Numéro 65 :

La lèpre après le Père Damien

Michel Lechat

 

Michel Lechat, professeur émérite de l’UCL, médecin-directeur de la léproserie de RDC de 1953 à 1959, président honoraire de l’ILA (Association internationale contre la lèpre et expert de la lèpre auprès de l’OMS de 1969 à  2004, a présidé le comité de guidance du programme mondial d’élimination de la lèpre de l’OMS jusqu’en 2000.


Joseph (Jef) De Veuster, alias Père Damien, de Tremelo, arriva à Honolulu, aux Iles Hawaï, en mars 1864, après un voyage de plusieurs mois.  A l'époque, quoique certaines autorités médicales en doutassent, le caractère contagieux de la lèpre était largement admis.  La maladie étant répandue dans l'archipel, une loi (Act to Prevent the Spread of Leprosy) fut passée prescrivant le bannissement des malades vers l'ile de Molokai, sur une péninsule isolée, Kalaupapa : le bout du monde.  Les malades, quelques centaines, réclamèrent auprès de l'évêque de Honolulu l'envoi d'un prêtre.  Le Père Damien, de la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Picpus, se porta volontaire.  On connaît la suite.  Après avoir partagé la vie des malades pendant seize ans, il mourut en 1889, atteint de la lèpre comme en témoignent les photographies poignantes prises à l'époque.

La lèpre : le bacille et le malade

Que savait-on de la lèpre à l'époque ?  Et qu'en savait le Père Damien lors de son  arrivée à Molokai ?  Peu de choses, sinon qu'elle suscitait une grande crainte.  Ses aspects cliniques  avaient toutefois été décrits dès 1847 en Norvège, où la lèpre introduite par les Vikings était endémique, par Danielssen, professeur à l'Université de Bergen.  On en distinguait deux formes, l'une généralisée, avec les déformations caractéristiques du visage donnant un aspect « hideux » à la personne atteinte, l'autre consistant en taches sur la peau.  Damien connaissait cette distinction, dont il fait état dans un rapport rédigé peu avant sa mort.         

Par ailleurs, le missionnaire avait sans doute appris l'existence d'un bacille, mis en évidence par un médecin norvégien, Hansen, en 1873, l'année même où Damien rejoignait Molokai.  Mais ce bacille, dénommé depuis lors bacille de Hansen, que l'on peut retrouver au microscope chez certains malades, mais non chez tous, est-il réellement l'agent  responsable de la maladie ?  Danielssen n'en croyait rien.  Il était, quant à lui, un  irréductible partisan de l'origine héréditaire de la maladie (et par surcroît, deux mois avant la découverte du bacille, il venait précisément d'accorder la main de Stéphanie, sa fille, à ce jeune interne fraîchement revenu d'un séjour comme médecin des pêcheurs aux îles Lofoten ! )  Deux hypothèses s'affrontaient donc.  D'une part Danielssen qui avait accompli un voyage en Amérique pour étudier la distribution de la lèpre dans les familles d'immigrants norvégiens établis dans le North Dakota, sans pouvoir relever aucune indication d'une transmission héréditaire, ce qui n'avait rien changé à ses idées.  D'autre part, le bacille isolé par Hansen ne répondait pas à une série de critères dits postulats de Koch qui exigent, pour qu'une relation de cause à effet soit admise entre l'observation d'une bactérie et la présence d'une maladie chronique, que certaines conditions soient remplies; il faut, entre autres, que le bacille puisse être inoculé à un animal et reproduise la maladie chez celui-ci.  Or, cela n'était pas le cas.

