Numéro 53 :
Les interviews de l'AMA-UCL
Professeur J.F. Denef, Médecine, recherche et pédagogie
René Krémer : Quelles sont vos origines, Monsieur Denef ?
Jean-François Denef : Je suis de la région de La Louvière, plus précisément de Strépy-Braquegnies, village célèbre pour ses ascenseurs hydrauliques à bateaux. J‘ai fait mes études secondaires à Mons au Collège Saint Stanislas.
R.K. : Quelles furent les raisons de votre choix de la médecine ?
J.F.D. : Au départ, je voulais être ingénieur et ce n’est qu’en fin d’études secondaires que j’ai opté pour la médecine, qui a mes yeux conciliait le caractère scientifique et l’aspect humain et relationnel. Mais je restais passionné par la science : c’est pour cela que, dès ma seconde candidature, j’ai travaillé au laboratoire d’histologie du professeur Haumont.
R.K. : Quel a été votre sujet initial de recherche ?
J.F.D. : La glande thyroïde. Cette recherche s’est d’ailleurs poursuivie jusqu’en 2001.
R.K. : Une continuité qui est évidemment un facteur de réussite.
J.F.D. : Nous avons travaillé sur les problèmes liés à la genèse et l’involution du goitre et, en particulier la régulation de la vascularisation, le goitre étant utilisé comme un modèle d’angiogenèse. Et cette recherche se poursuit d’ailleurs aujourd’hui tant in vitro qu’in vivo.
R.K. : J’imagine que ces données peuvent avoir une application dans le domaine du cancer.
J.F.D. : Certainement, le modèle thyroïdien est très intéressant, car il est possible de régler la vitesse de progression du goitre et même provoquer son involution. On peut ainsi stimuler ou inhiber l’angiogenèse.
R.K. : Avec une influence possible sur la progression des tumeurs cancéreuses ?
J.F.D. : Oui. C’est pourquoi nous avons une collaboration avec l’équipe de Jean-Luc Balligand et d’autres laboratoires intéressés par les questions d’angiogenèse et de cancers thyroïdiens.
R.K. : Vous avez donc fait peu de clinique.
J.F.D. : Très peu, à part quelques remplacements de médecine. En quatrième doctorat, on pouvait faire six mois de stage en recherche et j‘en ai profité. Après avoir présenté et réussi le concours de médecine interne, j’ai demandé à Franz Lavenne si je pouvais commencer ma formation en médecine interne par une première année de recherche. Il m’a donné son accord, en me disant toutefois que je ne reviendrais probablement jamais à la clinique. Il avait raison.
R.K. : Le contact avec le malade ne vous pas manqué ?
J.F.D. : Non, pas particulièrement, parce que j’ai toujours eu la préoccupation que la recherche ait pour but la compréhension des phénomènes pathologiques et donc à terme, ait un impact pour les patients. Parmi les chercheurs non-médecins que je rencontre, cette préoccupation n’est pas toujours prioritaire. Ils sont plus orientés vers la progression du savoir. Nous n’avons toutefois participé qu’à un petit nombre de recherches cliniques, en tant que laboratoire de référence en morphologie.
R.K. : Quel animal utilisiez-vous ?
J.F.D. : Essentiellement la souris et le rat. Nous avons également travaillé sur la restitution d’iode chez les animaux goitreux et le rôle de l’iode dans les réactions inflammatoires pouvant mener à la thyroïdite. Nous avons créé des modèles de thyroïdites d’Hashimoto et de Basedow, déclenchés par des anticorps dirigés contre le récepteur à la TSH. L’Hashimoto était déclenché par l’iode : nous avons pu montrer que, suivant le background génétique, la réaction inflammatoire disparaissait ou s’autocontrôlait..
R.K. : En tant que cardiologue, je rencontre assez souvent les conséquences thyroïdiennes de la Cordarone.
J.F.D. : Les troubles thyroïdiens dus à la Cordarone, dans le sens hyper ou hypo peuvent être dus à deux éléments : la vitesse d’absorption de l’iode en intracellulaire ou des facteurs génétiques.
R.K. : Il y a eu, je crois, des travaux de l’UCL dans l’Uélé ?
J.F.D. : Oui, en collaboration avec l’ULB.
R.K. : A quoi sont dus ces goitres?
J.F.D. : Principalement au thiocyanate présent dans le manioc grillé. Le rouissage du manioc provoque l’extraction du thiocyanate : il n’y a pas de goitres dans les régions où cette dernière technique est utilisée. Il faut savoir que le goitre est la pathologie la plus fréquente dans le monde : il y a un milliard de goitreux sur notre planète.
