Numéro 49 :

Les interviews de l’AMA-UCL

Professeur Michel Lechat

2ème partie : Le retour à l'Alma Mater

 

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Michel Lechat, invité à présenter son travail sur les mutilations de la lèpre à New York,  se voit proposer un engagement à Johns Hopkins.  Il part en famille, sans le sou, avec deux valises et trois enfants, dont l’un âgé de trois semaines, comme les immigrants des films de Charlie Chaplin.
 


R.K.  Vous n’avez pas dû passer par Ellis Island ?


M.L.  Non. Cela manque au récit !  A Baltimore, j’ai été engagé comme "instructor", le niveau le plus bas des assistants; à la Johns Hopkins School of Hygiene and Public Heath.  Je travaillais dans le laboratoire d’un des meilleurs spécialistes de la lèpre, John Hanks (la 'solution de Hanks' pour les cultures de tissus), qui a passé sa vie à tenter de cultiver le bacille et n’y est jamais arrivé.  Il cherchait avec obstination une méthode pour compter les bacilles dans un réactif de son invention. Je comptais les bacilles sur la pointe d’une épingle (pinhead).  J’étais peu doué pour le travail de labo : je laissais tomber les tubes à essai, je renversais les boites de Pétri, j’avalais le contenu des pipettes (je caricature, mais enfin, ce n'était pas un complet succès).

R.K.  Quel effet t'a fait l'Amérique après sept ans de brousse africaine ?

M.L.  La découverte des Etats-Unis a été formidable.  Pendant les deux premières années, pinheads et pipettes mises à part, j’avais une très grande disponibilité.  Je me suis inscrit à des cours de biostatistiques, de recherche opérationnelle chez les ingénieurs, et j'ai suivi les séminaires dans le département auquel j'étais rattaché, la 'pathobiologie", un néologisme qui englobait un peu tout et constituait une fantastique ouverture d'esprit.  J’étais fasciné par tout ce que j’apprenais, l'anémie à cellules falciformes et la malaria, les mœurs des pingouins en Terre Adélie, le sarcome de Rous chez les poulets, un modèle mathématique de la transmission de la bilharziose à S.japonicum, Konrad Lorenz et ses oies, le code génétique, la sclérose amyotrophique chez les chamorros de Guam, et bien entendu le fameux épisode de pollution atmosphérique dans la "Meuse Valley" (imprononçable).

R.K.  Et pendant cette période, tu n’as plus vu de malades de la lèpre ?

M.L.  Non, sinon que j'étais appelé régulièrement au NIH (National Institutes of Health) pour donner mon avis sur l’un ou l’autre cas.  C'est ainsi que j'ai participé de près aux essais cliniques de la clofazimine, l'un des médicaments de base actuels de la chimiothérapie multiple de la lèpre.  Une grande leçon de méthodologie.  J’avais néanmoins l’impression que les américains m’avaient mis au frigo.  Doull est alors à nouveau venu à la rescousse.  Je crois qu'il aimait les belges.  Canadien d'origine, il avait combattu à l'Yser en 14-18.  Président du Leonard Wood Memorial  (Fondation Américaine de la lèpre), il a alors obtenu du gouvernement américain une double bourse pour l’étude de l'épidémiologie de la lèpre, destinée à deux chercheurs, l’un américain, et l'autre étranger issu d’un pays où la lèpre était endémique.  Ils devaient faire un "master degree", le premier à Johns Hopkins, et le second à l'Université du Michigan.  Un médecin indien, venu de la région de Madras avait été recruté pour le Michigan.  Je suis dès lors devenu 'quasi' américain en remplissant les formalités pour devenir "American citizen".  Mon confrère indien, quant à lui, est retourné en Inde, puis s'est retrouvé responsable de la lèpre à l’OMS à l'échelon mondial.  Pendant quarante ans, jusqu'au-delà de ma mise à l'éméritat, nous avons travaillé en contact étroit.  J’ai alors fait à Hopkins un "master", puis un doctorat, en santé publique.

R.K.  Une nouvelle thèse ?

