Numéro 22 :

Les malades imaginés
Molière et les médecins


Dans ses différentes comédies, l’animosité de Molière envers les médecins se développe et se précise au fur et à mesure que sa propre maladie progresse et que la médecine s’avère inefficace.  Si sur le portrait peint par Mignard (1658) Molière semble en excellente santé, le regard vif et le teint frais, le problèmes liés à ses « fluxions de poitrine » (était-ce la tuberculose ?) et à son état  « neurasthénique »  vont débuter quelques années plus tard et ne plus le lâcher.

Dès 1660, certains critiques le disent parfois gêné par un « hoquet » .  Il craint les courants d’air dans les coulisses.  En 1664, Donneau de Visé note qu’en jouant la comédie « il souffle et écume bien, qu’il fait enfler toute sa personne et a trouvé le secret de rendre son visage bouffi. »  Peu après, il va écrire l’Amour médecin (1665) et le Misanthrope dont le premier titre est « L’atrabilaire amoureux » (1666).  Jusqu’alors, les coups d’épingle contre les médecins étaient ceux que l’on retrouve dans les farces de l’époque.  C’est ainsi que dans le Médecin volant, Scaragnelle déguisé en médecin s’écrie « Je ferai aussi bien mourir une personne qu’aucun médecin installé dans la ville. »

Jean-Louis le Gallois, sire de Grimarest, publie en 1705 une « Vie de Molière » à partir d’anecdotes qu’il dit tenir de Baron, comédien de la troupe de Molière (1653-1709) ;  il suggère une autre explication à la rancœur de Molière, qui logeait à cette époque chez un médecin du Roi, le docteur Daquin dont l’épouse, très avare, voulait augmenter le loyer, alors qu’Armande Béjart que Grimarest appelle « la Molière » refusait de l’écouter.  La Daquin loua l’appartement à la Duparc 1 et en chassa les Molière.  Pour la remercier, la Duparc offrit à la Daquin un billet de comédie : l’apprenant, Armande Béjart fit expulser la femme du médecin par deux gardes « Puisque vous m’avez chassé de la maison » aurait dit la Molière « je puis bien vous expulser d’un lieu dont je suis maîtresse. »  La querelle s’envenime et les maris prennent le parti de leurs épouses.

Dans L’Amour Médecin écrit en quelques jours après la querelle des dames, Molière se déchaîne et fait des allusions à peine déguisées aux médecins de la cour.
Selon un disciple d’Hippocrate « Un homme mort n’est qu’un homme mort et ne fait point de conséquences, mais une formalité négligée porte un notable préjudice à tout le corps des médecins. »  et un autre surenchérit « Mieux vaut mourir dans les règles que de réchapper contre les règles. »  Stupidement fidèles à la médecine officielle, à l’Académie, ces médecins sont également incompétents 2, mais aussi cyniques et cupides 3.  Leurs diagnostics sont farfelus : « La fièvre est due à une vapeur fuligineuse et mordicante qui picote les membranes  du cerveau. »  Leurs traitements sont empiriques et loin d’être basés sur l’évidence : ce sont des « clystères insinuatifs, préparatifs, remollients ou carminatifs, des saignées répétées, des purgatifs, des tisanes et l’orvietan qui guérit tous les maux : la gale, la teigne, la goutte, la vérole, la rougeole et la descente (hernie) ».

Molière va continuer à ridiculiser les médecins, probablement stimulé par la mort de son fils (1672), les ennuis de santé qui le tenaillent jusqu’à la mort et le destin de son ami, le docteur Mauvillain, qui prônait les médecines douces de l’époque, soignait les maladies par le chant, la musique et la danse et fut chassé à deux reprises de l’Académie de Médecine.  Molière devenait grincheux et colérique, se plaignait de fatigue, de maux de tête, d’insomnie, de fièvre, de dysenterie et de crachements de sang.  En 1671, il était essouflé en jouant les fourberies de Scapin.  Après avoir péniblement achevé de jouer le malade imaginaire, malgré des « convulsions », ramené à sa chambre, il mourra à 53 ans dans une quinte de toux avec hémoptysie.

Trois pièces de cette époque vont encore fustiger le corps médical.
Dans Le médecin malgré lui, Scagnarelle s’exclame « Le bon de cette profession est qu’il y a parmi les morts une honnêteté, une discrétion la plus grande du monde et jamais on n’en voit se plaindre du médecin qui l’a tué. »  (Le médecin malgré lui.  Acte III, Scène 2).
Au chevet de Monsieur de Pourceaugnac, les deux médecins rivalisent en des discours creux et alambiqués : ils parlent de « pléthore obturante » et de « cachymie luxuriante » mais pour tout l’or du monde, il ne voudrait point avoir guéri une personne avec d’autres remèdes que ceux que la faculté permet (l’Apothicaire, dans Monsieur de Pourceaugnac (Acte I, Scène 8).
C’est évidemment dans le Malade imaginaire que la satire est la plus violente.  Les Diafoirus, père et fils, sont des fantoches à longues robes noires et chapeaux pointus.  Dès le prologue, Molière pense à la maladie qui le mine et va l’emporter :

"Votre plus haut savoir n’est que pure chimère
Vains et peu sages médecins
Vous ne pouvez guérir par vos grands mots latins
La douleur qui me désespère"