Une occasion unique se présenta alors à Molokai pour trancher la question : les kokuas.  Il s'agissait de personnes saines, généralement apparentées aux malades, qui accompagnaient volontairement ceux-ci, pour des motifs souvent davantage utilitaires que sentimentaux.  Les autorités voulaient les expulser.  Les kokuas assiégèrent alors un médecin anglais résidant dans l'ile, le Docteur Mouritz, pour que d'une manière ou d'une autre celui-ci fasse en sorte qu'ils deviennent lépreux, comme nombre d'entre eux qui étaient déjà tombés malades pendant leur séjour à la léproserie.  On avait dès lors sous la main non pas un bacille cultivé en laboratoire, mais directement récolté chez le malade, et non pas inoculé à un animal, mais bien mieux, que l'on allait inoculer à leur demande à des sujets consentant.  Mouritz n'hésita pas (il devait bien avoir quelques scrupules, car autrement aurait-il attendu près de trente ans, jusqu'en 1916, avant d'oser publier les résultats de son expérience ! )  Dans les années 1884-1888, il inocula donc, par scarification de la peau, des sérosités riches en bacilles à 15 kokuas en bonne santé, âgés entre 20 et 35 ans, 10 hommes et 5 femmes.  Parmi ces volontaires, observés ensuite pendant dix et jusqu'à quinze ans, aucun ne développa la lèpre, à leur grand mécontentement semble-t-il !

L'image de la lèpre a depuis lors totalement changé.  Comme chacun sait, « la lèpre est une maladie comme les autres ».  Après des années d'exclusion, de persécution, de victimisation, on peut aujourd'hui guérir les malades.  Comment en est-on arrivé là ?  C'est en passant en revue l'évolution de nos connaissances que l'on peut le mieux mesurer les progrès scientifiques survenus depuis ce moment où le Père Damien a rendu l'âme, le 15 avril 1889.

En 1936, Doull, professeur à la Western Reserve University de Cleveland, eut l'idée d'adopter une approche épidémiologique.  Le raisonnement était le suivant : la maladie décrite par Danielssen au XIXe siècle se présente grosso modo sous deux types cliniques qui se distinguent l'un par la présence (et souvent l'extrême abondance) de ces fameux bacilles de Hansen dans la peau et les muqueuses, c'est la lèpre lépromateuse, ou par leur absence (ou leur grande rareté) chez les malades atteints de l'autre type clinique, dit aujourd'hui tuberculoïde.  Si le bacille est l'agent transmettant la lèpre, on devrait observer une plus grande incidence (taux d'attaque) de la maladie chez les contacts des premiers que chez ceux des seconds.  Or il se fait qu'avant la Deuxième Guerre Mondiale, alors que la lèpre était encore répandue aux Philippines, les statistiques, tant médicales que démographiques, disponibles à Mactan Island, dans la Province de Cebu, fournissaient des informations annuelles fort complètes remontant sur plusieurs décennies, portant sur la composition des familles, la présence ou non de malades de la lèpre dans l'habitation, le type clinique de la maladie, sa date d'apparition, etc …  Une étude rigoureuse de ces données révéla une contamination respectivement de 6.2 pour mille personnes-années d'exposition chez les cohabitants de malades atteints de lèpre lépromateuse, contre 1.6 pour mille chez les cohabitants de malades présentant une lèpre tuberculoïde.           

Cette étude reste un des grands classiques de l'épidémiologie.  Elle démontre que la lèpre se transmet par le bacille.  Le risque tant individuel que collectif représenté par la lèpre tuberculoïde est minime.  On peut donc limiter l'hospitalisation en institutions telles que les léproseries aux malades lépromateux.  C'en est fait de la ségrégation indiscriminée de tous les malades.  Quant aux autres malades de la lèpre, pour autant qu'ils ne présentent pas de complications telles que les mutilations, on pourrait et on devrait les traiter en dehors des léproseries.

On peut désormais traiter les lépreux

Traiter la lèpre ?  Fort bien, mais encore faudrait-il disposer d'un médicament efficace contre le bacille de Hansen.  Or, il n'en existait aucun.  Comme dit plus haut, on ne savait pas encore comment l'inoculer à l'animal, l'inoculation in vivo, en l'occurrence à la souris, ne date que de 1960; et par ailleurs on n'a jamais, même à ce jour, réussi à le cultiver in vitro, en laboratoire. Dans ces conditions, il ne restait  qu'une voie d'accès : se baser sur la ressemblance morphologique du bacille, Mycobacterium leprae, avec le bacille de Koch, M.tuberculosis, qui lui se cultive en laboratoire et s'inocule à l'animal, et procéder alors à des essais cliniques chez l'homme.  C'est ainsi que fut découverte au début des années quarante la diamino-diphényl-sulfone, aussi appelée dapsone, ou encore sulfone-mère, proche des sulfamides.  A vrai dire, la molécule avait été synthétisée par des chimistes allemands en 1908, mais il avait  fallu attendre trente ans pour que des chercheurs britanniques et français aient en 1937 l'idée d'en rechercher l'effet antibactérien dans diverses infections expérimentales chez la souris.  Elle se révéla relativement efficace, mais surtout fort toxique.  D'où nouveau délai de quelques années.

