Numéro 39 :

Nus

Jean Delahaut, promotion 1950

 

Jour 1.

Tout au long des couloirs, je croise des sourires. C'est accueillant, c'est rassurant et quand un collaborateur d'hier ou une ancienne élève me reconnaît, le sourire s'élargit à l'aune des souvenirs de l'école et des salles d'opérations. Au fur et à mesure que les rencontres se répètent, les regards se font plus attentifs avec parfois une ombre de sympathie où l'on imagine voir un soupçon de tendresse. Quelquefois une poignée de mains plus longue que prévu et un mot gentil qui parle de bonne mine...

Suivre la ligne jaune jusqu'en radiothérapie et la flèche indiquant Véga, le nouveau matériel super performant avec lequel j'ai rendez vous, mettre la carte de traitement dans un panier ad hoc pour annoncer votre arrivée, retourner à la salle d'attente et attendre l'appel. Un fond discret de musique classique, des mines sérieuses de gens qui crânent sans doute un peu, qui comme moi vivent en trompe l'œil. Des isolés, des couples, une maman avec un enfant dont on se demande en le voyant jouer s'il est le patient ou l'accompagnant, une femme caressant nerveusement le dos de la main de son compagnon ; presque tout le monde lit les revues mises à disposition ou le journal apporté pour en faire les mots croisés. Dans un coin, une petite femme toute menue, toute maigre, toute pâle cache sa probable calvitie sous un bonnet qui n'est pas de saison. Chaque nouvel arrivant salue à la cantonade tous ces gens qui sont embarqués sur le même bateau et qui jour après jour apprennent à se reconnaître sans pour autant se connaître.  

J'entends crier délicatement mon nom. Couloirs, bonjour, cabine. Se déshabiller, fermer le verrou côté couloir, garder le slip en attendant, ranger ses affaires, y compris la cravate Dior. Dans la cabine à côté, un homme venu en salopette et sans cravate joue le même jeu, nous sommes à égalité : nus et désarmés devant la machine qui nous domine. S'étendre sur la table, vérifier les repères, s'obliger à ne pas bouger et voici cette espèce d'animal mécanique vide de sentiment prêt à vous agresser. Attaque à gauche, à droite, devant, en oblique. Tout ça pour moi, tout ça pour ça, pour une petite chose qu'on ne voit pas et qui est priée de disparaître devant ce colosse de 80 millions.

Rester bien détendu. La machine émet quelques ronflements, se déplace pour mieux viser ; je ferme les yeux, je pense à tout ce qui s'en va petit à petit : la santé, la profession, l'amour, la maison. "  Voilà, c'est fini, vous avez dormi... ". Mais non, je rêvais seulement que j'étais heureux et que je dansais un soir d'été sous une poussière d'étoiles.

Jour 15.

La salle d'attente est remplie. On se regarde discrètement et rapidement, en pensant à part soi que l'on s'est déjà vu quelques fois, qu'on est parmi les habitués; de toute façon, tout à l'heure, on vous appellera par votre nom et pour quelques uns, la lumière sera faite. Les conversations sont plutôt rares, chacun paraissant absorbé par une lecture qu'il ne mémorisera pas. Quelquefois pourtant, un nouveau venu manquant de discrétion décrit son cas avec force détails en soulignant combien son histoire est exceptionnelle. Mais personne ne le contredit.

En fait, tout le monde fait face, soucieux des apparences, de sa tenue, de son habillement, désireux de paraître en forme et en formes si je m'en réfère au bronzage, aux pantalons moulants, aux couleurs chatoyantes qui contribuent à donner bien du charme à certaines patientes. Quoiqu'un bonnet inattendu cache leur chevelure et qu'un fond de teint peut masquer leur pâleur.

Qui donc est heureux d'être là parmi ces patients rassemblés dans la même incertitude ? Lequel va donc parler de joie sauf celui qui peut souffler : c'était ma dernière séance. Qui sait ? A quoi pensent-ils ? Au mot tabou que l'on évite encore de prononcer ? Aux statistiques ? 50/50  soit 50 guéris et 50 condamnés? Lesquels d'entre nous ? Tandis que moi, pense sans doute mon voisin d'en face, j'ai 85 % de chances d'en sortir. Et nous sommes 100 sur 100 à penser de même...