M.L.  Oui (encore une).  Elle était consacrée au polymorphisme génétique chez les malades de la lèpre.  Dans ce cadre, on m’a envoyé aux Philippines, à Cebu, pour y faire des prélèvements, notamment à Mactan, une île où Magellan a été tué par un indigène qui s’appelait Lapulapu.  Il y a là une grande statue du prénommé Lapulapu, et le village se nomme Lapulapu City, en l’honneur de celui qui est considéré comme le libérateur des Philippines.  Les prélèvements ont été analysés à Baltimore.  Ce travail a montré qu’il n’y avait pas de relation génétique, ce qui a fort attristé un de mes patrons de thèse, Baruch Blumberg, qui défendait une théorie selon laquelle la lèpre lépromateuse, contagieuse, était associée à un antigène, appelé l' antigène australien, qu’il avait découvert.  Baruch a plus tard reçu le prix Nobel pour avoir démontré que son antigène (qui n’avait rien à voir avec la lèpre), était associé au virus de l'hépatite.  Nous sommes restés très amis, mais il ne m'a pas invité à Stockholm !   Pour ma part, j'ai, à distance, dix ans plus tard, en collaboration avec lui et avec l'université de Turku, en Finlande, téléguidé chez les malades de Yonda une étude qui suggérait que si cet 'antigène' est plus fréquent chez les malades atteints de lèpre lépromateuse, contagieuse, c'est que ces malades résident de préférence dans des léproserie, où ils sont davantage exposés à la promiscuité, et donc au risque d'hépatite.

R.K.  Malgré ton attirance pour les Etats-Unis et ton adaptation au milieu universitaire américain, muni de ton nouveau doctorat, tu as quitté les Etats-Unis.  Pourquoi ?

M.L.  C'est difficile à dire.  Se posait certainement le problème de l’éducation des enfants.  Notre aînée Marie avait dix ans.  Les enfants parlaient mieux l’anglais que le français.  On m’a proposé une place d’épidémiologiste régional à l’OMS, basé à Mexico.  La zone dont j'étais responsable couvrait quatre pays : le Mexique, Haïti, Cuba, et la République Dominicaine. Nous avons accepté.  J'ai bouclé ma thèse.  Nous avons mis les bagages dans la voiture, et nous sommes descendus vers le Mexique.  Un superbe voyage à travers les états du Sud, le Dixieland..

R.K.  Tu ne regrettais pas les Etats-Unis, en croisant à la frontière les émigrés mexicains, en quête d’un Eldorado.

M.L.  Je ne les ai certainement pas croisés, mais ta réflexion me rappelle un épisode un peu cocasse survenu au poste frontière.  J’ai rendu à l’officier d’immigration mes papiers de citoyenneté américaine, c’est-à-dire mes droits à la naturalisation.  (S'il est fort laborieux d'obtenir ces documents, rien de plus facile que de s'en débarrasser; il suffit de les rendre à la sortie « Good bye and thank you »).  Ce fonctionnaire a été sidéré que je renonce avec une telle désinvolture à ces papiers et a tenté de me convaincre de ne pas me débarrasser de ce viatique.  Il a même téléphoné à son chef à Washington pour lui demander de pouvoir me laisser ces précieux documents.

R.K.  Te voilà fonctionnaire international à Mexico ?

M.L.  Nous sommes restés deux ans au Mexique.  Les enfants allaient au Liceo Franco-Mexicano avec tous les 'barcelonnettes' (descendants d'émigrants français) du coin.  Alors que les deux aînés parlaient l'anglais couramment, le proviseur nous a enjoints de leur interdire désormais l'usage de cette langue (nous étions furieux).  Mais le travail était intéressant.

R.K.  Cuba était dans ton territoire.  Y es-tu allé ?  Cela devait être une ambiance très spéciale ?

M.L.  C'était en effet peu d'années après la prise de pouvoir par Fidel Castro. Les réalisations dans les domaines de la santé et de l'enseignement étaient tout simplement fantastiques.  L'enthousiasme de la population pour les programmes d'alphabétisation était énorme (le"quinto grado"). J'y ai fait de fréquents voyages, programmes de vaccination, dépistage de la lèpre, prévention du tétanos, soins maternels et infantiles, et sillonné le pays de la capitale à Santiago, et jusqu'à Guantanamo. Beaucoup de médecins s’étant sauvés à Miami après le "triunfo de la Revolucion", il fallut former de nouveaux cadres.  A La Havane j’ai donné cours à ces jeunes étudiants en médecine, dans les locaux de l’école des religieuses de Notre Dame du Sacré Cœur, réquisitionnée pour la cause.  Une de mes tantes, dame du Sacré-Cœur, m'en a, dit-on, beaucoup voulu.

R.K.  Tu n’as pas rencontré Che Guevara ?

