Numéro 28 :
Le sang témoin et pilote de l’histoire
Propos recueillis par le Docteur Léon Deleuse d'après les travaux du professeur Jean Bernard
Introduction
En guise d'introduction, je voudrais vous proposer trois voyages lointains dans le temps et dans l'espace.
Pour le premier voyage, nous allons dans le nord de l'Espagne, à Santillana del Mar où, sur le mur de la grotte d'Altamira, un de nos lointains aïeux, un Aurignacien de l'époque paléolithique, a dessiné un animal, probablement un mammouth qui meurt d'hémorragie. C'est la première fois que l'homme comprend que le sang est nécessaire à la vie et que l'animal meurt parce que son sang l'a quitté.
Rappelons au passage que la circulation du sang fut décrite pour la première fois par Harvey, médecin et chirurgien des rois d'Angleterre Jacques 1er et Charles 1er, qui vécut de 1578 à 1657.
Pour le deuxième voyage, nous allons en Egypte, où une équipe anglo-canadienne, voici une trentaine d'années, étudie la momie d'un tisserand nommé Nakht, qui vivait au temps de la vingtième dynastie sous Ramsès II, 1150 ans avant notre ère. Cette équipe fait trois constatations : la première est que cet homme est mort d'une anémie provoquée par un parasite, le schistosome ou bilharzie, une douve transmise par l'intermédiaire d'escargots d'eau douce, parasite commun encore aujourd'hui des eaux du delta du Nil. On a retrouvé de nombreux œufs de schistosome dans la momie. La deuxième constatation est que les globules rouges de Nakht ont la même morphologie que les nôtres : disques biconcaves d'environ 7 microns et sans noyau. En troisième lieu, on constate qu'il est du groupe B.
Le troisième voyage est moins lointain dans l'histoire. Il s'agit de l'île de Pâques perdue au milieu du Pacifique, à près de 4000 Km de toute terre habitée et qui n'a cessé d'exciter l'imagination depuis sa découverte le jour de Pâques 1722 par le Hollandais Roggewen.
Près de 600 statues de pierre volcanique (du tuf très tendre) ont été recensées.
En 1947, un explorateur et zoologiste norvégien, Thor Heyerdhal, voulut démontrer sa théorie selon laquelle la Polynésie était accessible aux navigateurs pré-européens à partir de l'Amérique du Sud. Il construisit un radeau de balsa et bambou qu'il baptisa le KON-TIKI (qui est toujours visible dans un musée à Oslo), partit du Pérou avec un équipage de 6 personnes et atteignit la Polynésie 101 jours après avoir parcouru 8000 Km.
En 1971, le professeur Jean Dausset, Prix Nobel de médecine pour sa découverte du système HLA en 1958, décide d'aller étudier les groupes sanguins surtout HLA des habitants de l'île de Pâques, les Pascuans.
La majorité des 1500 habitants de cette petite île (22 Km de long sur 11 de large) vivent dans un petit village. La plupart d'entre eux sont des métis de Polynésiens, de Chiliens, d'Européens. Quelques-uns (une centaine au plus) appartiennent à la même famille, ne sont pas métissés et semblent représenter la population pure de l'île.
Les conclusions de Jean Dausset sont que le sang des Pascuans ressemble au sang des polynésiens et, dans une certaine mesure, au sang de certaines populations indiennes d'Amérique du Sud. Il est différent du sang des mélanésiens et du sang de nombreux autres amérindiens qui sont très proches des mongols du nord-est de l'Asie.
Les caractères du sang des hommes dépendent du lieu où ces hommes vivent et plus encore du lieu où leurs aïeux ont vécu. L'hématologie géographique dont le concept a été formulé en 1963 a pour objet l'étude des relations entre la géographie et le sang. Elle s'est tout naturellement divisée en plusieurs branches, celle qui étudie les caractères héréditaires du sang et la relation avec la géographie, les caractères acquis et relations entre caractères héréditaires et caractères acquis, l'influence, l'importance des facteurs culturels. Les femmes et les hommes qui se consacrent à cette discipline neuve sont devenus des voyageurs d'un nouveau style, alliant la géographie à la biologie la plus moderne et à l'histoire.
On pourrait se dire : " pourquoi le sang ? "
Pour plusieurs raisons :
- d'abord la facilité du prélèvement : à tout moment le médecin, le biologiste, l'historien peut disposer du sang prélevé sur un individu ;
- en deuxième lieu, la persistance héréditaire de nombreux caractères sanguins : les groupes sanguins, les hémoglobines, les enzymes restent les mêmes de la naissance à la mort, même au-delà de la mort.
- Ensuite, la sensibilité du sang aux influences de l'environnement. Le sang est un miroir de l'écologie : les infections, les intoxications, les coutumes alimentaires, les mœurs, les modes de vie vont se refléter dans le sang, voire l'altérer.
Quels vecteurs sont employés ?
En premier lieu, on étudie les caractères sanguins rares. Par exemple, il y a quelques années, en 1955, un professeur d'hématologie de l'université de Caracas découvre un caractère sanguin des indiens du Venezuela. Il l'appelle le facteur Diego, du nom de cette peuplade. En effet, les conquérants et missionnaires espagnols donnaient un nom chrétien aux tribus qu'ils rencontraient.
Ce facteur Diego sera ensuite retrouvé en Chine orientale, en Mongolie, en Sibérie, puis sur la côte Ouest des Etats-Unis, amené par des groupes mongoliens venant d'Asie et pénétrant en Amérique lors des glaciations en franchissant l'isthme qui deviendra le détroit de Behring.
On le détecte enfin dans le sang des membres de nombreuses tribus indiennes depuis le Nord-Ouest du continent américain jusqu'au Brésil.
Le sang des habitants d'Europe et d'Afrique ne contient jamais le groupe Diego.
Le deuxième aspect du travail est représenté par l'étude des aspects sanguins anormaux : les hémoglobines anormales, les enzymes anormales dont la répartition géographique a beaucoup d'importance pour l'historien.
Un troisième caractère, un troisième instrument de travail, est la fréquence respective des différents facteurs de groupes sanguins dans une population donnée.
Le système HLA découvert par Dausset est d'une extrême complexité. On compte actuellement plus de six cents millions de combinaisons de ce système et il est facile de comprendre qu'il peut y avoir des profils différents d'une population à l'autre.
Enfin, lorsqu'une population avec un profil donné migre et arrive au contact d'une autre population, il y a en quelque sorte des conflits mathématiques que l'informatique peut résoudre et qui sont d'une extrême complexité.
Avant d'aller plus loin, il serait intéressant de dire un mot de ce qu'on appelle le mythe du sang qui reconnaît trois thèmes différents :
- Premier thème simple et vrai : la vie dépend du sang ; la perte de grandes quantités de sang entraîne la mort.
- Deuxième thème moins simple mais également vrai : le sang est le témoin fidèle de l'hérédité.
- Le troisième thème est faux : il y a inégalité des sangs ; il y aurait des bons sangs et des mauvais sangs. Cette donnée inspirée de doctrines racistes est maintenant démentie par des progrès de l'hématologie moderne. Ainsi une hémoglobine anormale pourrait donner naissance à une hémolyse grave et est d'autre part avantageuse car elle protégerait du paludisme. Entre les hommes, il n'y a pas inégalité mais différence.
Les hématologues ont démontré que le métissage était avantageux.
Les barrières que certains pays ont établies interdisant les transfusions entre populations différentes sont sociales, économiques, racistes. Elles ne sont jamais immunologiques, elles ne sont jamais construites en fonction des groupes sanguins.
A suivre ...