R.K. : Vous vous êtes passionné également pour la pédagogie ?
J.F.D. : Oui, j’ai eu une double carrière, m’intéressant également à la pédagogie. Stany Haumont m’a lancé dans la recherche pédagogique. Par exemple, dès 1981-1982, nos étudiants étaient interrogés chaque semaine et leur évolution était suivie par ordinateur : ce qui a paru révolutionnaire à l’époque. Avec cet outil, nous avons travaillé sur les causes d’échec en première candidature et développé une méthode de détection des étudiants en difficulté dès les premières semaines de cours. Ensuite nous avons introduit l’enseignement assisté par ordinateur. Dès 1995, le cours d’histologie a été mis entièrement sur Internet, pour nos étudiants d’abord, avec ensuite une diffusion à l’étranger. Le site est toujours actif. En 2000, par exemple, des chapitres du cours ont été téléchargés 64000 fois, à partir de l’étranger dans 40% des cas.
R.K. : Vous faites payer ce téléchargement.
J.F.D. : Non. Il a été question de faire un CD Rom, mais les contacts avec l’éditeur DeBoeck n’ont pas abouti. Nous avons finalement opté pour la gratuité du téléchargement; je ne le regrette absolument pas. Notre cours illustré de nombreuses images, est utilisé par de très nombreux étudiants de par le monde.
R.K. : En plusieurs langues ?
J.F.D. : Non uniquement en français. Il n’y a qu’une page d’accueil en anglais.
R.K. : Ce cours est-il interactif ?
J.F.D. : Oui. Nous avons développé également une possibilité électronique d’auto-évaluation. Cette technique est restée locale et est un peu tombée en désuétude aujourd’hui. L’étudiant devait montrer les structures sur l’image : un noyau, un vaisseau… C’est assez compliqué car il faut placer un masque invisible derrière l’image, pour être certain que l’élève clique au bon endroit et il faut prévoir toutes les réactions, le feed-back aux réponses de l’étudiant. C’est très intéressant car c’est en se trompant que l’étudiant apprend. Nous avons produit un CD Rom d’histologie, mais ce n’est pas la partie importante de notre travail.
En 1990, je suis devenu membre et expert du conseil pédagogique de la conférence internationale des doyens de médecine de langue française, qui se réunit tous les six mois ou annuellement dans un pays différent. J’ai d’abord été chargé de mission pour les nouvelles technologies. Actuellement, je suis chargé de créer et d’animer un atelier de formation pour les futurs doyens, que j’appelle l’école des doyens. Ce sont des réunions de deux à trois jours pour initier les futurs doyens à des principes de bonne gouvernance : on aborde les aspects pédagogiques, académiques, stratégiques et de communication.
R.K. : Il y a de nombreuses années, les pédagogues nous donnaient l’impression d’être des donneurs de leçons dans un domaine que les professeurs croyaient bien connaître. Nous étions réticents, si pas résistants.
J.F.D. : C’est l’un des problèmes fondamentaux de la pédagogie. La pédagogie est trop sérieuse que pour la laisser uniquement aux pédagogues. A l’UCL, on a confié la création et la direction de l’institut de pédagogie et des multimédias (l’IPM) à un ingénieur et non pas à un pédagogue. Cela montre bien qu’il faut des gens de terrain. La pédagogie ne se fait pas en chambre.
R.K. : Y a-t-il encore une certaine réticence des enseignants vis-à-vis des pédagogues ?
J.F.D. : L’unité de pédagogie médicale créée par Jacques Bury a été fermée, puis réactivée par Véronique Godin, qui fait cela très bien. Ce n’est pas toujours facile, c’est un travail difficile et ingrat, mais elle a contribué à la création de beaucoup de choses à la faculté et en particulier au cursus de médecine.
R.K. : Il y a eu à ce moment le bond prodigieux de l’informatique.
J.F.D. : Oui, mais pas seulement. Il y a eu aussi les problèmes de planification de cursus, la réforme de Bologne, le fameux mammouth de premier doctorat, la question du numerus clausus. Tout cela nécessite un certain professionnalisme.
R.K. : Vous avez également participé à la coopération au développement ?
