Regards croisés
sur
le Cantique des cantiques
Les chaînes exégétiques
grecques sur le Cantique des cantiques
Une chaîne exégétique est une édition du texte biblique
assortie, pour chaque verset (ou groupe de versets), d'un choix de citations
patristiques, parfois données ad litteram, souvent récrites
ou abrégées, voire amalgamées. Les chaînes présentent
un intérêt documentaire incontestable: "Depuis Philon d'Alexandrie
jusqu'à Photius (9e s.), c'est dans les chaînes que s'est conservée
la plus considérable et, disons-le, la meilleure partie de l'exégèse
grecque
C'est une de nos meilleures sources d'informations sur la pensée
de l'antiquité chrétienne qui demeure cachée dans les chaînes
et pour ainsi dire méconnue" (R. Devreesse, DBS I, 1928, col. 1098-1099).
Il existe plusieurs types de chaînes
sur le Cantique des cantiques. Celle qui est attribuée à Procope
de Gaza ( 538) et qui pourrait être la plus ancienne, est la plus
riche en extraits cités: le texte biblique y est divisé en 123
unités, que commentent plus de 350 péricopes exégétiques,
puisées chez une dizaine d'auteurs. Grégoire de Nysse fournit
le fonds de la chaîne, du moins jusqu'en Ct 6,8, où s'arrêtent
ses Homélies sur le Cantique. Pour la partie du texte biblique
qu'il a commentée, le Nysséen est à lui seul l'auteur de
plus d'un tiers des extraits cités. Il est suivi de près par Nil
d'Ancyre, puis par Origène, Cyrille d'Alexandrie et Philon de Karpasia.
Les autres auteurs - Apollinaire de Laodicée, Didyme, Isidore de Péluse,
Théophile (d'Antioche ou d'Alexandrie?), Théodoret de Cyr - ne
sont cités qu'occasionnellement. À l'exception d'Origène
( 254), tous ces interprètes furent actifs à la fin du quatrième
siècle et au début du cinquième siècle. Quelques
citations sont en outre attribuées Procope lui-même. Le nom des
auteurs à qui revient chaque péricope exégétique
est généralement indiqué dans les manuscrits, sous la forme
d'un sigle.
Les exégèses attribuées à Cyrille d'Alexandrie et
à Apollinaire de Laodicée ne sont pas attestées par ailleurs.
De plus, la chaîne de Procope a conservé en grec une cinquantaine
de fragments du grand Commentaire d'Origène. Comme la traduction
latine de Rufin ne donne accès qu'au commentaire origénien des
deux premiers chapitres du Cantique (jusque Ct 2,15), la chaîne se trouve
être le meilleur témoin des exégèses de l'Alexandrin
pour la plus grande partie du Cantique.
Le nombre d'extraits cités par lemme biblique va de un à neuf.
La longueur des extraits cités est variable: Grégoire de Nysse
et Nil d'Ancyre sont le plus souvent cités longuement (entre une demi-colonne
et une colonne de la Patrologia Graeca, parfois plus); les extraits d'Origène
sont de longueur variable (entre cinq et quarante lignes environ); Cyrille et
Philon sont toujours cités brièvement, sous la forme de courtes
scholies (de deux à une dizaine de lignes). Les sources n'ont donc pas
été traitées uniformément.
Le titre de la chaîne désigne celle-ci comme l'épitomé
(ou l'abrégé) d'une compilation plus ancienne, sans qu'on ait
pu s'entendre sur la question de savoir si Procope était l'auteur de
la chaîne primitive aujourd'hui perdue, ou son abréviateur. Deux
autres chaînes sont apparentées à l'Épitomé
de Procope: la chaîne de Polychronios le Diacre, qui en est un simple
résumé, et la chaîne dite «d'Eusèbe»,
qui est tirée du même fonds que l'Épitomé
de Procope. Bien que plus brève que l'Épitomé, la
chaîne d'Eusèbe présente ici et là un passage plus
long ou un auteur non cité par l'Épitomé.
Vers une nouvelle édition de
l'Épitomé de Procope
L'Épitomé de Procope a été édité
par A. Mai en 1837, d'après un manuscrit tardif (le Vat. gr. 1442,
16e s.), qui donne un texte souvent fautif, avec des attributions erronées.
C'est ce texte qui a été reproduit par J.-P. Migne au tome 17
de la Patrologia Graeca pour les seuls fragments d'Origène (col.
253-288) et au tome 87/2 pour le reste de la chaîne (col. 1545-1753).
Une partie de ces fragments origéniens figure également en PG
13, 197-216 (d'après l'édition de Ch. et V. de la Rue). Les extraits
de Cyrille se lisent une première fois parmi les uvres de l'évêque
d'Alexandrie (PG 69, 1277-1293, mais du matériel non-cyrillien y est
inséré) et une deuxième fois dans l'Épitomé
de Procope (PG 87/2, 1545-1753 passim). Les fragments origéniens
ont été réédités en 2002 par M.A. Barbàra.
Une nouvelle édition intégrale de la chaîne est en préparation
à Louvain-la-Neuve. Elle tiendra compte de l'ensemble de la tradition
textuelle et paraîtra dans la Series graeca du Corpus Christianorum.
La chaîne d'Eusèbe et celle de Polychronios ont été
éditées par Jan van Meurs (Meursius) en 1617 d'après le
Vulcanianus 50 de la Bibliothèque universitaire de Leyde (cf.
A. Rahlfs, Theologische Literaturzeitung 24, 1913, cc. 763-764). Le texte
de la chaîne de Polychronios y est incomplet (manque le commentaire sur
Ct 4,47,5). Une nouvelle édition, qui tienne compte de l'ensemble
de la tradition textuelle , est
également en chantier.