Ce n'est qu'en 1941 que Guy Faget, le directeur de la léproserie nationale des Etats-Unis, (U.S.Marine Hospital) à Carville, en Louisiane (où la lèpre est encore endémique, particulièrement dans la population acadienne), se risqua à administrer à une série de  volontaires, malades de la lèpre, un dérivé sulfoné, la promine, synthétisé en 1937 par la firme Parke-Davis.  Il avait en effet appris que des essais menés avec ce produit s'étaient révélés prometteurs pour le traitement de la tuberculose expérimentale du cobaye. L'amélioration des malades dépassa les espérances.  C'est ainsi que, faute d'un modèle animal, ces médicaments révolutionnaires, ouvrant la voie de la guérison à des millions de malades de la lèpre, étaient restés en quelque sorte « sur l'étagère » pendant près de trente ans.  Il s'en fut néanmoins fallut de peu qu'ils n'y restassent encore plus longtemps, car leur action ne dut d'être reconnue qu'à une initiative inattendue, insolite, d'un jeune médecin.

Le récit de cet essai clinique mérite d'être rappelé, tel qu'il apparaît du témoignage de  Stanley Stein, pharmacien du Texas atteint de la lèpre, isolé à Carville pendant  36 ans, qui avait participé à cet essai : « Les injections étaient douloureuses. … Les six malades qui au début s'étaient présentés comme volontaires se découragèrent.  Ce fut un déboire.  … C'est alors qu'un nouveau personnage fit son entrée à la léproserie, apportant avec lui le regard frais de la jeunesse, Raymond Pogge, un médecin militaire dont l'encre du diplôme était à peine sèche et qui n'avait que "une sardine et demi" sur la manche.….. Il conduisait une vieille Packard démantibulée qui  faisait un bruit de malaxeur de ciment, assistait à tous les matches de base-ball, collectionnait les timbres-poste, perdait de l'argent à la bourse et jouait de la clarinette dans l'orchestre des malades.  Il avait l'air d'un gosse; les malades l'adoraient.  Ils avaient confiance en lui.  Lorsqu'il inventa le "Pogge Cure-all Cocktail" à base de la fameuse promine additionnée de glucose, de calcium et de vitamine B, ce fut le rush.  Son optimisme et son enthousiasme étaient contagieux.  Le projet expérimental de traitement de la lèpre par un composé sulfoné redémarra en trombe,.…"   Les résultats, quoique lents à apparaître, furent saisissants.  Les nouveaux traitements aux sulfones, promine ou dérivés, furent progressivement adoptés pour l'ensemble des malades de Carville, remplaçant à partir de 1947 cette nauséabonde huile de chaulmoogra, recommandée depuis longtemps pour le traitement de la lèpre et administrée jusqu'alors selon les mots d'un léprologiste « externally, internally and eternally »,  en dépit de sa plus que douteuse efficacité.

Cet épisode oublié montre comment l'intervention gratuite, anonyme parfois, d'un seul peut infléchir le cours des évènements.  Sans Pogge, (et grâce à la connivence intelligente de ses supérieurs militaires, Faget et Johansen, qui tout colonels qu'ils fussent eurent l'élégance de l'associer comme co-auteur de l'article princeps relatant les résultats) sans lui, peut-être les malades auraient-ils été privés d'une thérapie anti-lépreuse efficace pour des années encore. 