Utilisant les informations de son ami Armand Mauvilain et les conseils de Boileau, Molière reproche aux Diafoirus leur attachement aveugle à l’opinion des Anciens ; le fils Thomas a d’ailleurs produit une thèse contre les « circulateurs », c’est-à-dire contre les théories de William Harvey publiées quelques années plus tôt.
Béralde, le frère d’Argan, exprime plus calmement les idées de Molière :  « Les ressorts de notre machine sont des mystères jusqu’ici où les hommes ne voient goutte.  Les médecins savent parler beau latin, savent nommer en grec toutes les maladies, les définir, les diviser, mais pour ce qui est de les guérir, c’est ce qu’ils ne savent point du tout. »  Ils ne sont pas tous mal intentionnés : « Il y en a parmi eux qui sont eux-mêmes dans l’erreur populaire dont ils profitent et d’autres qui en profitent sans y être. »  (Le malade imaginaire.  Acte III, Scène 3)

Dans la séance de promotion d’un nouveau médecin, en guise d’apothéose, Molière reprend sa verve burlesque : la réponse du bachelier à toutes les situations cliniques est invariable :

"Clysterium donare
Postea saignare
Ensuita purgare
Il doit jurer
De non jamais te servire
De remediis aucunis
Quam de ceux seulement doctore facultatis
Maladus dust-il crevare
Et mori de sue male"

La littérature du XVIIème confirme que l’opinion de Molière sur la médecine était assez communément répandue.
Les critiques sont parfois virulentes, comme celles de la Princesse Palatine (1672-1722).  « Fagon » 4, écrit-elle, « est une créature de la vieille : il a vivement expédié la Reine en la béatitude éternelle » (1693), et plus tard : « Je suis persuadée que si le Roi qui n’a atteint que l’âge de 77 ans n’avait pas été purgé par Fagon si souvent et d’une manière si inhumaine, il aurait été de beaucoup au-delà de 80, mais il le purgeait jusqu’au sang . » (1719)
Ce docteur Fagon est cité de nombreuses fois dans les Mémoire de Saint Simon : « Il était entêté et refusa des médecins consultants au chevet de Monseigneur le Dauphin.  Il entassait remède sur remède sans en attendre les effets. » (Mémoires de Saint Simon IX) et pour traiter la goutte « emmaillotait le roi dans un tas d’oreillers de plumes. »
Fagon était épileptique et fit une crise lorsqu’il apprit que le Marquis de Beauvillier qu’il avait condamné , avait été guéri par un charlatan du nom d’Helvétius.  Boileau fait allusion à cet épisode : « Je viens d’embrasser un malade condamné qui se porte bien et de voir le médecin condamnant qui se meurt. »
Ce même Boileau souffrait d’une raucité rebelle (1687).  Il écrit à Racine : « Depuis ma dernière lettre, j’ai été saigné, purgé … etc … et il ne me manque plus aucune des formalités nécessaires pour prendre des eaux.  La médecine que j’ai prise aujourd’hui m’a fait à ce qu’on dit tout le bien du monde : car elle m’a fait tomber quatre ou cinq fois en faiblesse et m’a mis en tel état qu’à peine je me puis soutenir. »
La Bruyère est tout aussi sceptique, mais comprend qu’on ait besoin de médecins.  « Tant que les hommes pourront mourir et qu’ils aimeront à vivre, le médecin sera raillé et bien payé. »

La Fontaine, dans une fable oubliée (V - XII), nous démontre que les médecins parviennent toujours à arranger les choses en leur faveur, quelle que soit l’issue de la maladie :

"Le médecin tant pis allait voir un malade
Que visitait aussi son confrère tant mieux
Ce dernier espérait quoique son camarade
Soutint que le gisant irait voir ses aïeux
Tous deux s’étant trouvés différents pour la cure
Leur malade paya le tribut à sa nature
Après qu’en ses conseils Tant pis eut été cru
Ils triomphaient encore sur cette maladie
L’un disait : il est mort je l’avais bien prévu
Sil m’eut cru disait l’autre, il serait plein de vie"


Les médecins du siècle de Molière n’avaient pas une grande panoplie de traitement mais certains d’entre eux avaient un rôle  psychologique à jouer et donnaient parfois des conseils judicieux …   Trois siècles ont passé, il y a toujours des malades imaginaires et des médecins orgueilleux et entêtés, mais Molière écrirait une pièce aujourd’hui bien différente.

L’AMAteur.

 

 

  1. Celle-là même qui appartenait à la troupe de Molière, mais l’abandonna en 1667 pour suivre Racine à l’Hôtel de Bourgogne où elle créa le rôle d’Andromaque.
  2. « Mon chat est tombé du toit.  Après 3 jours il a guéri.  Il est bien de ce qu’il n’y ait pas de chats médecins, car ses affaires étaient faites et ils n’auraient pas manqué de le purger et de le saigner. »  (L’Amour Médecin, Acte II, Scène 1)
  3. « Profitons de la sottise des hommes, le plus doucement que nous pouvons …  le grand faible des hommes est l’amour pour la vie … nous savons prendre nos avantages de cette vénération que la peur de mourir leur donne de notre métier … Rejetons sur la nature toutes les bévues de notre art. »  (L’Amour Médecin, Acte III, Scène 3).
  4. C’est Fagon, professeur de botanique au Jardin Royal, soutenu par Madame de Maintenon, qui remplaça en 1695 Daquin en qualité de premier médecin du Roi : ce dernier était une créature de Madame de Montespan, celui-là même  dont l’épouse « chassa » les Molière de leur appartement (voir plus haut).
    Selon l’Abbé de Choisy, il aurait saigné Louis XIV pour une fièvre double et tierce, « d’abord suivant l’ancienne méthode ;  on le saigna, on le purgea : le mal en devint plus grand.  Il eut recours au quinquina qui fit le miracle ordinaire. » 1686)


AMA-UCL Association des Médecins Alumni de l'Université catholique de Louvain

Avenue Emmanuel Mounier 52, Bte B1.52.15, 1200 Bruxelles

Tél : 02/764 52 71 - Fax : 02/764 52 78