Numéro 30 :

Le sang témoin et pilote de l’histoire (suite)

Propos recueillis par le Docteur Léon Deleuse d'après les travaux du professeur Jean Bernard

 

Jusqu’à présent, nous avons vu que l’histoire peut modifier l’état du sang.  Le sang peut par ailleurs modifier le cours de l’histoire et concerner soit des populations entières, soit des individus.

Population entière : l’exemple est fourni par la guerre du Chaco.  Entre les deux guerres mondiales, de 1932à 1935, une guerre acharnée oppose deux pays d’Amérique du sud, la Bolivie et le Paraguay, pour la possession d’un territoire, le Chaco, que l’on croyait riche en mines.  L’armée bolivienne était très forte ;  tous les stratèges prédisaient sa victoire.  Pourtant c’est le Paraguay qui a gagné cette guerre.
On sait que les stratèges militaires ont l’habitude de se tromper ; pourtant ici ce sont les hématologues qui ont donné l’explication.
Les habitants de la Bolivie vivent en haute montagne, dans les Andes, sur les hauts plateaux entre 3500 et 4500 m d’altitude.  C’est là que le gouvernement recrute ses troupes les plus robustes. Or, à ces altitudes il n’y a pas de microbes : les bactéries, les virus, les parasites ont en grande partie disparu et en conséquence les immunoglobulines sont pratiquement absentes.  Pendant des milliers d’années les habitants des hauts plateaux vivent à une altitude où les microbes dangereux sont presque tous absents.  Les immunoglobulines sont devenues inutiles.
Arrive la guerre, le gouvernement bolivien mobilise ses troupes de montagne faites de rudes paysans bien armés, solidement endoctrinés et les envoie dans la plaine où ils rencontrent des microbes agents d’infections générales, digestives, respiratoires qui souvent les emportent avant qu’ils ne rencontrent leurs adversaires paraguayens.
Ces faits ont été bien établis.
Ce qui l’est moins est ce qui s’est passé en 1959 lors de la guerre entre la Chine et l’Inde dans l’Himalaya : les troupes de montagne chinoises ont bousculé l’armée indienne et le monde entier s’attendait à voir les troupes chinoises descendre dans les plaines de l’Inde et occuper une grande partie de ce pays.  Cela ne s’est pas produit et l’on peut émettre l’hypothèse que les dirigeants chinois instruits du conflit du Chaco n’ont pas voulu exposer leurs troupes de montagne aux agents infectieux des plaines de l’Inde.

Dans d’autres cas c’est le caractère sanguin d’un seul homme qui joue un rôle important dans l’histoire.
Plus récemment nous avons eu à connaître ces faits à propos de la maladie de Waldenström.  Waldenström est un savant suédois qui a décrit en 1944 une maladie assez proche de la leucémie lymphoïde chronique avec comme anomalie particulière la présence dans le sang d’une immunoglobuline de type IgM appelée macroglobulinémie.  Cette affection associe généralement une anémie, un syndrome hémorragique diffus, une hyperviscosité, une augmentation de volume du foie, de la rate et des ganglions lymphatiques.  Or, cette maladie est très rare : on en démontre environ une sur deux cent cinquante mille.  Mais elle est fréquente chez les chefs d’état : elle a frappé ces dernières années quatre chefs d’état : trois hommes et une femme.  Je ne crois pas qu’on trahira le secret médical en les nommant : il s’agit du président Pompidou dont la maladie débute en 1968 à l’âge de 57 ans et dont on a pu suivre le calvaire jusqu’à sa mort en 1974.  Le Shah d’Iran est atteint des premiers symptômes en 1970, à 51 ans, et meurt en 1980.  Le président algérien Boumedienne a été atteint relativement jeune et l’affection a évolué rapidement, jusqu’à sa mort à 46 ans (1932-1978), après une évolution rocambolesque : de Moscou où les médecins soviétiques ont manqué le diagnostic jusqu’à Alger où plus de soixante consultants ont été appelés à son chevet.  Le cas de Mme Golda Meir qui fut chef du gouvernement israélien et vécut de 1898 à 1978 est plus troublant.  On pense actuellement qu’elle était atteinte d’un lymphome malin compliqué de métastases osseuses et hépatiques.  Elle montra un grand courage dans son traitement mais cacha sa maladie qui diminuait ses capacités intellectuelles et faillit provoquer une catastrophe lors de la guerre du Kippour en 1973.
Il est certain que la maladie a eu un retentissement sur la capacité de gouverner de ces chefs d’état.
On a tenté d’expliquer la fréquence de survenue de l’affection chez les gouvernants.  On en est évidemment réduit à des hypothèses : les multiples stress répétés finiraient peut-être à concourir à l’affaiblissement de leurs défenses immunitaires.  L’usure physiologique et psychique qu’entraîne parfois très rapidement l’exercice du pouvoir ne contribuerait-elle pas au même effet ou bien à précipiter l’apparition de certains troubles qui ne se manifestent habituellement que dans le grand âge ?