Par ailleurs, anecdote peu connue, pendant la Deuxième Guerre Mondiale, tandis que les malades de Carville dégustaient le cocktail- guérit- tout de Pogge, un sous-marin  allemand progressait furtivement à travers les océans, emmenant au Professeur Ishidate, à Tokyo, un entrefilet paru dans une revue (suisse ?) qui mentionnait les essais menés à la Mayo Clinic avec la promine.   Ce pharmacologue s'est aussitôt attelé à la tâche de la synthétiser. (Sans Pogge, peut-être les Japonais auraient-ils doublé les américains dans la mise au point du premier médicament contre la lèpre ! )   J'ai bien connu Morizo Ishidate.  Il est mort à 95 ans, voici une vingtaine d'années.  Il était chrétien, de cette minorité chrétienne du Japon datant de Saint François Xavier.  Je n'ai pas songé alors à lui demander s'il connaissait l'histoire du Père Damien.

La saga du traitement ambulatoire

Les sulfones firent alors leur grande entrée sur la scène de la lèpre.  L'usage du médicament se généralisa dans les pays endémiques, marquant l’apparition d’une stratégie révolutionnaire, efficace et peu coûteuse, humaine et sans danger : le traitement ambulatoire.     

Ce fut le début de la saga du traitement ambulatoire des lépreux.  Un infirmier à bicyclette, en pirogue, à dos de mule ou à pied, un lieu de rencontre, un carrefour, sous un arbre, le parvis d’un temple, un garage, un coin en retrait sur la place du village, les jours de marché ou le lendemain ou la veille, et si pas un infirmier, le prêtre, le marabout, l’instituteur, le notable, pour remettre une provision de comprimés à chaque malade une fois par semaine, c'est tout ce qu'il fallait pour organiser des réseaux de traitement ambulatoire.  A l'époque coloniale, les pays africains où, dans certains villages on comptait jusqu'à 1 ou 2 pour cent et parfois davantage de malades de la lèpre, furent soumis à un véritable ratissage par des équipes sanitaires chargées du dépistage et du traitement. 

Au Congo Belge, où le nombre de malades était estimé à plus de 150.000, un tel schéma fut adopté à l'initiative du Docteur Frans Hemerijckx (1902-1969), léprologue provincial du Kasaï et directeur de la léproserie de Dikungu-Tshumbe Sainte Marie (1400 malades) qu’il avait fondée lors de son arrivée « à la Colonie » en 1929, à sa sortie de l'Université de Louvain.  Le vaste réseau de dispensaires ruraux couvrant le pays s'y prêtait parfaitement.  Certaines des léproseries existantes, dont celles de la mission catholique de Iyonda (1200 malades) près de Coquilhatville (aujourd'hui Mbandaka) seraient aménagées en centres spécialisés pour le traitement jusqu'à guérison des lépromateux contagieux (qui en Afrique ne constituaient souvent guère plus d'un dixième des malades), ainsi qu'en hospice pour les malades souffrant de mutilations, soit parce qu'ils avaient été dépistés tardivement, ou qu'ils étaient tombés malades avant la découverte des nouveaux traitements.

Hemerijckx appliqua ensuite la méthode à Polambakkam, dans le sud de l’Inde, dans le cadre d’une fondation créée par le Roi Léopold III.  Il y organisa des circuits de traitement ambulatoire pour 35 000 malades dans plusieurs centaines de village.  Ce fut l’ère des « clinics under the trees ».  Ce remarquable projet fut ensuite repris par le Dr Claire Vellut, ma condisciple à Louvain (promotion 1952).

Le paysage de la lèpre changea.  On vit de moins en moins de ces repoussantes   déformations du visage : nez remplacés par une cavité purulente, oreilles boursouflées, paupières retournées.  Si la maladie est reconnue à temps, on peut même éviter les mutilations caractéristiques de la maladie : pieds dépourvus d'orteils et taraudés d'ulcères, mains réduites à des moignons sans doigts.

