In Memoriam Jules Arcq (1908 - 1998)

LE MEILLEUR D'ENTRE NOUS

En cette après-midi du 20 janvier 1998, Monsieur Arcq nous quittait, dans toute la discrétion qui lui était coutumière. Dès ce jour, beaucoup parmi nous se sont retrouvés orphelins d'un maître, d'un père, d'un ami. Il nous revient l'honneur d'évoquer des souvenirs, de retracer la mémoire de cette personnalité d'exception. Pour de nombreuses générations d'étudiants en médecine, cet enseignant, surprenant autant qu'écouté, a guidé les premiers pas dans le dédale périlleux de la destinée médicale. Dans l'apprentissage de la propédeutique, ce maître patient nous a ouverts à ce nouveau langage, nous a initiés à la démarche clinique.

En nos frêles vingt années, quel n'était pas notre émoi de toucher ce premier malade, d'apposer notre stéthoscope neuf sur la poitrine de cet emphysémateux ! Tels de jeunes Laennec, nous allions à la recherche du signe, du symptôme qui oriente le diagnostic. La présence du maître à nos côtés intimidait les novices que nous étions apaisait leur désarroi. Ce maître exigeant, aux intonations vocales si particulières, traçait de ses doigts épais mais habiles le débord hépatique, découvrait le rebord splénique.

Maître disponible, il restait à l'écoute des étudiants, ouvert à leurs difficultés et à leurs problèmes. Des circonstances singulières m'amenèrent à goûter des affres d'une deuxième session d'examens, c'était en premier doctorat en médecine. Au soir de la délibération, dépité et désappointé, j'avais reçu l'écoute et le soutien de ce professeur secourable qui me proposa son aide dans la préparation de cette seconde épreuve. Au cours d'un interrogatoire préalable à l'examen, il évalua mes faiblesses, testa mes connaissances et émit son jugement : "cela mérite 14..." . Après un court silence ponctué de froncements sourciliers et de plissements frontaux, sa main me prit le bras et dans une geste d'amitié et d'encouragement, il poursuivit : "Vous pouvez mieux encore" . Cet heureux présage se réalisa quelque temps plus tard !

Maître caricatural, il n'échappait pas aux heures de vérité bisannuelles de la revue de médecine. Professeur aimé et respecté, il en était un des acteurs fort attendu et très bien typé dont l'arrivée sur scène était scandée d'applaudissements unanimes et nourris. Rien d'irrévérencieux, aucun mot inconvenant dans ces arquebuse; archange et autre arc-en-ciel qui émaillaient les réparties mordantes de ces soirées théâtrales et mémorables.

L'évolution des connaissances scientifiques vit naître et se développer les spécialités médicales; cet homme érudit ne resta pas insensible à ces conceptions nouvelles. Ce médecin, soucieux d'apprendre, fit appel aux connaissances des jeunes et s'entoura d'avis spécialisés. Du temps du vieux Louvain - cité universitaire à laquelle il resta profondément attaché -, il m'a été donné d'être appelé en consultation auprès de ses malades. Cette expérience est restée très marquante dans ma mémoire. Que ce soit au 6ème étage de Saint-Pierre à Louvain, que ce soit au deuxième étage de Saint-Joseph à Herent, ces consultations se déroulaient avec un cérémonial imprégné d'une rigueur déontologique, dans une atmosphère d'entière confiance. Quels moments d'émotion que d'être introduit dans le partage de responsabilités de ce maître

Ce praticien vous accueillait avec simplicité et chaleur dans son service; il résumait avec talent l'histoire clinique, dépeignait en des détails délicats et réservés la personnalité du malade, citait de mémoire les données de la biologie, décrivait avec précision les particularités iconographiques et vous soumettait les difficultés du problème. Au terme de cette introduction précise, il vous accompagnait au lit du malade, vous présentait dans des termes élogieux et se mettait à l'écart durant votre examen. A la fin de celui-ci, il écoutait vos avis, s'intéressait aux choix thérapeutiques, cherchait à voir préciser le pronostic. Son merci, souligné d'un sourire, clôturait ce dialogue d'échanges. Eclairé de ces conseils, en âme et conscience, il mûrissait ses décisions à la recherche du meilleur choix.

L'âge a rejoint ce sage dans une éternelle lucidité. Avec la sérénité qui enrichit la personnalité des hommes décidés, il accepta d'arrêter la pratique médicale, discipline à laquelle il avait voué toute sa fidélité. Son honnêteté lui imposa de ne plus assumer de responsabilités médicales. Il n'abandonna, cependant, pas ses malades; il les confia à ses élèves, à ses amis. Ne pouvant plus les guérir, il les accompagnait; il restait leur guide, leur conseil, leur confident; il avait passé le relais. Il aimait assister, en retrait, en spectateur attentif, au dialogue médecin - patient; son intervention se limitait à apporter une présence réconfortante, à offrir un partage.

En témoignage d'admiration pour ce grand homme, il me plairait de faire part d'une lettre qu'il m'avait envoyée en novembre 1995 en remerciement d'une adresse d'hommage que ses anciens élèves des années 50, en réunion de promotion, lui avaient fait parvenir. Dans une écriture appuyée et assurée, en des mots simples et sensibles, ces phrases décrivaient avec perfection les sentiments qui ont animé sa fertile existence dont il savait qu'elle arrivait à son terme: authentique modestie, acceptation de l'irrémédiable, confiance en la Providence, sensibilité devant la douleur, richesse du partage, reconnaissance à tous ceux qui ont partagé son idéal.

Merci, cher Monsieur Arcq, de cette leçon de vie.

Jean-Louis Michaux