Au cours de l’histoire, des maladies ont touché des monarques.
Il est toujours difficile de faire des diagnostics de maladies dans le passé.  Mais lorsqu’il s’agit de maladies héréditaires qui se perpétuent à travers de nombreuses générations, les données sont plus précises.  Prenons en exemple la porphyrie et l’hémophilie, deux maladies qui ont frappé la famille royale d’Angleterre.
La porphyrie la plus fréquente est héréditaire et familiale et se transmet sur un mode autosomique dominant.  Elle atteint également les garçons et les filles et dans une famille donnée frappe un enfant sur deux.  Les symptômes apparaissent après la puberté, parfois à l’occasion de prises de médicaments.  Les attaques se manifestent d’abord par des douleurs abdominales d’une extrême violence, accompagnées ou non de vomissements et pouvant faire penser à une perforation d’estomac ou une appendicite aiguë.  Les troubles psychiques apparaissent ensuite avec agitation, abattement, parfois paralysie et surtout alternance de manie et de dépression pouvant évoquer la psychose maniaco-dépressive.  On observe l’émission d’urines qui rougissent ou noircissent à la lumière et prennent une couleur porto.
Cette maladie existe dans la famille royale d’Angleterre depuis Marie Stuart.
Rappelez-vous : Marie Stuart était la fille de Jacques V roi d’Ecosse et de Marie de Lorraine-Guise.  En 1548 le roi de France Henri II envoie François de Guise  en Ecosse avec 6000 hommes pour ramener Marie Stuart, âgée de 6 ans, qu’il destine à son fils François.  On les marie en 1558.  François a 14 ans et Marie 16 ans.  François II succède à son père Henri II un peu plus tard.  C’est un gringalet maladif qui mourra le 5 décembre 1559 d’une mastoïdite après des souffrances atroces.  Marie est une pétulante jeune fille.  Elle retourne en Ecosse où elle devient reine mais elle a à lutter contre la réforme et les agissements de la reine d’Angleterre Elisabeth 1ère qui finalement la fait emprisonner puis exécuter.  Pendant toute sa vie elle souffre de crises douloureuses abdominales, de troubles psychiques intermittents qui font croire tantôt à une grossesse, tantôt à un empoisonnement.
Son fils Jacques 1er hérite de la maladie.  On note à maintes reprises la teinte foncée des urines que le roi compare au vin de porto.
La petite-fille de Jacques 1er, Henriette d’Angleterre, Madame, qui avait épousé en 1661 Philippe d’Orléans, Monsieur, fils de Louis XIII et d’Anne d’Autriche et frère de Louis XIV, meurt à 29 ans à Saint Cloud.  Saint-Simon, une quarantaine d’années après, décrit les intrigues se déroulant à la cour et attribue la mort de Madame à un empoisonnement.  C’est Bossuet qui avait prononcé son oraison funèbre restée célèbre : « O nuit désastreuse ! O nuit effroyable ! Où retentit tout à coup comme un éclat de tonnerre cette étonnante nouvelle : Madame se meurt !  Madame est morte ! »  Mais la fille de Madame, Marie-Louise (1662-1689) qui avait épousé le roi d’Espagne Charles II, meurt de la même façon.
La reine Anne, seconde fille de Jacques II, souffre de troubles nerveux et psychiques, tantôt infatigable et tantôt si abattue qu’on la croit morte.
Passons quelques générations et nous arrivons à Georges III qui est roi d’Angleterre de 1760 à 1820 et descendant des Stuart par Sophie de Bohème qui épousa Ernest Auguste électeur de Hanovre.  Caroline Mathilde, sœur de Georges III et reine de Danemark (elle avait épousé Christian VII), Georges IV, fils de Georges III.
Charlotte, fille de Georges IV, qui avait épousé Léopold de Saxe Cobourg (futur Léopold 1er de Belgique) et qui meurt en 1817 à l’âge de 21 ans.  Tous sont atteints.  Dix rois, reines, princes et princesses appartenant aux dynasties de Stuart et Hanovre paraissent avoir été tour à tour victimes de cette porphyrie héréditaire qui pendant trois siècles et treize générations a accablé la famille royale d’Angleterre.
La maladie existe encore chez certains descendants des familles de Stuart et Hanovre.
Ces épisodes de déséquilibres nerveux et mentaux avec troubles du comportement s’accordent mal avec la conduite raisonnable des Etats.  En pleine possession de ses moyens, Marie Stuart aurait probablement triomphé d’Elisabeth qu n’était pas souveraine légitime puisque bâtarde.  Henriette d’Angleterre, Madame, vivante aurait pu accomplir des missions à Londres et rapprocher ses deux patries et éviter des guerres qui survinrent après sa mort.  Quant à Georges III, ses attaques d’hallucinations, de confusions et de délires survenaient à intervalles variables.  Comme l’écrit André Maurois dans son histoire d’Angleterre : « quand le roi Georges III donna des signes évident de folie, lorsque le souverain commença de prendre les arbres de son parc pour le roi de Prusse, il fallut bien nommer un régent. »  La maladie de Georges III qui a évolué de 1780 à 1820, est survenue pendant une période cruciale : le temps de la guerre de l’indépendance américaine, des guerres avec la France révolutionnaire et impériale.  Il est incontestable que ces périodes de maladie ont eu un impact négatif sur les décisions que le monarque avait à prendre durant des moments cruciaux.
D’après Jean Bernard, une mutation serait survenue dans le sang d’une Stuart, une mutation d’une des enzymes qui règle le métabolisme des porphyrines.  Quelques atomes de la molécule de porphyrine sont modifiés et ce changement apparemment mineur aura des conséquences lourdes avec la naissance d’une maladie héréditaire qui va se transmettre de génération en génération durant plusieurs siècles.