Mais ces succès cachaient une embûche.  Chez la plupart des malades les résultats à court terme étaient certes spectaculaires.  Mais chez d'autres l'amélioration ne se poursuivait pas, et avec le temps de nouvelles lésions apparaissaient.  Dans l'espoir d'obtenir une négativation bactériologique, il était conseillé de poursuivre le traitement toute la vie.  Curieusement, des malades rebelles au traitement étaient parfois dépistés dans des communautés qui avaient été traitées de manière intensive avec une assiduité exemplaire.  Craignant les réactions secondaires attribuées aux sulfones – anémie, dermatite exfoliative, troubles mentaux -  on préconisait des posologies avec des doses faibles, quasi homéopathiques, atteintes très progressivement.  En Afrique occidentale, j'ai vu des infirmiers parcimonieux félicités parce qu'ils coupaient les comprimés en quatre en cas d'approvisionnement insuffisant.  Quelque chose se passait.  Curieusement certains  sur le terrain, emportés par leur enthousiasme, n'avaient rien voulu entendre d'une résistance aux médicaments, déclarant avec emphase dans les congrès  que ce "n'était pas là" un problème !

L'inoculation à la souris ; une palette de médicaments

Heureusement les chercheurs veillaient et cette fois, ils ne ratèrent pas leur coup.  En 1960, à Atlanta, Shepard, un microbiologiste doublé d'un alpiniste habitué à voir les choses avec recul, réussit à inoculer le bacille de la lèpre dans la patte de la souris.  On découvrit par cette voie que des bacilles mutants avaient été sélectionnés par la monothérapie aux sulfones : résistance secondaire chez des malades traités, résistance primaire chez des sujets infectés à partir de malades déjà résistant.  La situation fut retournée.  Il fallait utiliser plusieurs médicaments en complément des sulfones.  La patte de la souris permettait non seulement de déceler les malades résistant aux sulfones, mais aussi de tester de nouveaux médicaments.  On mit au point une polychimiothérapie (PCT), associant dapsone (sulfone-mère), clofazimine et rifampicine, combinaison à laquelle un bacille mutant aurait fort peu de chances de survivre.

Il faut rappeler ici que l'élément essentiel d'une chimiothérapie multiple consiste en cette administration simultanée de toutes les composantes médicamenteuses.  Agir autrement favoriserait l'émergence successive d'une résistance à chacun des médicaments.  A titre anecdotique, j'ai connu un pays, dont je tairai le nom, où l'enthousiasme vraiment remarquable pour les actions de santé publique étaient en raison inverse de ses ressources, tout aussi remarquablement limitées.  « On dispose des sulfones.  Commençons par là !  On utilisera les autres médicaments, rifampicine  etc…quand on pourra.  En avant toute ! »  On a pu stopper à temps cette « admirable résolution », mais quelle difficulté pour se faire entendre !  Dans le domaine de la santé, des interventions  extérieures bien intentionnées, politiques, charitables, médiatiques voire démagogiques, peuvent, sous couvert d'informations simplistes, mener à des situations désastreuses. 

La parenthèse étant fermée, revenons au traitement de la lèpre.  Grâce à la chimiothérapie multiple, un nouvel élan était ainsi donné à la lutte contre la lèpre, sous l'égide de l'OMS.   Réunies à l'instigation d'un français, Raoul Follereau, au sein d'une fédération internationale des associations de lutte contre la lèpre (ILEP), quatorze organisations non-gouvernementales (ONG) d'Europe, d'Amérique du Nord et du Japon prêtent aujourd'hui un concours généreux à cet effort, grâce aux fonds récoltés dans les divers  pays.

Les Amis du Père Damien (aujourd'hui Action Damien-Damiaanactie ) en fait partie, oeuvrant entre autres en République Démocratique du Congo, au Burundi, au Rwanda, en Inde, au Nigéria, au Mozambique et dans une série d'autres pays, où le soutien apporté par l’ONG aux divers programmes nationaux a permis en 2008 le diagnostic et la mise sous traitement de plus 20.000 malades de la lèpre.         

Le 13 mai 1991, l'Assemblée Mondiale de la Santé a voté la Résolution WHA 44.9 sur "La polychimiothérapie (PCT) pour l'Elimination de la Lèpre en tant que problème  de Santé Publique".  Cette déclaration  trouva un grand écho auprès du public et des pouvoirs politiques.

