Numéro 19 :

Les malades imaginés

Le tréponème : hôte caché des familles


Le drame se joue dans une maison bourgeoise au bord d'un fjord 1.  Oswald Alving, un jeune peintre, revient d'un long séjour à Paris, entre autres pour l'inauguration d'un orphelinat bâti en souvenir de son père, officier de marine.  Par les confidences de la veuve, Madame Alving,, au pasteur Manden, on apprend que le capitaine était un débauché et un ivrogne, qu'il avait eu un enfant de sa servante et que, pour éviter le scandale, la jeune fille séduite avait été donnée en mariage à un charpentier, moyennant compensation financière.
Oswald avoue à sa mère qu'il est atteint d'une maladie grave, dont le nom n'est pas prononcé, "alors qu'il ne s'est pas méconduit, même à Paris dans le milieu des artistes !"  Lors  d'une "première attaque", des maux de tête violents se sont accompagnés d'une "paralysie temporaire des facultés et des forces".
Un médecin lui a déclaré sans ménagement : "Vous avez une maladie depuis votre naissance : vous êtes vermoulu.  Les péchés des parents retombent sur les enfants.  La mort ne sera pas nécessairement rapide : le cerveau va s'adoucir."
Au dernier acte de cette tragédie qui se plie à la règle des trois unités, de temps, de lieu et d'action, Oswald a un nouvel accès, sans doute fatal : il perd la tête met le feu à l'orphelinat et s'effondre en s'écriant : "Mère, donne moi le soleil … le soleil !"

Bien qu'il soit inhabituel qu'une hérédosyphilis se révèle à l'âge adulte, cette pièce se veut une dénonciation du schéma classique de syphilisation de la bourgeoisie à l'époque, parce que l'on comprend, admet et pardonne les frasques des jeunes hommes avant un mariage souvent arrangé : c'est ainsi que "les filles de noce transmettent aux mâles de la bourgeoisie un germe de mort qui contamine toute leur lignée" 2.
A l'époque, on ne parle pas de la syphilis, mais on la suspecte partout.  Elle ne figure pas dans le Littré de 1876 3, au même titre que "d'autres mots que proscrit notre désir de pouvoir être mis entre les mains de la jeunesse".  Et pourtant, "l'inusable héritage se dérobe en de sournoises souffrances, se dissimulant sous les symptômes de migraines et de bronchites, de vapeurs et de gouttes". 4

Eugène Brieux , dans sa pièce intitulée "Les Avariés" 5, s'attaque à cette conspiration du silence.  Georges Dupont consulte un médecin avant de se marier, parce qu'il a contracté la syphilis pendant sa vie de célibataire.  Le médecin le met en garde contre le risque d'infecter sa femme et ses futurs enfants s'il n'observe pas un délai de plusieurs années.  Il se marie malgré tout parce que le contrat de mariage est signé et qu’il a déjà engagé la dot de sa fiancée pour reprendre une étude de notaire.  Leur fille a une syphilis congénitale et la nourrice, probablement contaminée elle aussi, révèle tout à l'épouse, dont le père renonce à introduire une action en divorce sur base d'un certificat médical.

Dans la pièce de Brieux, la syphilis est clairement désignée, mais sommairement décrite : un ulcère qui laisse une « petite cicatrice » chez Georges Dupont et une « éruption boutonneuse » chez le bébé.  Mais l’auteur plaide pour une information sur les maladies vénériennes dès l’adolescence, un examen prénuptial obligatoire, le contrôle sanitaire des prostituées et la gratuité des soins aux patients atteints de maladies vénériennes.

La pièce fut jouée à Paris au Théâtre Antoine en 1905, à Bruxelles pendant l’exposition universelle et à New York en 1913 au Fulton Theatre sous le titre plutôt étonnant de « The damaged goods ».  Après une représentation privée organisée pour les membres du Congrès, de la cour suprême et du corps diplomatique, la pièce est montée dans la plupart des villes des USA.  Les critiques sont élogieuses.  Un pasteur s’exclame que l’œuvre est parfaitement décente et même religieuse ( ?).  Bernard Shaw écrit même que Brieux est le meilleur écrivain français de théâtre depuis Molière ( ?).  Et pourtant de nos jours cet auteur est oublié : il n’est plus cité dans le Larousse et ses œuvres sont introuvables en librairie.