Venons-en maintenant à la reine Victoria.  On peut représenter son tableau en diptyque : d’un côté la reine Victoria, impératrice des Indes, ses ministres Gladstone, Disraeli, le respect de la morale, de la science, la civilisation victorienne et de l’autre une anomalie de l’un des ses chromosomes, responsable de l’hémophilie.  C’est l’époque où rien n’est plus recherché que les princesses de Grande-Bretagne.  Tous les monarques d’Europe veulent les épouser.  La reine Victoria avait neuf enfants : trois garçons et six filles.  Des trois garçons, deux sont indemnes : le prince de Galles qui deviendra Edouard VII épousera Alexandra, fille du roi Christian IX du Danemark, et Alfred duc d’Edimbourg qui épousera Marie Alexandrovna, grande-duchesse de Russie, fille du tsar Alexandre II.  Le troisième garçon, Léopold, duc d’Albany, saigne depuis l’âge d’un an, puis fait de nombreux accidents hémorragiques et mourra à trente et un ans d’une hémorragie cérébrale.
Deux des six filles, Alice et Béatrice, vont transmettre l’hémophilie aux famille régnant en Espagne et en Russie.
Alice épousa le grand duc de Hesse et aura sept enfants dont une des filles, Alice-Alexandra, épousa en 1894 le tsar Nicolas II et aura cinq enfants, quatre filles, Olga, Tatiana, Maria, Anastasia et un fils, le tsarévitch Alexis, hémophile.
Béatrice épousa le prince Henri de Battenberg et aura quatre enfants, trois fils dont deux hémophiles (Léopold et Maurice) et une fille, Victoria-Eugénie qui épousa en 1906 Alphonse XIII roi d’Espagne.  Ils auront sept enfants, quatre filles et trois fils, dont deux, Alfonso et Gonzalo, sont hémophiles.  Très jeunes les deux prince présentent des hémorragies fréquentes et des hématomes couvrent leur corps.
Le roi et la reine d’Espagne sont inquiets et essayent par tous les moyens d’éviter qu’ils ne se blessent, ce qui aboutit à l’effet contraire : ils deviennent de véritables casse-cou, font des sports dangereux et conduisent des véhicules rapides.  Ils mourront tous deux d’hémorragies provoquées par des accidents d’automobile : Gonzalo à vingt ans en 1934 et Alfonso à trente et un ans en 1938.  Le roi Alphonse XIII abdique en 1931.  Il est probable que la maladie de ses deux fils a joué un rôle dans la décision du roi, tenaillé entre les espérances de ses adversaires et les partisans de la dynastie.
D’où vient l’hémophilie dont la reine Victoria était porteuse ?  Dans le livre récent de Frédéric Mitterand (Les aigles foudroyés), ce dernier écrit qu’une thèse a été soutenue récemment par des chercheurs britanniques selon laquelle Victoria serait en fait une enfant naturelle, parce que dans la famille de son père et de sa mère, il n’y a aucun cas d’hémophilie parmi les ascendants.  La mésentente de ses parents étant de notoriété publique, les chercheurs en ont conclu qu’elle serait peut-être la fille d’un inconnu qui aurait apporté le gène de la terrible maladie.  Cette hypothèse a suscité une certaine agitation en Angleterre où l’on aurait désormais tendance à soupçonner d’inconduite même les ancêtres de la famille royale !
Plus prosaïquement les études génétiques récentes tendraient à montrer que l’hémophilie peut résulter de plusieurs mutations différentes des facteurs VIII et IX.