Une ambitieuse entreprise : l'élimination de la lèpre

Le pivot de cette entreprise est l'ELIMINATION.  En effet, si l'on admet comme postulat que seul le malade de la lèpre transmet l'infection, le traitement de tous les lépreux devrait à long terme tarir la source de la maladie.  En redoublant les efforts et en faisant montre de patience, la lèpre finira par disparaître naturellement.  L'objectif quantifié pour atteindre ce but, puisque  aujourd'hui il faut à tout des chiffres, a été fixé à 1 pour 10 000 de la population, la dimension de celle-ci, le dénominateur, étant laissée à la décision de la région concernée ; cette cible devait être atteinte en l'an 2000.   Dans l'ensemble des pays endémiques, les ressources, les énergies, les enthousiasmes furent mobilisés.  En 1994, la Sasakawa Memorial Health Foundation, du Japon, s'est engagée à assurer l'approvisionnement en médicaments anti-lépreux à concurrence de 50 millions de dollars US jusqu'en 2000, date fixée pour l'échéance du projet.  Depuis cette date, la firme Novartis couvre les besoins restant.

La campagne massive d'élimination a-t-elle été un succès ?  Oui et non !  Certes elle a permis de détecter et de traiter plusieurs millions de malades – on a parlé de douze millions – dont pour une partie des anciens cas accumulés au cours des années.  De plus de 3 millions de malades encore enregistrés au départ en 1990, il n'en restait, début 2009, que quelques 200.000 à traiter.  Si de sérieuses réserves, dues à des artifices statistiques, tels que le nettoyage des registres d'anciens malades dits « en observation sans traitement (EOST) », ou à l'inverse imputables à des facteurs opérationnels, par exemple une sous-détection, peuvent être émises à l'encontre de ces statistiques et malgré l'interprétation ambiguë donnée au terme « élimination », ces chiffres témoignent néanmoins d'une diminution spectaculaire du nombre de cas et confirment donc l'efficacité de la thérapeutique.  Par contre, revers de la médaille, le succès, clamé haut et fort, risque d'encourager auprès des gouvernements un certain désintéressement à l'égard de la lèpre, préjudiciable à la lutte contre la maladie.  Le triomphalisme prématuré est mauvais conseiller en ces matières.  « Il ne faut pas vendre la peau de l'ours, et coetera… »

L'interprétation des progrès, basée sur l'évolution de taux à dénominateurs variables, a de plus succombé à la fascination des chiffres, en l'occurrence le fétichisme d'une prévalence ultime fixée à moins de 1 cas pour 10 000.  L'élimination pourrait encore ainsi réclamer une priorité parmi les problèmes de santé dans un état insulaire de 50 000 habitants où il reste 6 malades alors qu'un pays voisin comptant 500 millions d'habitants se félicitera d'avoir éliminé la lèpre alors que des centaines de milliers de malades attendront encore d'être traités.  Cet exemple caricatural et apparemment absurde n'est pas aussi éloigné de la réalité qu'on pourrait le penser.  J'ai employé ce cas de figure lors d'une réunion officielle dans la région du Pacifique Occidental.  Les ministres présents n'étaient pas heureux ! 

Pour ce qui est des cas dits « nouveaux », dont le nombre devrait en principe et chaque année davantage traduire un ralentissement de la transmission suite à une diminution de la prévalence, la situation semble moins satisfaisante, car ce nombre, qui a longtemps plafonné  aux environs de 500.000 à 600.000 au niveau mondial, n'est que depuis quatre ans retombé autour de 250.000, certains pays tels que l'Inde intervenant pour les deux tiers, mais aussi l'Indonésie, le Brésil ainsi qu'une demi-douzaine d'autres pays, surtout en Afrique et dans le sud-est asiatique.  D'où les exhortations à poursuivre obstinément dans la même voie : traiter les cas qui apparaissent tout en intensifiant les efforts de dépistage, encore et toujours. Certes, comme le dit une maxime japonaise, « lorsque 99 pour cent d'une entreprise ont été couronnés de succès, il reste encore la moitié du  travail à accomplir ».  Mais en l'occurrence, le temps n'est-il pas venu de se poser aussi des questions concernant l'hypothèse de base sous-jacente à la stratégie d'élimination, à savoir le rôle prédominant sinon exclusif des cas cliniques comme source d'infection.
On est ainsi confronté à un nouveau défi. 