C'est vers l'année 1500 qu'apparaissent des descriptions précises de lésions syphilitiques en Europe, alors que les recherches archéologiques 6 prouvent que la maladie existait en Equateur, en Floride et au Nouveau Mexique il y a plus de 1500 ans (lésions du tibia notamment).  Ceci conforte l'hypothèse de l'importation en Europe après la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb.  La syphilis serait une mutation américaine du pian, maladie non vénérienne présente dans le monde entier.  Toutefois, un fœtus de 7 mois datant du 4ème siècle avant Jésus-Christ, découvert à Costebelle (France), aurait des lésions suggérant l'hérédosyphilis, mais selon Bruce Rothschild, il s'agirait d'un cas de lithopédion ou enfant de pierre, une affection rarissime caractérisée par une calcification des membranes fœtales 6.

Ambroise Paré (1509-1590) décrit la grosse vérole "le fléau misérable des paillards", le mal français pour les italiens, le mal napolitain pour les français : il y a des douleurs nocturnes, des palais troués, la perte d'un œil ou du nez, des ulcères des parties honteuses, mais aussi une confusion avec d'autres maladies vénériennes, telle la gonorrhée, et avec diverses dermatoses.  Le virus, dit-il, "peut être traqué par le vif argent comme le furet chasse le lapin de son terrier" : le mercure peut être administré en emplâtres, onguents, poudres ou parfums (!).  Il décrit une épidémie familiale à partir d'une nourrice.  Le pronostic doit être annoncé avec beaucoup de prudence pour "n'encourir mauvais réputation". 7

Au 17ème et 18ème siècle, on parlait assez librement du mal napolitain.  La Princesse Palatine, dans ses lettres, annonce la mort de la duchesse d'Unay : "elle était pourrie du mal français (sic) … C'était une honnête, bonne et vertueuse femme.  Son vilain mari qu'elle adorait l'avait mise dans cet état …  Il boit avec ses laquais et fait pis que cela avec eux.  C'est ainsi qu'il aura attrapé le vilain mal."
Voltaire décrit ce que les musulmans appellent le mal chrétien : "le corps est couvert de pustules calleuses, les cheveux tombent, la voix est rauque, les yeux éteints, ils perdent leurs dents.  La vérole"  dit-il "rend la tendresse horrible et le plaisir affreux".

Au 19ème siècle, le sujet est tabou : c'est la conspiration du silence, alors que la tuberculose est romantique et bien portée.
Emile Zola fait mourir Nana de la variole noire, alors qu'il eut été logique qu'étant donné son hérédité et la vie qu'elle menait, elle soit emportée par la vérole.  La dégradation du portrait de Dorian Gray suggère la syphilis, mais Oscar Wilde se garde du diagnostic honteux (1891).
Jean des Esseintes 4 a une hérédité lourde et les symptômes de son mal sont éloquents : "les tremblements des doigts … des névralgies qui lui coupaient en deux la face frappaient à coups continus la tempe, … aiguillaient les paupières, provoquaient des nausées …".
Une pièce des Fleurs du mal est condamnée parce qu'elle pouvait avoir une interprétation syphilitique 8.  Madame de Maupassant disait que son fils avait une anémie cérébrale.
Et pourtant le fléau était très répandu : en 1892, il touchait 26 % des hommes dans l'armée anglaise, 16 % dans l'armée allemande et 9 % dans l'armée française.

Au début du 20ème siècle, l'attitude change sous la pression des mouvements d'émancipation de la femme qui dénoncent la prostitution et le système social du mâle dominant.
Léon Daudet écrit que la syphilis est à la fois "le fouet du génie et du talent, de l'héroïsme et de l'esprit et celui de la paralysie générale, du tabès et de toutes les dégénérescences et qu'il joue le même rôle que le fatum de l'antiquité". 9
Le spirochète est découvert en 1905, le test de Wasserman en 1906 et le Salvarsan, le "magic bullet", en 1909, offrant une possibilité de guérison;  l'endémie va lentement régresser au cours du 20ème siècle, avec quelques résurgences notamment lors des deux guerres mondiales.
Les maladies infectieuses avaient perdu une bataille, mais pas la guerre : les virus allaient relayer les microbes et notamment le Sida, plus insidieux et jusqu'ici plus inexorable.  Les voleurs et les escrocs sont plus inventifs que les gendarmes.

L'AMAteur.

 

  1. M. Ilsen.  Les revenants - drame en 3 actes (1881)
  2. Emile Zola.  Nana (1880)
  3. E. Littré.  Dictionnaire de la langue française (1876)
  4. J.K. Huysmans.  A rebours (1884)
  5. E. Brieux.  Les avariés (1905)
  6. Archaeology.  Newsbriefs.  1997. Vol. 50, n° 1
  7. Ambroise Paré.  Œuvres.  Chapitre XIX.  De la grosse vérole dite maladie vénérienne et des accidents qui arrivent à icelle (1582)
  8. Charles Baudelaire.  Les épaves.  "A celle qui est trop gaie" (1857)
  9. Léon Daudet.  Les morticoles (1894)


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