Numéro 39 :
Réflexion sur le rôle de la femme dans la société actuelle
Isabelle Durant, sénatrice
J'ai accepté bien volontiers d'apporter ma contribution à votre séance " la médecine au féminin ".1
Pour des raisons personnelles d'abord : je suis fille de deux médecins, et ma mère était, je le pense, une des premières femmes à être diplômée au lendemain de la seconde guerre, après une formation quelque peu chaotique en raison même de la guerre (chaotique, mais peut-être moins que ceux et celles qui ont été diplômés en juin dernier avec les aléas que leur ont fait subir les épineuses décisions concernant le numerus clausus !)
Un père chirurgien, une maman médecin, médecin généraliste, qui comme Monsieur Jourdain, a fait de la médecine de première ligne sans le savoir. Visites à domicile, consultations de l'ONE, consultations à la maison. Nous ses cinq enfants, connaissions ses patients, l'accompagnions parfois dans ses visites et faisions de temps à autre irruption dans le cabinet médical pour régler une dispute ou terminer un devoir. Bref, la médecine de papa comme on dirait. Et bien non, celle de maman.
Je vous laisse apprécier le lien : j'ai moi-même mené à bien des études d'infirmière, seule de la famille à m'être engagée dans la filière, mais pour poursuivre en politique après un long passage dans l'enseignement professionnel et accéder en juin 1999 à l'un des postes de vice-première ministre du gouvernement fédéral, occupés par ailleurs, pour la première fois, par trois femmes : Mme Onkelinx, Mme Aelvoet et moi-même.
Et c'est la seconde raison de mon intérêt pour votre journée : s'il y a un regard féminin sur la médecine et sa pratique, la question se pose de savoir s'il y en a sur la politique, elle aussi et c'est heureux, en voie de féminisation.
Au-delà de toutes les analyses sur l'évolution de la société et la conquête par les femmes de droits sociaux depuis un demi-siècle, il y a plusieurs manières de considérer l'évolution d'un secteur de la vie sociale lorsqu'il se féminise.
L'une consiste à penser que quand un métier se féminise, il perd de sa valeur ou tout au moins la symbolique qu'il représentait dans une société très structurée. Exit donc le statut, le pouvoir et le rang que ce métier ou cette activité conférait à ceux qui avaient le privilège d'y accéder.
Il y avait donc dans les notables Monsieur le Maire, Monsieur le Docteur, Monsieur le Professeur, Monsieur le Juge, et Monsieur le Curé.
Ces notables ont perdu de leur aura en parallèle de la féminisation de leurs domaines d'activité. Seule l'église continue de faire exception à cette évolution mais je ne ferai à cet égard aucun commentaire.
Aujourd'hui, ces secteurs soit totalement féminisés, soit en voie de l'être, ont en effet perdu de leur superbe, de leur statut. C'est sans doute un bien car dans bien des cas, ce statut autorisait des dérives ou des abus de pouvoir ou plus couramment instituait une relation d'assisté entre le professionnel et le bénéficiaire. A gros traits, on pourrait dire qu'aujourd'hui la situation s'est inversée : les destinataires attendent un service qu'ils considèrent parfois comme un dû et ce faisant, ils ramènent le professionnel à la prestation de sa profession. On parle aujourd'hui en médecine de patientèle plutôt que de malades, en politique de concitoyens plutôt que d'administrés. Mais les uns comme les autres ne cultivent plus un respect de principe à l'égard de leurs médecins, de leurs élus. On consomme de la médecine, du droit ou de la politique, on change de vote, de médecin ou d'avocat quand on n'est pas satisfait du diagnostic ou du service. Le droit des patients, des justiciables, des citoyens a fait des pas de géant et c'est un plus, mais avec quelques dégâts collatéraux : le recours ou la plainte devenant plus systématique, les praticiens se voient contraints de s'assurer contre les risques.
Face à cette évolution, faut-il parler de perte de valeur du secteur concerné ou au contraire humanisation et remise à sa juste place de chacun des partenaires d'une relation qu'elle soit médicale, judiciaire, politique ?
Mais surtout, faut-il faire un lien entre cette évolution et la féminisation de ces secteurs ? C'est évidemment l'histoire de la poule et de l'œuf et je n'ai pas l'intention de faire l'arbitre.
Une autre manière de considérer cette féminisation consisterait à dire qu'une profession ou qu'un secteur se féminise parce qu'il est en crise, crise qui est le reflet de l'évolution de la société. Et que les femmes quand elles s'y investissent constituent un facteur de changement, d'évolution, de meilleure adéquation avec les besoins anciens mais surtout nouveaux.