M.L.  Non.  Mais des années plus tard, j’ai donné cours en Bolivie à Vallegrande, une petite ville dans les contreforts des Andes.  On m’a logé dans une école abandonnée.  De ma fenêtre, je voyais une buanderie dont on m’apprit que c’était l’endroit où Che Guevara avait été achevé par l’armée bolivienne.  J'ai songé que j'étais là, seul, dans un futur endroit de pèlerinage, ce qui ne semble pas avoir été le cas.

R.K.   Et à Haïti ?

M.L. Le pian à Haïti à l'époque était en quelque sorte le programme-phare de l'éradication par la pénicilline de cette maladie dans le monde.  La surveillance épidémiologique avait cependant révélé des fluctuations surprenantes du nombre de nouveaux cas au cours des dernières années.  J'avais repris les chiffres mensuels de découverte de nouveaux cas mettant en rapport les chiffres avec les conditions du dépistage.  L'explication était simple.  Proclame-t-on haut et fort le succès de la campagne et parle-t-on de mettre au chômage le personnel de terrain, le nombre de cas augmente.  Un expert étranger consulté recommande-t-il de procéder à un examen microscopique pour confirmer les cas suspects, le nombre diminue.  Il tombe même à zéro si, faute de précautions pour protéger les lames, celles-ci sont transportées dans la poche du pantalon de l'infirmier, circulant en vélo ou à dos d'âne.  Menace-t-on alors de sanctions le personnel qui aurait laissé échapper des cas ?  Le total des malades nouvellement enregistrés remonte.  Si tout à coup, une agence étrangère d'aide au développement fournit un coûteux laboratoire pour la recherche des anticorps fluorescents chez les personnes de l'entourage, celles qu'on désigne du terme de 'contacts domiciliaires', voilà que le chiffre augmente en flèche.  En somme, c'est l'interminable pantomime de la sensibilité et de la spécificité, le ballet des faux positifs et des faux négatifs.

Ma deuxième mission m'a conduit dans l'intérieur du pays, vers Cap Haïtien, havre des flibustiers, par des chemins défoncés qui longeaient les criques de la Mer des Caraïbes, encombrées à perte de vue par les flamants roses, puis à cheval, flanqué de deux tonton macoutes, plusieurs heures dans les 'mornes', les collines, vers la frontière entre Haïti et la Dominicaine.  C'était 'superchoucoune' (pour parler créole).
J'avais à élucider l'apparition d'un foyer de nouveaux cas de pian.  Je ne me souviens pas des chiffres exacts, disons 6 cas de la maladie.  Les télégrammes, fusant de partout et s'entrecroisant, faisaient état d'une incidence plus que décuplée, la moyenne mensuelle étant de 0,5 cas.  Une flambée ?  Une épidémie ?  En fait, il ne s'agissait de rien de plus que de la  contamination d'une famille nombreuse, une probabilité ressortissant de la démographie et non de l'épidémiologie.  Une illustration éclatante du piège des petits nombres, fascination d'épidémiologistes de pacotille pour les taux en unités par millions et les chiffres à la virgule suivie de nombreuses décimales dépourvues de signification. Il est une règle à ne jamais oublier:il faut se garder d'une précision inutile.

Je me suis amplement servi de ces deux exemples plus tard dans mes cours à l'Université pour dénoncer les leurres de la statistique et pour répéter à l'envi que dans la pratique : "l'épidémiologie, c'est parfois l'art de tirer des conclusions valables de statistiques mal fichues".

R.K.  Vous êtes alors revenu en Europe.  Pourquoi ?  Ton mandat au Mexique était-il terminé ?

M.L.  Non.  J’avais toute une carrière devant moi à l’OMS.  Le travail était intéressant mais pas mal bureaucratique.  Et la vie de fonctionnaire international, si elle met à l'abri du besoin, est parfois un peu superficielle.  De plus, les enfants commençaient à oublier l'anglais au profit de l'espagnol.  C'est alors que je reçus une lettre de Michel Woitrin, administrateur général de l’UCL.  Il me proposait de revenir en Belgique pour participer à la mise sur pied de la nouvelle Ecole de Santé publique de l'UCL à Woluwe et d'y développer un département d’épidémiologie.  La décision fut rapidement prise.  La possibilité de créer un nouveau service dans mon Université m’était offerte.  Cela ne se refuse pas.

R.K.  C’était un retour à l’Alma Mater après combien d'années à l'étranger ?