J.F.D. : Oui, grâce à Stany Haumont. Nous avons formé un certain nombre d’enseignants en histologie et j’ai promu de nombreuses thèses de doctorat, surtout d’étrangers. Une ancienne assistante est ministre dans son pays, un autre est vice recteur, d’autres sont chefs de département ou directeurs de laboratoire. L’histologie mène à tout !
En outre, nous avons effectué des missions d’enseignement au Vietnam, en Tunisie, à Dakar et au Bénin notamment, où nous avons formé des médecins et avec lequel nous gardons des contacts étroits. A la fin de sa vie, Stany Haumont s’est intéressé à l’Université catholique de Bukavu. Personnellement, je n’y suis jamais allé. Mais, il y a un désir de collaborer avec cette université même si c’est assez difficile, notamment en raison de la situation politique instable. Je n’ai pas été coopérant résidant dans un pays en développement pendant plusieurs années, mais j’ai donné des cours, lors de séjours de quelques semaines et j’ai participé à de nombreux ateliers de formation des enseignants.
R.K. : Plus récemment, vous avez été appelé à de hautes fonctions dans notre université ?
J.F.D. : Le recteur Marcel Crochet m’a proposé d’assumer la charge de pro-recteur à la fin du mandat de Robert Lauwerijs. C’était une orientation inattendue et très différente de mon travail, un changement à 180 degrés dans ma carrière. En fait, à l’époque, le prorecteur était en quelque sorte le doyen de la recherche, avec toutefois un certain déséquilibre dû au fait que le pro-recteur faisait partie du conseil rectoral et pas le doyen qui devait se consacrer à l’enseignement.
Peu après le recteur m’a demandé de m’occuper de la pédagogie pour l’ensemble de l’université. On a créé le CEFO, le conseil de l’enseignement de la formation, et l’administration correspondante (l’ADEF), qui était proche du terrain. Le recteur m’a ensuite demandé de faire partie du Comité de direction de Saint Luc. Ce qui est encore un autre métier. Mais aussi de m’occuper de la CRHU, la commission du réseau hospitalier universitaire, qui est devenue le Réseau Santé Louvain en 2004.
R.K. : Quel changement a apporté cette nouvelle conception de Réseau Santé Louvain au réseau hospitalier ?
J.F.D. : Il est important que l’on se rende compte que notre secteur qui s’occupe d’enseignement et de recherche, doit aborder tous les aspects de la médecine, pas seulement la maladie, mais aussi la santé dans sa globalité. Je prends souvent l’exemple de l’obésité des adolescents : la limite entre médecine, prévention, mode de vie, médecins et paramédicaux n’existe pas pour aborder ce type de problème.
Le but de la transformation de la CRHU en RSL était de rendre le groupe plus collégial avec un plus grand nombre de membres provenant des hôpitaux périphériques et d’élargir le débat à la recherche, à la réflexion sur la qualité, et pas seulement au problème de la répartition des assistants. La tension permanente entre hôpitaux est un challenge intéressant. Nous nous sommes aussi ouverts à des partenaires nouveaux, les généralistes et les mutuelles.
R.K. : Dans l’enseignement donné au médecin, on donne la priorité au diagnostic et au traitement des maladies, mais relativement peu à la prévention.
J.F.D. : C’est un travail de très longue haleine. Car aujourd’hui la « boîte » de l’enseignement est pleine. Si l’on ajoute des cours, il faut en retirer. Beaucoup d’enseignants nous disent : « ils ne peuvent pas ne pas avoir entendu parler de.. » Et bien si, il doit y avoir des choses dont l’étudiant n’aura pas entendu parler et le futur médecin doit savoir ce qu’il doit faire même quand il n’a pas entendu parler de… C’est un enjeu majeur de la formation actuelle. L’autre élément important est de réfléchir à la qualité des stages. L’idée générale chez nous est de dire « Tout doit avoir été dit pendant les cours théoriques, les stages n’étant plus qu’une mise en situation par rapport à… » Dans beaucoup de pays, les stages sont l’occasion de rencontrer des pathologies dont l’étudiant n’a pas entendu parler et les apprendre non plus à partir de la théorie vers la pratique, mais à partir de la pratique. Cette démarche là n’est pas suffisamment développée dans notre école de médecine.
