Numéro 10 :

Les malades imaginés

Un mal qui répand la terreur


En 1941 à Oran, non loin de Carthage où Saint-Louis mourut de la peste, les rats, crachant le sang, sortent des égouts par centaines. Quelques jours plus tard, surviennent les premiers cas d'adénopathies douloureuses. Les malades "écartelés par les ganglions" cervicaux ont le souffle saccadé : le pouls est filiforme et la mort survient parfois à l'occasion d'un mouvement insignifiant. Bien que l'épidémie se développe rapidement, le nom redouté n'est pas prononcé, comme lorsqu'une guerre éclate, les gens se disent "c'est trop bête, cela ne durera pas".

Pour éviter la panique, les mesures sont prises trop tard. Après la dératisation peu utile, on lutte contre les puces, puis les décrets se succèdent : déclaration obligatoire des cas, isolement des malades, désinfection de leur chambre, quarantaine imposée aux proches… Il n'y a pas de sérum sur place : le stock de l'Institut Pasteur est vite épuisé. L'état de peste est enfin déclaré et la ville coupée du monde.

Albert Camus décrit avec minutie les ravages de l'épidémie, notamment l'agonie d'un enfant : "Les mains devenues comme des griffes labouraient doucement les flancs du lit… Au creux de son visage, maintenant figé dans une argile grise, la bouche s'ouvrit et presque aussitôt il en sortit un seul cri continu que la respiration nuançait à peine et qui emplit soudain la salle d'une protestation monotone, discorde".

Dans le cours de l'histoire, les épidémies dévastatrices ont été nombreuses. Thucydide rapporte d'une manière saisissante la perte d'Athènes au cours de la guerre du Péloponnèse. Les historiens ne sont pas convaincus que cette maladie hautement contagieuse et mortelle était la peste et évoquent le virus Ebola ou le charbon. Le mal venu d'Ethiopie, passe par l'Egypte et la Lybie et frappe d'abord les habitants du Pirée. Le vieil historien évoque les cadavres laissés sans sépultures, les prières et sacrifices dans les temples, le lourd tribut payé par les médecins qui acceptaient de soigner les infectés, l'immunité de ceux qui ont survécu à la maladie. Il fallait trouver un responsable, on prétendit que les péloponnésiens avaient empoisonné les puits. 1

Au Moyen-Age, l'épidémie la plus dévastatrice survint en 1348-1349 : Boccace l'évoque dans le prologue du Décaméron. Amenée par les navires venus de la Mer Noire, "contagieuse comme le feu", la peste s'installe à Florence. Les comportements diffèrent : les uns se terrent, fuyant tout excès et tout contact extérieur, les autres se jettent dans la débauche sans penser au lendemain. Boccace imagine que quelques jeunes gens et jeunes filles se réfugiant dans une villa toscane isolée, y vivent joyeusement et se racontent les histoires plutôt lestes qui feront la gloire de leur auteur.

Tout au long des siècles, la peste entraîne une recrudescence de la misère, du chômage, de la criminalité, et des psychoses collectives comme celle des flagellants.

Ambroise Paré consacre un livre 2 à la maladie que Galien appelait "la bête sauvage". L'admirable description des symptômes (bubons, charbons, flux de ventre, délire, frénésie, vomissements, langue sèche, noire, aride, regard hideux, teint plombé) contraste avec les conseils plutôt farfelus pour prévenir l' "ire de Dieu" :

  • éviter le vent du sud,
  • ne sortir qu'après le coucher du soleil,
  • éviter la fréquentation des femmes, surtout après le repas,
  • nourrir un bouc à la maison, de façon que l'air vicié par le bouc empêche l'entrée de l'air pestilentiel.

Montaigne en 1585 a connu la peste en Guyenne. Les raisins restaient suspendus aux vignes, des corps jonchaient les champs : "les uns creusaient leurs fosses, d'autres s'y couchaient vivants".

Saint-Simon évoque dans ses mémoires les affreux désordres causés par la peste en Provence en 1722, importée dans le port franc de Marseille par les vaisseaux du Levant 4.