Nouveaux défis, à la recherche de sources d'infection cachées      

Selon un dicton anglais, « If you have a hammer, every problem looks like a nail » (si vous avez un marteau, chaque problème paraît être un clou).  Pour répondre aux nouveaux défis, on doit avoir l'audace d'envisager un changement d'outil.  Il faut exploiter les progrès scientifiques et techniques, imaginer des stratégies sinon plus efficaces, à tout le moins complémentaires, afin de mettre celles-ci à l'épreuve des faits au moment opportun.  Or ce moment paraît venu.  

La lutte contre la lèpre a en effet été entravée pendant tout un siècle par notre ignorance des stades infra-cliniques de l'infection.  Mais n'existe-t-il pas d'autres sources possibles de transmission que les malades présentant des signes cliniques, qui restent aujourd'hui la seule cible du traitement par la polychimiothérapie, aussi efficace que soit celle-ci ?  On n'a longtemps disposé pour déceler l'infection asymptomatique dans la lèpre ni d'un test cutané comme pour la tuberculose, ni d'épreuves sérologiques comme pour tant d'autres maladies infectieuses.  Or elle existe, cette infection latente, asymptomatique, sans bacilles décelables à l'examen microscopique de la peau ou des muqueuses, ne serait-ce que chez les malades en incubation qui ne développeront la maladie, tels ces vieux coloniaux, que longtemps après avoir quitté un milieu endémique.  L'incubation est longue avant que la lèpre apparaisse cliniquement, après avoir couvé de nombreuses années sans révéler ses symptômes.

Pour expliquer le maintien persistant d'une transmission résiduelle, on peut aussi invoquer l'existence possible d'un réservoir animal qui aurait échappé à toutes les recherches antérieures.  L'hypothèse paraît moins fantaisiste depuis qu'on a découvert dans les années quatre-vingt qu'une zoonose fort répandue chez un mammifère sauvage du sud des Etats-Unis, le tatou à neuf bandes (armadillo), était en fait causée par M.leprae, comme l'ont démontré des études génétiques récentes.  On a même pu identifier au Texas des cas humains infectés par des tatous (consommation de la viande, manipulation des animaux lors de jeux folkloriques tels des courses de vitesse, confection artisanale de souvenirs à base de l'écaille des carapaces de tatous.)

Par ailleurs, l'environnement, incriminé voici une trentaine d'année (les sphaignes dans les tourbières) n'est pas non plus à exclure comme réservoir éventuel.  Une maladie  mycobactérienne de l'homme prévalente dans de nombreux pays et dont l'importance n'a été reconnue que récemment, l'Ulcère de Buruli, magistralement étudiée à l'Institut de Médecine Tropicale d'Anvers, pourrait fournir par analogie un modèle pour les études épidémiologique à cet égard, en particulier suite à l'isolement du bacille responsable, M.ulcerans, chez des insectes aquatiques.

La campagne d'élimination a été menée sans qu'on se pose beaucoup de questions à ce sujet.  L'important programme IMMLEP portant sur l'immunologie de la lèpre, entamé dès 1976 dans le cadre de TDR (Programme pour la  Recherche et le Traitement des Maladies Tropicales financé par la Banque Mondiale) a été progressivement abandonné, éclipsé au profit de recherches sur l'amélioration de la polychimiothérapie, considérée avec raison comme l'objectif le plus urgent, et doté en conséquence d'une priorité absolue au plan de la santé publique et du financement.  En effet, n'aurait-on pas sinon paru  « lâcher la proie pour l'ombre » ?