R.K. : C’est dans une très modeste mesure ce que nous essayons de faire à l’AMA-UCL en proposant aux étudiants des deux premiers doctorats des rencontres à la carte dans des domaines médicaux qu’ils n’auront pas l’occasion d’appréhender dans les cours théoriques. Nous leur donnons l’occasion de passer une journée avec un médecin, dans une forme de carrière médicale qu’ils désirent connaître mieux : la médecine générale en isolé ou en maison médicale, les urgences, diverses spécialités, la médecine scolaire, la médecine du travail, etc. Les médecins ont toujours accepté de recevoir ces étudiants et font habituellement un effort pour leur parler de leur métier et convoquent pour ce jour de rencontre des cas intéressants. Tous ceux qui ont participé à ces rencontres en sont très heureux. Ils nous envoient de petits rapports. Ils ont appris des choses sur le terrain et ont été aidés dans le choix de leur carrière future. Malheureusement, ils sont trop peu nombreux à participer parce qu’ils sont pris par la lourde charge de travail obligatoire et obnubilés par la perspective des examens.
J.F.D. : Cela doit être développé, parce que c’est fondamental. C’est aussi à travers ces stages et ces rencontres que l’on peut aborder les problèmes de savoir être par rapport à savoir faire.
R.K. : La plupart des enseignants se plaignent de ne pas avoir suffisamment d’heures de cours pour dire tout ce qu’ils ont à dire.
J.F.D. : Il y a aussi un autre aspect de cette question important. C’est la course à l’heure de cours, les enseignants étant persuadés que les promotions sont liées au nombre d’heures de cours. C’est un canard auquel il faut couper les ailes. On nomme aujourd’hui des personnes qui ont très peu d’heures de cours, parce qu’elles ont d’autres activités de niveau universitaire. Cette course aux heures de cours est un des moteurs de ce qu’on appelle l’ « obésité du curriculum ».
Il y a des professeurs qui auraient aimé être artiste et recherchent cet aspect un peu théâtral de l’enseignement ex cathedra. Certains le font d’ailleurs remarquablement, d’autres, beaucoup moins bien, malheureusement.
R.K. : Il y a peut-être aussi le fait de se faire connaître des étudiants, d’être populaire, de passer à la revue, d’être cité dans le discours de promotion des jeunes médecins, avec peut-être une arrière pensée d’un futur apport de clientèle.
Avez-vous des hobbies ?
J.F.D. : Le plus clair de mon temps est consacré à mon travail à l’université. Mes loisirs sont principalement réservés à mes enfants et à mon petit-fils, car je suis grand-père, depuis un an. Je bricole également et je travaille dans mon jardin. Je lis surtout pendant les vacances des essais dans le domaine éthique et social et des livres de science ou d’histoire, qui me passionnent toujours : astronomie, physique, etc. et aussi des romans, généralement choisis par mon entourage.
R.K. : Des projets ?
J.F.D. : Quand la mission de pro-recteur qui m’est actuellement confiée se terminera en 2009, je resterai disponible pour d’autres missions que la faculté ou le secteur pourrait me confier. Mais j’aimerais aussi reprendre la recherche dans le domaine pédagogique et notamment revoir entièrement mes cours d’histologie en remettant le contenu à la page et en l’adoptant aux nouveaux développements des nouvelles technologies d’e-learning.
R.K. : Une dernière question. Pensez-vous que les médecins du CUMG, maintenant CAMG (centre académique de médecine générale), devraient participer au travail dans les cliniques universitaires ?
J.F.D. : Leur activité est de première ligne et elle doit être renforcée. Ou bien, on adopte le système néerlandais, dans lequel l’hôpital devient l’ensemble du service de santé, dans lequel les médecins généralistes travaillent. Ou bien on continue une médecine de première ligne extra hospitalière. Peu importe, le centre de médecine générale doit former à une médecine de première ligne. Qu’il le fasse indépendamment ou non de l’hôpital, je n’ai pas de réponse à cette question.
R.K. : Les enseignants ne devraient-ils pas faire des stages hospitaliers ? Ils participent certes très activement à l’enseignement continu, mais c’est surtout un enseignement théorique. Ne serait-il pas utile qu’ils assistent à des opérations, aux différentes techniques d’imagerie médicale et d’investigations et pouvoir expliquer à leurs patients certains détails techniques, le but des examens et leur interprétation.
J.F.D. : Il est clair que leur permettre d’appréhender les technologies médicales modernes est important. Je suis d’accord avec vous pour qu’il y ait plus de contacts, mais il faudrait en préciser les modalités.
Merci, cher Professeur Denef de vous être prêté à cet exercice de l’interview. Je suis certain que vos propos permettront à nos confrères de mieux comprendre le travail universitaire et la complémentarité de la recherche et de l’enseignement.