Numéro 47 :

Les malades imaginés

Les fumeurs d'opium

 

Thomas de Quincey 1 et Charles Baudelaire 2 ont tour à tour célébré les bienfaits et dénoncé les conséquences fâcheuses de la drogue, chanté les voluptés et décrit les tortures de la dépendance.  Chez ces consommateurs, les contradictions étaient sans doute liées à leur condition d’imprégnation ou de manque au moment où ils écrivaient.

Ils parlent successivement de « l’opium juste, subtil et puissant » 1, de la  « béatitude thébaïque » et du « délabrement physique et psychique lors du sevrage ».
Ces écrivains consommaient l’opium en grains ou en teinture de laudanum.  Plus tard, ils s’injecteront de la morphine à la seringue de Pravaz.

La littérature consacrée à l’opium étant énorme 3, nous nous limiterons à l’opium fumé, qui est particulièrement intéressant à observer en raison d’une technique raffinée, d’une ambiance exotique, d’une vogue étonnante dans les milieux artistiques et littéraires à la belle époque et pendant les années folles.
Dans le parcours irréversible de sa dégradation physique et morale, attestée par son portrait, Dorian Gray 4 visite ce que les anglo-saxons appellent un « opium den », dans une maison misérable coincée entre deux fabriques abandonnées, dans la banlieue de Londres.
« Tandis que Dorian grimpait les marches tremblantes, une forte odeur d’opium vint à sa rencontre.  Il poussa un profond soupir et ses narines frémirent de plaisir.  Un jeune homme à la chevelure d’un jaune clair, penché au-dessus d’une lampe, allumait une pipe longue et fine… Des choses grotesques étaient étendues sur des matelas, en loques, dans des postures bizarres.  Les membres tordus, les bouches ouvertes, le regard terne le fascinaient… .Il savait sous quels cieux étranges, ces hommes souffraient et quel enfer morne leur apprenait le secret d’une espèce de joie nouvelle. »

Ce sont les vagues migratoires chinoises de la seconde moitié du 19ème siècle, qui ont importé l’usage de l’opium aux USA, au Canada, en Australie et  à Londres à l’époque victorienne. John Parkinson, une sorte de reporter, ami de Stanley, visite en 1869 un « opium den » dans l’Eastend. 5  Une salle commune est utilisée pour l’opiomanie « passive » :
« Nous entrons dans un appartement pratiquement rempli par un matelas sur lequel une demi douzaine de noirs étaient étalés en long.  Au centre, il y avait un simple plateau japonais et une lampe à opium.  Que vous vous tourniez de n’importe quel côté, vous voyiez et touchiez des fumeurs.  Cette petite chambre était en fait une pipe à opium et respirer l’atmosphère vous mettait sous l’influence de l’opium… »

Sur le continent et en France en particulier, la vogue des fumeries d’opium a été importée par les marins et les coloniaux venus d’Indochine et en mal d’exotisme.  Progressivement, la drogue plaisir s’est substituée à la drogue médication (pilules d’opium, laudanum et morphine) et est venue s’intégrer dans l’ambiance « fin de siècle » illustrée par les dérives littéraires de Joseph Peladan 8 et de Félicien Champsaur 9 dont les contes et romans ont été illustrés par les frontispices sulfureux de Félicien Rops.  Une ambiance de crépuscule des dieux, que l’on trouve déjà chez Gautier 10

Pierre Loti
, officier de marine fut l’un des premiers à chanter les délices de « la fumée bleue » 11.
« Mollement étendus, sur des épaisseurs soyeuses, ils regardent fuir le plafond, l’enfilade des arceaux de bois sculpté en dentelles, d’où retombent les lanternes ruisselantes de perles… Leurs sens aiguisés croyaient percevoir le bruit des pattes des flamants sur les briques, respirer la parfum des corolles de fleur et découvrir les yeux d’une araignée rencognée dans sa toile. »

