intelligence supérieure et une mémoire encyclopédique. Après les avoir défrichés personnellement, il les cédait aux nombreux "jeunes" et moins jeunes qui se pressaient autour de lui, avidesde profiter de son expérience, de son soutien, de son amitié sans calcul. Tout au long de sa carrière, il fut un de ces hommes quin'hésitent pas à sacrifier leur ambition personnelle à l'intérêt de leurs élèves. C'est cette générosité naturelle – trait dominant de son caractère – qui le poussait à laisser à ses collaborateurs le fruit de la moisson scientifique.

En tant qu'enseignant, M. Bouckaert était convaincu que l'Université doit avant tout donner des méthodes de travail et de réflexion, c'est-à-dire des outils personnels de développement intellectuel et humain. Dans sa conception, le cours se devait de communiquer des idées plutôt que des accumulations de faits. Et Dieu sait que les idées ne lui manquaient pas !  Ses collaborateurs connurent tous des cas où M. Bouckaert leur tendait négligemment un livre récemment paru,en leur suggérant que celui-ci pourrait leur être utile. Onpeut évoquer ici les "Statistical Methods" de Fisher, le "Design fora brain" de Ashby, la cybernétique de Wiener, les théoriesde l'information de Shannon ou de Brulouin, la thermodynamique des phénomènesirréversibles de de Groote et de Prigogine. Avant que ses fidèleséberlués aient pu dépasser la lecture de l'introduction,ce diable d'homme était parvenu à décanter le suc del'ouvrage, et à l'introduire en bonne place dans son enseignement.C'est ainsi que les nombreux élèves de M. Bouckaert ont eule privilège d'être parmi les premiers en Belgique àêtre initiés à l'usage capital des méthodes statistiquesen biologie, à comprendre combien la cybernétique éclaireles mécanismes physiologiques de régulation où àréaliser que les phénomènes vitaux ne font pas exceptionaux lois de la thermodynamique ou de la chimie physique.

En tant que professeur aussi, M. Bouckaert réalisa que tous lesmédecins n'ont pas besoin de la même formation, et que pourceux qui se destinent à l'étude de la médecine expérimentale,la formation traditionnelle ne suffit pas. Aussi, avec l'accord des autoritésacadémiques et facultaires fonda-t-il dès 1958, la licenceen Sciences médicales, véritable post-graduat de la médecinescientifique.

Quoique passionné de biologie fondamentale, ce savant ne perditjamais de vue que la physiologie doit aussi servir la médecine humaine.Ceci se percevait dans son enseignement. Et il y paya  aussi de sa personne: c'est ainsi qu'il créa et dirigea pendant de nombreuses annéesle laboratoire d'électrocardiographie aux Cliniques universitairesSt-Raphaël. Citons aussi une enquête démographique importantequ'il mena au Zaïre en 1948, pour rechercher les causes de dépeuplement de certaines régions centre-africaines. Ce travail fut d'ailleurs lepoint de départ d'une étude approfondie du contrôle biologiquedes populations. Il en résulta un ouvrage admirable intitulé "Comment naissent les hommes". Ce livre influencera une génération de médecins, de psychologues et de moralistes : l'auteur, dépassant les problèmes purement physiologiques, n'hésite pas à affronter les problèmes sociologiques et moraux liés à la reproduction dans la race humaine.

Professeur émérite en 1966 (il a 70 ans) M. Bouckaert supporte mal l'inaction. Admirablement secondé par sa femme (docteur en médecine), il accepte d'assurer pendant plusieurs années la tâche d'enseigner la physiologie à l'Université de Kinshasa (ex Lovanium). Ce n'est qu'à regret qu'il quittera l'Afrique pour enfin prendre du repos dans sa maison d'Heverlee.

Pour tous ceux qui l'ont connu, et en particulier ceux qui eurent le privilège d'avoir été formés par ce maître, le professeur J.P. Bouckaert reste une très grande figure de l'école de médecine de Louvain (U.C.L. et K.U.L.) : celle d'un savant éminent et généreux, d'un humaniste, d'un ami fidèle, et d'un grand patriote.