En définitive, n'ayant aucune qualification d'historienne, de sociologue ou d'anthropologue, peu importe finalement l'angle d'approche que l'on choisit. La question reste la même : les femmes quand elles s'implantent dans un secteur, y travaillent-elles autrement que leurs collègues masculins ? S'y investissent-elles autrement en préservant, tout au moins dans leur tête, la sphère privée, leur premier cercle, leur famille, leurs enfants plutôt que d'investir les signes extérieurs de pouvoir. Sans que l'on puisse faire en faire une généralité, sans doute beaucoup d'entre elles conservent-elles une plus grande proximité avec les petites et grandes choses de la vie, celles qui comptent, qui approfondissent les racines, qui donnent du sens, de l'appartenance, de l'équilibre. En tous cas je veux le croire.
Alors qu'avant qu'elles n'y entrent, leurs prédécesseurs masculins habitaient davantage le symbole, les signes extérieurs, la reconnaissance sociale, la compétition. Ou dit autrement, ils se sentaient appelés, le mot carrière se confondant avec le mot vocation. En médecine comme en politique.
Tiens, voilà encore un lien avec la politique. Si les femmes médecins sont moins bien représentées aux postes les plus élevés, dans les hôpitaux ou ailleurs, postes qui exigent un parcours du combattant et une compétition forte pour y accéder, les femmes qui sont plus nombreuses aussi en politique évitent encore souvent, elles aussi, la confrontation et la compétition aux postes les plus exposés. Nombreuses sont celles qui préfèrent l'engagement au niveau local, une sorte de première ligne de la politique, plutôt que de se frotter aux rapports de force à l'état pur que constitue la politique aux niveaux des parlements, des gouvernements.
L'explication facile consiste à dire que ces postes à forte responsabilité sont difficilement compatibles avec la vie familiale, mais l'argument est faible. Dans d'autres secteurs de la santé, chez les infirmières par exemple, la conciliation avec la vie de famille est au moins aussi difficile. Elles y sont pourtant surreprésentées, sans doute parce que l'exercice de la responsabilité y est différente, le contact avec le malade dans la proximité, et que la compétition ne fait pas partie intégrante de la tâche.
Mais en politique, on constate un phénomène nouveau dans cette féminisation en croissance : il y faut non seulement des femmes, mais des femmes jeunes, séduisantes. Le profil de type Mme Thatcher a vécu, au même titre que pour les hommes, les costumes gris et les quinqua ou sexagénaires n'ont plus la cote. C'est la nouvelle maladie du jeunisme, qui doit servir l'image d'une enceinte politique qui n'a, elle non plus, plus la cote. C'est affligeant et source de perte potentielle de qualité, de fond. Non qu'il faille être quinqua, grisonnant ou moche pour être compétent, mais érigé en système ou en règle de marketing, le jeunisme et le charme ne constituent pas, loin s'en faut, des éléments suffisants pour rendre à la politique de nouvelles lettres de noblesse pour le 21è siècle.
Je crois toutefois que le secteur de la santé et de la médecine échappera à ce travers-là, pour la bonne et simple raison que dans son corps et dans sa chair, chacun d'entre nous aura toujours besoin d'un médecin, question de vie ou de mort. La sphère politique par contre s'est laissée déposséder de bien des prérogatives au profit de la sphère économique, générant par là-même un climat de méfiance à l'égard de la politique qui fait la part trop belle aux partis extrémistes.
Ne prétendant à aucune rigueur scientifique, je me suis donc permise, de façon à la fois iconoclaste et impressionniste, de tracer des fils entre des univers qui a priori ont peu en commun. Je pense cependant qu'en médecine comme ailleurs, si les trajectoires des hommes et des femmes, le sens qu'ils et elles donnent à leur carrière mais surtout à leurs engagements révèlent bien des points communs, c'est parce que ces parcours façonnent autant qu'ils subissent les modifications profondes de la société.
L'une de ces modifications, c'est sans doute la complexité croissante du monde d'aujourd'hui et de demain. Dans ce monde complexe et globalisé, dans tous les domaines et tous les secteurs, et singulièrement en politique comme en santé, une approche verticale et hiérarchique perd de sa pertinence au profit d'une vision horizontale, plus globale.
Si l'on en croit les théories récentes sur les caractéristiques et fonction des différentes parties gauches et droites du cerveau, et du développement de chacune d'elle chez les hommes et les femmes, on pourrait en conclure que le monde d'aujourd'hui est un monde dans lequel les femmes sont et seront d'une plus grande efficacité et pertinence.
Mais ces propos n'engagent que moi !!
- Séance AMA-UCL du 7 novembre 2004, consacrée à " La médecine au féminin "