Les fumeries liées à la prostitution se multiplièrent,  d’abord en France dans les ports de guerre.  De jeunes enseignes de vaisseaux se cloîtraient du matin au soir pour fumer jusqu’à 60 à 80 pipes. La mode gagna Paris, le Quartier Latin, Montmartre et l’Etoile et rapidement l’opium fumé devint un péril pour la société française.  Léon Daudet, qui allait échouer au concours de l’internat des hôpitaux, écrivit un roman sur la désintoxication 12.
L’opium fumé devint, pour certains, une idole et l’opiomanie un culte avec ses rites. 
La jeune opiomane, en kimono à fleurs,
                 « Le buste renversé sur les coussins soyeux,
                Elle suit dans l’éther le rêve capricieux. »


Fumer est considéré comme un art avec un cérémonial pratiqué dans un décor étrange : sofas, soieries et jade, statues de bouddha, plafonds d’ébène, en plus de l’élégance des lampes, des fourneaux et des pipes.
Claude Farrère (1876-1957), enseigne, puis lieutenant de vaisseau dans la marine française fit une très large consommation d’opium durant toute sa vie.  En 1902, il publie un recueil de contes,  plus ou moins autobiographiques, probablement écrits sous l’influence de  « la bonne drogue » 13.

Un empereur chinois fume et enseigne à son peuple la joie des « paresses alanguies au fond des fumeries. »  « L’opium philosophique clarifie l’intelligence, tempère les rudesses barbares, mais lorsqu’il n’a pas la pipe du soir, une fatigue soudaine courbature ses membres.  Le sommeil refuse de venir, sa tête se trouble, la peau fiévreuse se crispe, sa salive est tarie, la soif l’étouffe…  Mais quand l’opium revient, en un clin d’œil épuisement et angoisse disparaissent et revient la philosophique sagesse. »

Farrère connaissait très bien, sans doute, l’action fulgurante de l’opium en fumée.
Une princesse chinoise élevée à l’européenne s’échappe du palais, pour aller fumer dans un bouge.  Des bêtes l’entourent, araignées, cancrelats, fourmis, lézards, maringouins sans que l’auteur précise s’il s’agit d’hallucinations, ou de bêtes réelles attirées par l’odeur de l’opium.

Dans un autre récit, un fumeur décrit ses cinq pipes.  D’écaille brune, d’argent, d’ivoire ou de bambou, elles ont chacune une histoire et des qualités différentes.  Il évoque ensuite les fumeries qu’il fréquente : les bouges de canton  et les yamens de Pékin où  « des femmes, parées en idoles, mêlent à l’opium la douceur des chants et la volupté des danses, les chambres tapissées en peau de tigre, les réduits sataniques… »
Les derniers contes insistent sur les méfaits de l’opium.  Dans « le palais rouge », un drogué s’exclame « J’ai fumé mon poids d’opium...il n’y a plus rien de commun entre moi et la race humaine. »
En fait, le titre des groupes de contes évoque les époques par lesquelles passe l’opiomane : légendes, extases, troubles, fantômes, cauchemars.  On peut se croire Dieu.  Dans une vision après 40 pipes, le héros, probablement Claude Farrère lui-même, se croyait dans un vaisseau fantôme, qui tournoyait  dans l’œil d’un cyclone.  Cela ne s’invente pas.

C’est probablement pour écrire un roman sur le plaisir et la tristesse que Colette (1873-1954) a visité un atelier-fumerie parisien, « inacueillant comme une gare », pour se documenter, par devoir professionnel comme elle dit 14.  C’était une large galerie  « tendue de broderies que la Chine exécute pour l’occident. »  Déjà !
« Je pris place sur mon petit matelas individuel en déplorant que la fumée de l’opium, gaspillée, s’envolât lourdement jusqu’à la verrière… Je trouvais aimable la couleur sourde et rouge des lumières voilées, la blanche flamme en amande des lampes à opium… Les clients portaient des kimonos brodés. »