M.L.  Quinze ans.

R.K.  Comment l’Université de Louvain t’a-t-elle choisi ?

M.L.  Ma thèse était connue, notamment de Joseph Maisin qui faisait partie de mon jury.  Plusieurs professeurs de Louvain m’ont rendu visite au Mexique, notamment Jean Crabbé, qui m’a parlé du projet de création d’une Ecole de Santé Publique.

R.K.  Tu as donc eu la chance de pouvoir influencer la disposition des bâtiments, de choisir tes collaborateurs, d’organiser les cours et les projets de recherche.

M.L.  C’était une chance extraordinaire.  Le directeur de l'Ecole était un ancien colonial, le Professeur Gillet.  On m'a nommé directeur-adjoint.  Mgr Massaux m’a beaucoup encouragé.   Je me suis d’abord consacré aux cours à option qui se donnaient en 2ème Candidature, à la Kraekenstraat à Louvain, de 8 à 10 heures du soir.  Il y avait  une trentaine d’étudiants, motivés. L’ambiance nocturne de ces cours était très spéciale, un peu romantique.

R.K.  L’épidémiologie ne se limitait pas aux épidémies ?

M.L.  Non, bien sûr, c’était plus large et concernait l’état de santé dans les populations.  Tous les phénomènes de santé, non seulement les maladies infectieuses, mais les affections chroniques aussi bien que la santé mentale.  Mais à l'époque, au cours d’un dîner en tête-à-tête avec Robert Debré peu après mon retour, ce grand médecin m’a dit une chose qui m'a fait profondément réfléchir : «L’épidémiologie restera une coquille vide tant qu’elle ne s’appuiera pas sur la recherche fondamentale;  au début, c'était la bactériologie, à l'avenir, ce sera autre chose" et il ajouta "sans doute l'immunologie".  En effet l’épidémiologie est un outil, une méthode de travail, une grammaire en quelque sorte, mais pas une explication.  Les statistiques posent des questions et permettent d’émettre des hypothèses.  Aujourd'hui, dans une perspective réductionniste, l'épidémiologie s'ouvre à la biologie moléculaire et à la génétique, afin précisément de fournir des explications (ou de poser de nouvelles questions).

R.K.  Il faut y associer la prévention.


M.L.  Bien entendu.  L’épidémiologie, dans la pratique, c’est aussi la prévention, le dépistage précoce, le décours des maladies.  On a été jusqu’à dire que l’épidémiologie était l’écologie de la santé, c’est à dire la relation de la santé avec l’environnement.  Ayant à l'œil les futurs médecins se destinant à pratiquer dans le Tiers-Monde, je m'efforçais d'illustrer mes cours d'exemples provocants (et parfois enjolivés pour mieux faire passer le message) tirés d'expériences que j'avais vécues dans ces pays.

R.K.  L’épidémiologie ne s’inscrivait-elle pas un peu tôt dans le cursus de médecine ?


M.L.  Bien au contraire, ces étudiants sortis des humanités avaient un esprit ouvert..  J’adorais ces cours, notamment en comparaison avec mes activités au Mexique, car la vie de fonctionnaire international est un peu artificielle, sans grande "inventivité".  Dans l’enseignement, on sent qu’on a une action et  un retour.  En fait, si j'ai aimé enseigner, ce qui m'a donné la satisfaction la plus profonde, qui continue à me causer un plaisir particulier, c'est lorsqu'on me dit, souvent de manière inattendue, avoir été marqué par telle ou telle remarque que j’avais faite, telle ou telle phrase que j’avais écrite. C’est la leçon que je puis tirer de ce regard rétrospectif sur les bientôt quatre-vingt années de mon existence.  On peut s’efforcer de créer une œuvre, de former des disciples, de laisser un monument.  Tout cela se dissipe ou dérape, ou bien encore est frappé d’inutilité.  Ce qui reste, c’est ce qu’on n’a pas cherché, pas prévu, pas voulu, des gestes gratuits ou des paroles fortuites, que le hasard a recueillis et parfois fait fructifier.

R.K.  Ton expérience à l'étranger t'a-t-elle servi pour ton enseignement ?

M.L.  Ayant à l'œil les futurs médecins se destinant à pratiquer dans le Tiers Monde, je m'efforçais d'illustrer mes cours d'exemples provocants, tirés d'expériences que j'avais vécues dans ces pays.

R.K.  Tu as des exemples ?