Fort heureusement les scientifiques sont venus à la rescousse.  En 2002, peu après que le génome de Mycobacterium leprae eut été décrypté, une quinzaine de  spécialistes se sont réunis en un « Forum technique » sous l'égide de l'ILA (International Lepros Association), afin de passer en revue nos connaissances les plus actuelles.  Il leur paraissait « impératif »que des percées scientifiques récentes, génératrices d'hypothèses à la fois plausibles et fécondes, soient examinées, en vue de ranimer l'espoir de vaincre un jour la maladie.  Groupés en un consortium de chercheurs appartenant à des universités (USA, Grande-Bretagne, Pays-Bas), à des institutions gouvernementales (USA) ou bénévoles (Belgique, Inde), ces chercheurs, dont certains sont membres du Tableau d'Experts de la Lèpre auprès de l'O.M.S., prirent sur eux de suggérer un plan d'action (The Initiative for Diagnosis and Epidemiological Assays for Leprosy) visant à étudier les mécanismes de transmission, à identifier les possibles sources d'infection et à développer des épreuves diagnostiques pour détecter l'infection au stade infra-clinique.  Le séquençage complet du génome permet en effet de recourir désormais à des techniques d'épidémiologie moléculaire.  Les premiers résultats, obtenus dans sept pays, Brésil, Inde, Chine, Philippines entre autres, publiés récemment, ont révélé un polymorphisme important des structures de l'ADN de M.leprae,  tels que le nombre variable des «short tandem repeats » (VNTR).  Les différentes souches de bacilles peuvent désormais être identifiées et suivies à la trace selon le temps, l'origine géographique, la source et d'autres paramètres démographiques, environnementaux ou même historiques.  Un  fascinant champ d'investigation s'ouvre ainsi à l'épidémiologie de la lèpre, en vue de son "élimination", objectif final poursuivi par l'OMS.    

Conclusions : autour et alentour

Concurremment au développement de ce programme d'élimination, le public a été davantage  sensibilisé au problème des victimes de la lèpre : l'absurdité de leur exclusion sociale, leur persécution et, peut-être plus sournoise encore, leur exploitation à de multiples fins.
Si Hemerijckx avait été qualifié par lui de « Moïse de la Lèpre », Raoul Follereau, lui, s'était proclamé « Vagabond de la Charité ».  Il irradiait une grande chaleur humaine derrière sa lavallière et les encouragements prodigués du bout de sa canne.  Au Congrès de Tokyo, en 1958, il avait acquis une certaine célébrité en s'écriant, pendant une communication relatant des essais d'inoculation du bacille de la lèpre à l'animal : « Quand va-t-on cesser de parler des souris pour parler des hommes ? ».  Pèlerin de la lèpre, il a effectué je ne sais combien de fois le tour du monde des léproseries avec sa femme, Madeleine.  Il avait le verbe facile.  Il a eu de ces phrases qui ont révolutionné l'approche de la lèpre dans certains pays, servant de justification, voire d'excuse, pour introduire de nouveaux concepts tels que « La lèpre est une maladie comme les autres » ou encore « A travers la lèpre, soigner toutes les lèpres ».  Une maladie « comme les autres ».  Il a ainsi finalement banalisé la lèpre, ce qui était hautement souhaitable.  Quant à « toutes les lèpres », il a encouragé la réorientation ou l'extension des activités de lutte contre la lèpre en vue de s'attaquer également à d'autres fléaux qui affligent l'humanité.  C'est ainsi que les activités de l'Action Damien couvrent également la lutte contre la tuberculose.  Raoul Follereau passera à l'histoire pour ces paroles prophétiques.

Ceci me fournit l'occasion d'oser émettre une remarque finale.  Faire du sida la nouvelle lèpre et réciproquement, est la dernière trouvaille de l'exploitation des 'lépreux' : un amalgame injustifié qui risque de singulariser tant le sida que la lèpre.  Trêve de frivolités.  L'une et l'autre de ces maladies, et l'une comme l'autre, sont « des maladies comme les autres ».  Point à la ligne.

Et pour répondre au titre de cet article, souhaitons que dans les années qui viennent la lutte contre la lèpre, et contre « toutes les lèpres », s'inscrive dans un esprit de justice et d'ouverture vers l'avenir incarné par le  Père… pardon, je veux dire : par Saint Damien de Molokai.

 

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