Francis Carco (1886-1958), romancier des filles et des mauvais garçons, décrit également la dépendance à la fumée de l’opium 15.
Simone confectionne elle-même sa boule d’opium.  Elle prétendait qu’autour de sa petite lampe, dont le verre était encroûté d’opium, tout était mystérieux, plein de ténèbres.  Le récit est d’une étonnante précision :
« Elle enfonce l’aiguille à même la drogue avant d’en faire grésiller sur la flamme une goutte de marron odorant et mouvante qui gonflait… Avec une attentive lenteur, elle suit la cuisson de la boule qu’elle roulait contre le verre en vue de la réduire.  Elle saisit la pipe, en chauffe le fourneau sur la flamme et porte le bambou à ses lèvres, aspire une longue bouffée dont elle ne rejette la fumée qu’après avoir posé la pipe sur le plateau et appuyé la nuque sur l’oreiller de porcelaine.  A mesure qu’elle tirait sur le bambou, une pâleur surprenante altérait son visage et ses traits se creusaient voluptueusement. »
Carco décrit plus loin la garçonnière d’un jeune homosexuel, les doubles rideaux, les tentures et le tapis « imprégnés de l’odeur subtile et tenace de la drogue, les minces matelas recouverts de nattes entre lesquels une fragile table basse offrait au regard un plateau chargé d’une lampe, d’une pipe au fourneau de jade, d’aiguilles, d’un vase au trois quart plein de « dross » 16 et d’une boite d’argent. »

Jean Cocteau  (1889-1963) a aussi fumé l’opium et  « le remède est devenu despote. »
Pendant un séjour à la Clinique de Saint Cloud pour une cure de désintoxication, de décembre 1928 à avril 1929, il écrit un journal étrange, manifestement rédigé, tantôt sous l’effet de la drogue, tantôt dans le supplice du sevrage 17.
Tantôt il proclame que « la substance grise et la substance brune font les plus beaux accords et qu’il faut savoir apprivoiser l’opium, l’approcher, comme les fauves, sans peur. »
Tantôt, ce sont les symptômes du sevrage : douze jours sans sommeil, crampes, sueurs, morve et larmes, « l’apocalypse de la nuit étoilée. »

De nos jours, les drogues se sont multipliées, diversifiées et conduisent à la délinquance et aux pires déchéances, surtout chez les jeunes.  Les confessions de drogués sont nombreuses, d’une lecture souvent pénible, parfois insoutenable, comme celle du roman de William Burrough, petit-fils de l’inventeur des machines à écrire, 18 et des confessions de Klaus  Mann 19 et de Cyrille Putman 20  (Ama Contacts 35 et  23 ).

L’AMAteur.

  1. Thomas de Quincey. Confession of an english opium eater ( 1822 )
  2. Charles Baudelaire. Les paradis artificiels.( 1860 )
  3. Arnould de Liedekerke. La belle époque de l’opium. ( 1984 )
  4. Oscar Wilde. The picture of Dorian Gray. (  1891 )
  5.  J.C. Parkinson. Places and people, being studies for life. ( 1869 )
  6.  Jacques Rapin. Notes sur la technique de la fumerie d’opium ( 2000 )
  7.  “West end had the money, east end the dirt, leisure to the west and labour to the east.” Georges Ackroyd : London. The biography (2000 )
  8. Joséphin Péladan. La décadence latine (1886 )
  9.  Félicien Champsaur. Masques modernes.( 1889)
  10.  Théophile Gautier :la pipe d’opium ;(1846 )
  11. Pierre Loti. Les derniers jours de Pékin. ( 1902 )
  12. Léon Daudet. La lutte. (1907 )
  13. Claude Farrère. Fumées d’opium ( 1902)
  14. Colette. Le pur et l’impur (1932 )
  15. Francis Carco.  La lumière noire. (1934)
  16. Le « dross » est un résidu d’opium fumé, toxique parce que saturé de morphine.
  17. Jean Cocteau. Opium (1930)
  18. William Burrough.  The naked lunch..( 1959)
  19. Klaus Mann. Journal. Années brunes (1989)    Années d’exil ( 1990)  
  20. Cyrille Putman. Premières pressions à froid. (2004)      


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