En fait, les épidémies se succédèrent en Provence (1580, 1639 et 1728); on y retrouve des souvenirs :

  • la maison des filles repenties à Marseille, détruite en 1789 où "les personnes du sexe revenues de leurs égarements choisissaient une retraite à l'abri de toute rechute";
  • le mur de la peste édifié en 1720 dont des vestiges persistent à Méthamis avec les guérites des sentinelles;
  • les bories ou cabanes de pierres sèches, refuge des habitants d'Aix en Provence;
  • un retable en l'église Saint-Benoît à Bonson, représentant la peste sous la forme d'une sainte couverte d'un manteau en peau de rats.

De nos jours, la peste est en veilleuse avec toutefois une quarantaine de cas par an aux USA et quelques milliers en Afrique. Il y a aujourd'hui une prévention efficace contre le bacille Yersinia Pestis par le vaccin et des antibiotiques (tetracycline ou chloramphénicol).

Tout récemment, des chercheurs marseillais ont retrouvé le bacille de la peste identifié par son génome dans la pulpe dentaire de squelettes déterrés dans des charniers des XVIème et XVIIème siècles : les registres hospitaliers de l'époque très bien tenus ont permis de repérer ces restes de pestiférés 5.

La littérature abonde en récits et images : les mendiants de Jaffa, les médecins masqués ou porteurs de houppelandes rouges, les moines du Caire donnant la communion en prenant l'hostie avec des pincettes, les tartares, infestés, catapultant des cadavres dans Caffa qu'ils assiègent. Dans l'Oeuvre au Noir, Marguerite Yourcenar décrit les ravages de la peste dans Munster en 1549 : "Penchée sur le verre du buveur, soufflant la chandelle du savant assis parmi ses livres, servant la Messe du prêtre, cachée comme une puce dans la chemise des filles de joie, la peste apportait à la vie de tous un élément d'insolente égalité, un âcre et dangereux ferment d'aventure." Cette idée était exprimée au Moyen Age par l'allégorie de la danse macabre dans laquelle les pestiférés entraînent des rois et des miséreux, des enfants et des vieillards.

Dans son roman, Albert Camus compare la peste d'Oran à la peste brune nazie, la période d'isolement à l'occupation 1940-1945. "Je veux exprimer au moyen de la peste l'étouffement où nous avons tous souffert et l'atmosphère de menace et d'exil."

Au début, on ne croit pas à la peste, comme on n'a pas cru à la guerre pendant les années 30; ensuite on estime qu'elle n'a pas d'avenir : on parle de la drôle de peste, comme on a parlé de la drôle de guerre. Les contre mesures sont trop tardives.

Ensuite, les deux drames passent par les mêmes étapes : la coupure avec le reste du monde, l'éclairage réduit, le rationnement des vivres et du carburant, les files devant les magasins, le marché noir, la loi martiale, les exécutions, les fosses communes. Le rassemblement des pestiférés en tenue de bagnards dans le stade de football d'Oran évoque la concentration des juifs au Vel d'Hiv en 1942 et annonce le stade de Santiago ou s'entasseront les opposants à Pinochet.

Le prêche du Père Paneloux est proche des idées de Pétain qui fustigeait les erreurs et le laxisme de la 3ème République et "ces mensonges qui nous ont fait tant de mal".

La fin de l'épidémie, c'est la libération, avec le retour des navires, les retrouvailles des familles déchirées et des amants séparés, le rétablissement de l'éclairage public.

La conclusion d'Albert Camus est un avertissement : "le bacille de la peste ne meurt et ne disparaît jamais; pour le malheur et l'enseignement des hommes, la peste réveillera ses rats et les enverra mourir dans une cité heureuse".

L'AMAteur.


  1. Thucydide. La guerre du Péloponnèse. Chapitre II. La peste d'Athènes.
  2. Ambroise Paré. Œuvres. Livre vingt deuxième. La peste.
  3. Montaigne. Essais. Livre troisième. Chapitre XII.
  4. Louis de Saint Simon. Mémoires. Année 1720. Chapitre II.
  5. Drancourt M.; Aboudharam G. et coll. Detection of 400 years old Yersinia pestis DNA in human dental pulp : an approach to the diagnosis of ancient septicemia. Proc. Natln Acad. Sci. USA. 1998, 95, 12637.


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