Ainsi va l'espoir. Et je regarde encore ces visages. Sérieux. Les commissures des lèvres retombent vers le bas ; chacun sait ; pour lui et pour les autres ; chacun espère être du bon côté de la statistique.

Je suis souvent venu dans cette grande maison pour y présenter des malades, en discuter le cas, leur expliquer la situation et les confier à d'autres mains et d'autres cerveaux.( J'y suis venu aussi maintes fois avec un pincement de cœur pour y faire soigner mon épouse pendant de longues et nombreuses années avec les mêmes moments d'incertitude, de tristesse, d'espoir et de réalisme. Pendant 17 ans...).

Pourquoi encore faire du mot cancer un mot tabou ? Comparé à hémorragie cérébrale, Alzheimer, décompensation cardiaque, trisomie ou  sida...Guérir ou ne pas guérir ? Là est la question. Et guérir pour qui ? Mais ça, c'est une autre histoire...

Je reviendrai demain.

Jour 30.

J'ai rendez-vous ce matin avec une étoile. C'est bien la première fois que l'on m'attribue une étoile et c'est en tant que patient...Au temps de mes activités professionnelles, on aurait peut être pu y penser : il y aurait eu ainsi des chirurgiens à 1 scalpel ou 2 ou 3 suivant leurs qualités...On m'a attribué Vega, la plus brillante étoile du système boréal ; d'autres ont droit à Sirius, Neptune ou Saturne. C'est la guerre des étoiles et nous jouons tous notre petit rôle consciencieusement comme si notre vie en dépendait !

Surtout ne pas se vanter d'être guéri, d'avoir gagné ou d'avoir vaincu. Notre seul mérite est d'avoir eu confiance, d'avoir scrupuleusement suivi le traitement ce qui pour certain peut être très pénible. Surtout ne pas écrire d'article triomphant et encore moins de livre où l'auteur se fait la vedette d'un combat qu'il croit naïvement avoir remporté.

Car si demain, nombre de mes compagnons de route de ces dernières semaines pourront faire de nouveaux projets et regarder l'avenir avec confiance, ils le devront avant tout aux chercheurs qui trouvent d'autres produits, d'autres moyens de traitement , aux équipes médicales qui sont à l'affût des nouvelles techniques et les affinent tous les jours, aux chimistes, aux biologistes, aux physiciens, au personnel infirmier dévoué, consciencieux et précis dans les applications thérapeutiques. Et que dire de la chance d' avoir pour nous faire soigner un matériel performant et coûteux que notre système sanitaire parvient à mettre à notre disposition. Et que dire de la chance de vivre à une époque où ces moyens existent.

Allons encore quelques jours de patience et je pourrai sur ma carte de traitement cocher la case finale , celle du trente sixième jour et remercier toute une équipe.

Jour 36.

72 Grays subis de bon gré...C'était la dernière séance...


C'était la dernière séance ( Pavane pour une prostate défunte )

Je t'aimais bien tu sais quand tu étais petite,
Je t'appréciais beaucoup, te trouvais du mérite
D'être toujours d'accord pour me rendre service,
Te comportant pour moi en parfaite complice.

En ces jours un peu fous, surtout ces folles nuits
Où il n'y avait pas de place pour l'ennui,
Tu fus toujours loyale et pleine de ressources ;
Et quand il le fallait, cela coulait de source...

Hélas avec le temps, je te pris en défaut
De n'être pas bien prête au moment où il faut ;
Etait-ce simplement tes moments de fatigue
Qui me laissaient alors mi-raisin et mi-figue ?

En fait tu grossissais, en pouvais-je douter
Et tu perdais par là ton efficacité ;
Un toubib aussitôt te prit en traitement
Et s'occuper de toi le rendit rayonnant ! !

Un dernier rayon qui n'est pas de soleil
A mis fin pour toujours à ton métier d'artiste.
Tu as fait ton devoir, ne soyons donc pas tristes
Même si désormais sans toi c'est plus pareil...

C'est terminé ; ce soir on ferme et on liquide,
Le spectacle est fini et ta loge est bien vide...

C'était la dernière séquence...
C'était la dernière séance...

Août 2003


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