L'édition de l'Épitomé de Procope est l'entreprise commune
de Jean-Marie Auwers (UCL) et Marie-Gabrielle Guérard (Institut des Sources
Chrétiennes, Lyon), avec la collaboration scientifique d'Églantine
Proksch-Strajtmann (UCL).
Le Cantique des cantiques au miroir des
chaînes
À côté de son intérêt documentaire, la tradition
caténique a aussi sa valeur propre, qui est de permettre une lecture
polysémique du texte biblique jusque dans le détail et une
option documentée. Dans l'Épitomé de Procope, en particulier,
la juxtaposition des divers commentaires donne un tableau contrasté de
l'exégèse du Cantique durant les premiers siècles; elle
fait ressortir la part d'originalité de chaque commentateur, en même
temps que la profonde influence d'Origène sur l'exégèse
ancienne. Les chaînes reflètent fidèlement la culture biblique
de leur époque; à ce titre, elles sont un phénomène
de culture qui mérite d'être étudié pour lui-même.
Anciens et Modernes face à
l'exégèse du Cantique
L'étude des chaînes du Cantique est appelée à alimenter
une réflexion plus large sur l'interprétation du Cantique à
travers l'histoire. À de rares exceptions près (comme Théodore
de Mopsueste), les Anciens ont lu naturellement le Cantique comme une
allégorie de l'amour entre Dieu et ses fidèles (envisagés
collectivement ou individuellement): pour les Pères et les Médiévaux,
la portée symbolique du Cantique était une évidence. C'est
ce mode de lecture qui a permis au Cantique de devenir la matrice scripturaire
de la mystique chrétienne. Aujourd'hui, la majorité des exégètes
estiment, avec autant de bonne foi, qu'une telle interprétation appartient
à un âge révolu de la lecture du texte biblique. La confrontation
des principes herméneutiques des Anciens et des Modernes ne peut manquer
d'interpeller ceux qui ont appris que l'histoire d'un texte n'est pas extrinsèque
à celui-ci. «Le Cantique des cantiques, écrit pertinemment
Anne-Marie Pelletier, est l'un des textes qui peut le mieux illustrer l'opportunité
d'une ouverture de l'analyse à l'histoire de la réception»
(citation).
La réflexion sur les problèmes d'interprétation du Cantique
est portée par trois professeurs de la faculté de théologie
de l'UCL : Jean-Marie Auwers, Jean-Pierre Delville et André Wénin.
Publications récentes
- J.-M. Auwers & A. Wénin, «Problèmes herméneutiques
dans l'interprétation du Cantique des cantiques», dans Revue
Théologique de Louvain, 36 (2005), pp. 344-373.
- Regards croisés sur le Cantique des cantiques, sous la direction
de Jean-Marie Auwers (coll. Le livre et le rouleau, 22), Bruxelles, Lessius,
2005, 175 pp. Avec la participation de William Gallas, Jean-Pierre Delville,
André Wénin, Jean-Pierre Sonnet, Jean Emmanuel de Ena, Anne-Marie
Pelletier et Françoise Mies.
- J.-M. Auwers & V. Somers, «Pèlerinage au cur de soi-même
ou Variations patristiques sur Connais-toi toi-même»,
dans Pèlerinages et lieux saints dans l'Antiquité et le Moyen
Age. Mélanges offerts à Pierre Maraval (Centre de recherche
d'histoire et civilisation de Byzance. Monographies n° 23), édité
par B. Caseau, J.-Cl. Cheynet et V. Deroche, Paris, 2006, p. 1-12.
- J.-M. Auwers, «Le traducteur grec a-t-il allégorisé ou
érotisé le Cantique des cantiques?», dans M. K. H. Peters
(ed.), XII Congress of the International organization for Septuagint and
Cognate Studies. Leiden, 2004 (Society of Biblical Literature, Septuagint
and Cognate Studies, 54), Atlanta, 2006, p. 161-168.
Travaux d'étudiants réalisés
dans le cadre du projet
- Virginie Minet, «Etude des métaphores végétales
dans trois commentaires sur le Cantique des cantiques (Origène, Apponius,
Bernard de Clairvaux)», dans Cahiers de civilisation médiévale,
46 (2003), p. 159-159 (travail de séminaire retravaillé en vue
de la publication).
- William Gallas, De lectures en relectures. L'exégèse du Cantique
des Cantiques parOrigène et Grégoire de Nysse, et sa réception
par l'exégèse moderne. Mémoire de licence en sciences
religieuses (septembre 2003).
- Bart Vanden Auweele, Les poudres du parfumeur. Recherches sur les fragments
d'un commentaire sur le Cantique des cantique attribué à Cyrille
d'Alexandrie. Mémoire de DEA en théologie (septembre 2003).
- Marian Wojciechowski, L'influence d'Origène sur le commentaire du
Cantique des cantiques de Grégoire le Grand. Mémoire de DEA
en théologie (janvier 2005).
- Pieter Van Petegem, Le Cantique des cantiques et ses protagonistes. L'amour
en dialogue. Mémoire de licence en philologie biblique (juin 2005).
- William Gallas, L'esprit de l'Ecriture. La sacramentalité de l'exégèse
selon Origène Mémoire de DEA en théologie (juin 2005).
Financement : le projet est soutenu par le Fonds de la Recherche Fondamentale Collective (F.R.F.C., associé au Fonds National belge de la Recherche Scientifique, F.N.R.S.) et par le Conseil de Recherche de l'Université Catholique de Louvain.
Contact : Jean-Marie
Auwers
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: codex Bruxellensis 3896, scanné avec l'aimable autorisation de la Bibliothèque
Royale de Belgique.