L’hémophilie du Tsarévitch Alexis est plus grave encore que celle de ses cousins espagnols.
Plus importante encore dans ce cas est la relation que l’hémophilie a avec l’histoire à propos de l’empire de Russie.
Le tsarévitch Alexis souffrait d’une hémophilie de très haute gravité et comme tous les enfants hémophiles il n’avait qu’une idée, peut-être par réaction aux mesures de protection qui étaient prises pour le préserver des hématomes et hémorragies, c’est de faire ce qui était défendu.
Comme on n’arrêtait pas de dire : « reste tranquille, ne cours pas trop vite, ne fait pas de sport », il se sauvait pour faire de la bicyclette, sauter dans un canot, ce qu’on peut faire à sept ans, huit ans, et revenait avec d’énormes hématomes, des hémarthroses des genoux, des chevilles, des hémorragies externes provoquées par des chutes insignifiantes.
C’est la maladie du tsarévitch qui a donné tout son pouvoir au fameux Raspoutine.  Tous les historiens des dernières années de la cour de Russie vont montrer Raspoutine appelé quand le tsarévitch souffrait terriblement, faisant partir tous les médecins et obtenant l’amélioration du malade.
Les relations de Raspoutine avec le couple impérial datent de 1905 mais c’est en 1907 que le moine eut l’occasion d’exercer son influence sur la santé du tsarévitch.  C’est à partir de ce moment que date le début de son ascendant sur la tsarine qui était une femme mystique et hystérique, traumatisée par la maladie de son fils.  Le tsar était un homme faible et velléitaire se croyant investi par Dieu et n’avait aucune autorité.
La tsarine voyait en lui un envoyé de Dieu tandis qu’un certain nombre de femmes de la cour, notoirement déséquilibrées, mêlaient leur admiration spirituelle pour Raspoutine à l’épanchement de leurs instincts charnels, ce qui constituait un cas caractérisé d’érotomanie mystique comme on en a connu depuis lors au cours des procès de diverses sectes en Europe et aux Etats-Unis.
On s’est demandé quel était le mécanisme de l’action de Raspoutine sur l’évolution de l’hémophilie du tsarévitch.  On sait qu’il existe des améliorations spontanées dans l’évolution de cette maladie et l’action bienfaisante des charlatans est souvent expliquée par ces améliorations spontanées.  Une autre hypothèse, c’est que certaines écoles d’hématologues ont montré que l’hypnose avait une action bienfaisante en diminuant les troubles vasomoteurs qui accentuent l’importance des hématomes et des hémarthroses.
Jean Bernard avance une troisième hypothèse : on sait que l’aspirine accentue les hémorragies et fait donc saigner les hémophiles.  A cette époque, l’aspirine est pratiquement le seul médicament de la douleur et il est probable que les médecins du tsarévitch le bourraient d’aspirine quand il rentrait couvert d’hématomes.  Arrivait Raspoutine qui jetait dehors médecins et médicaments.  Il empêchait ainsi l’enfant de prendre de l’aspirine et limitait donc l’aggravation des épanchements sanguins.
Tous les historiens ont souligné l’importance de la présence de Raspoutine auprès de la famille impériale ;  la tsarine, malheureuse, vivant le calvaire des mères d’hémophile, névrosée, obéissant aveuglément à Raspoutine, le tsar faible, presque aboulique, les personnages politiques tantôt pour, tantôt contre.  On ne saurait mieux décrire la situation à cette époque qu’en rappelant la phrase de Kerenski qui fut le chef du gouvernement après l’abdication de Nicolas II, avant l’arrivée des bolcheviks : « Si la révolution communiste n’est pas due à Raspoutine et à l’hémophilie, son succès leur doit beaucoup. »

Ce travail s’est inspiré des travaux du professeur Jean Bernard :

  • Le sang des hommes.  Buchet/Chastel, 1981
  • Le sang et l’histoire.  Buchet/Chastel, 1983
  • La légende du sang.  Flammarion, 1992
  • De l’hématologie géographique à l’hématologie ethnologique.  Journées médicales de Broussais. 1979
  • Le sang, témoin et pilote de l’histoire.  Conférence inaugurale des Entretiens de Bichat.  29 septembre 1985


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