Numéro 9 :

Les malades imaginés

Rêveries, amours, argent et arsenic


Fille d'un riche fermier, Emma Rouault a été éduquée chez les Ursulines. Elle s'ennuie à la campagne, car elle recherche "des émotions et non des paysages". Elle se délecte des romans de Walter Scott, de l'iconographie romantique et des "méandres lamartiniens". Elle apprend par cœur des poèmes passionnés, souhaiterait à la fois "mourir et habiter Paris" ; elle aurait voulu se marier à minuit aux chandelles. Chez cette personnalité fragile, se succèdent des périodes d'exaltation et d'abattement. Elle boit du vinaigre pour maigrir ; elle a des étourdissements, une toux sèche "nerveuse" et des étouffements au printemps.

Charles Bovary, son médecin de mari, lui paraît "terne et pesant". Il lui prescrit de la valériane et des bains de camphre, ferme les yeux sur ses fredaines, lui passe ses caprices.

Lors d'une rupture provoquée par son amant, le beau Rodolphe, elle a déjà la tentation de se jeter par la fenêtre, puis se réfugie dans des plaintes incohérentes : elle a des convulsions, une syncope, des maux de tête et de poitrine, des palpitations, des vomissements. La crise s'achève par une période de religiosité excessive.

Quelques années plus tard, Emma est dans une impasse : ses amants l'ont abandonnée, les dettes s'accumulent, son mari va tout découvrir, une saisie est annoncée. Traquée, affolée, Emma se précipite dans l'arrière-boutique du pharmacien Homais, s'empare du flacon d'arsenic et absorbe la poudre mortelle.

En quelques heures, la tragédie se termine. Gustave Flaubert décrit sans concession les étapes de l'intoxication aiguë à l'arsenic en n'omettant aucun des symptômes classiques. C'est d'abord une saveur âcre dans la bouche qui se transforme vite en un "goût d'encre" ; les nausées et les vomissements s'accompagnent d'un froid de glace qui envahit la malheureuse, tandis que son mari éperdu feuillette fébrilement son dictionnaire de médecine.

Elle gémit, puis hurle de douleur ; ses dents claquent, son corps se couvre de sueurs, puis de taches brunâtres ; elle vomit du sang. "Son pouls glisse sous les doigts comme une corde de harpe prête à se rompre".

Un médecin célèbre appartenant à l'école chirurgicale "sortie du tablier de Bichat" est appelé en consultation et condamne la patiente d'un coup d'œil.

Au cours du procès intenté à Flaubert, l'on a incriminé les commentaires sur les derniers sacrements administrés à Emma : il ne s'agit toutefois que d'un commentaire du rituel de l'extrême onction, adapté à la pécheresse concernée. Le prêtre commence les onctions "d'abord sur les yeux qui avaient tant convoité toutes les somptuosités terrestres, puis sur les narines friandes de brises tièdes et de senteurs amoureuses, puis sur la bouche qui s'était ouverte pour le mensonge, qui avait gémi d'orgueil et crié dans la luxure, puis sur les mains qui se délectaient aux contacts suaves et enfin sur la plante des pieds si rapides autrefois quand elle courait à l'assouvissement de ses désirs.

Flaubert disait à qui voulait l'entendre que ses personnages lui répugnaient profondément. "Que l'on pleure moins à la mort de ma mère Bovary qu'à celle de Virginie, j'en suis sûr d'avance. Mais l'on pleurera plus sur le mari de l'une que sur l'amant de l'autre (Lettre à Louise Colet. Septembre 1853).

Pour cacher la honte du suicide, le pharmacien, pourtant un anticlérical primaire, invente une histoire peu crédible : Emma aurait pris de l'arsenic pour du sucre en faisant une crème à la vanille...

Au théâtre, à l'opéra et dans les romans, les suicides sont fréquents, mais rarement décrits avec autant de prévision et de réalisme ; les techniques sont variées, le mobile est le plus souvent la passion amoureuse. C'est par souffrance d'amour que le jeune Werther se tire un coup de pistolet au-dessus de l'œil droit. C'est déçu par la belle et fantomatique arlésienne que le Camarguais Frédéri se jette du haut d'une tour sous les yeux de sa mère. C'est pour rejoindre son amant dans la mort que Brunehilde se lance à cheval dans le brasier où se consume le corps de Siegfried, que Juliette se poignarde sur le cadavre de Roméo, que la Tosca se jette dans le Tibre du haut du Château Saint Ange, et que Cléopâtre pose un aspic sur sa poitrine après le suicide d'Antoine.

C'est par remords ou désespoir que l'incestueuse Phèdre
".. fait couler dans ses brûlantes veines,
un poison que Médée apporta dans Athènes"
et que la perfide Oenone
"cherche dans les flots un supplice trop doux".

Ophélie, "divided from herself and her fair judgement", rendue folle par le rejet d'Hamlet et la mort de son père, tombe malencontreusement à l'eau et se laisse couler. A cause de cette mort "suspecte" elle n'aura pas droit à une sépulture chrétienne et reposera dans un lieu non consacré jusqu'au jugement dernier.

Les opinions sur le suicide divergent : Sénèque estimait que "vivre n'est pas atroce, mais superflu". Pour Montaigne, "la vie dépend de la volonté d'autrui, mais la mort est nôtre". Nietzsche estime qu'il faut savoir mourir, l'art difficile de déguerpir.

La plupart des auteurs estiment, comme Platon, que le suicide est une lâcheté et comme Marc Aurèle, qu'il est honteux que l'âme renonce à la vie avant le corps. Dans la Divine Comédie, ceux qui ont porté la main sur eux-mêmes sont changés en arbre et se lamentent dans le second cercle de l'Enfer.

Nous savons aujourd'hui que le suicide est souvent associé à une pathologie psychiatrique, à un état dépressif ou à des troubles affectifs ; les facteurs de risque sont connus et une prévention est possible 1.

La prévention du suicide est déjà évoquée par Shakespeare : Lady Macbeth en proie au délire et à des hallucinations, s'efforce d'effacer une tache de sang sur sa main. Son médecin devine qu'elle pourrait attenter à ses jours et demande qu'on la surveille de près :


"More needs she the divine than the physician,

Remeans from her the means of all annoyance
And still keep eyes on her."

L'Ama-teur.

  1. M. De Clercq. Le suicide. Louvain Médical 1998, 117 : 502.

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