M.L.  La psychochirurgie aux Philippines.  Il était une époque, à la fin des années septante, où toute la Belgique se précipitait chez les guérisseurs philippins.  Le vol SABENA Bruxelles-Manille était en passe de prendre des allures de train blanc vers Lourdes.  (Le Professeur Halter, Secrétaire Général du Ministère de la Santé, m'a même raconté qu'il avait du préparer pour son Ministre une réponse à la question d'un parlementaire qui s'indignait que le voyage aux Philippines ne fût pas remboursé par les mutuelles).   J'étais à Manille pour quelques jours, assistant à une réunion de l'OMS.  On m'avait renseigné un nom et une adresse, dans la banlieue de la ville.  J'ai pris un taxi et suis arrivé à l'aube chez le célèbre guérisseur.

Hypocrite, je me suis présenté comme envoyé par une ligue belge de parents d'enfants malades.  Il y avait une femme assise sur un tabouret.  Le guérisseur m'a proposé d'inciser, moi, le dos de cette femme, en promenant mon doigt à quelques vingt centimètres de sa peau, sans la toucher.  Je me suis exécuté.  J'ai déplacé mon index, et à distance la peau s'est ouverte.  Le sang a coulé, un suintement.  Il a épongé puis s'est mis à appliquer toutes sortes d'ingrédients.  Il y avait certainement un subterfuge.  J'ai eu vaguement l'impression d'avoir entraperçu du coin de l'œil un mouvement furtif effleurant, peut-être du bout d'un ongle, le dos de la patiente, tandis que je changeais de position.  Mais ce qui m'a le plus frappé, ce qui réellement comporte un enseignement, c'est l'atmosphère chaleureuse, inspirant la confiance, presque de la ferveur, qui régnait dans la salle d'attente.  On était loin de la suffisance de la médecine dite officielle.

R.K. Y avait-il un volet religieux ?

M.L.  Je crois me souvenir qu'une chapelle était attenante à sa très modeste habitation.  Il était sans doute ministre d'une église évangélique, comme on en voit tant, non seulement aux Philippines, mais aussi par exemple au Guatemala et au Brésil.

R.K.  Certains de tes élèves ont poursuivi la formation en épidémiologie ?

M.L.  Oui bien sûr.  Par exemple Philippe De Wals, qui a travaillé comme étudiant chercheur, puis a repris le projet Eurocat, est actuellement professeur et doyen du département de médecine préventive à l'Université Laval au Québec. Hélène Dolk qui a présenté sa thèse de doctorat en santé publique sur ses recherches à partir des données d'Eurocat, s'est ensuite spécialisée en statistiques des petits nombres, utile par exemple pour le monitorage des dépôts de déchets toxiques.  Elle est à présent professeur d'épidémiologie à l'Université d'Irlande du Nord à Belfast.
 
R.K.  Que dirais-tu de la formation en Europe des médecins originaires du Tiers-Monde ?

M.L.  Je crois qu'elle est souvent bonne; mais pas toujours.  Je me souviens d'avoir rendu visite à Madagascar à un médecin rural, responsable d'une vaste région infestée de bilharziose et de parasitoses intestinales, peuplée d'enfants malnutris et de femmes anémiques.  Il était désabusé, et se plaignait d'être pour ainsi dire réduit à l'inaction, car ne disposant pas de l'équipement radiologique indispensable pour mettre en pratique ce qu’il avait étudié durant plusieurs années en Europe, et dont il avait même tiré une thèse: à savoir le diagnostic de je ne sais quelle anomalie congénitale, dont il avait sans doute moins d'une chance sur cent de – façon de parler - rencontrer un cas en mille ans.  C'est un exemple extrême, et triste, de gâchis, à se remémorer quand on élabore des programmes de formation.

R.K. Parmi tes projets de recherche, le programme Eurocat, a été un projet que tu avais très à cœur.

M.L. Oui, mais sa genèse est particulièrement intéressante. J’ai reçu, un soir de 1974 la visite de deux fonctionnaires de ce qu’on appelait à l’époque le Marché Commun. Au point de vue de la santé, le Traité de Rome ne prévoyait que la protection contre les radiations ionisantes et les maladies professionnelles liées à l’industrie du charbon et de l’acier, le domaine de la CECA. On souhaitait amorcer une recherche européenne en épidémiologie. Ces émissaires anonymes  me demandaient de trouver un sujet "incontournable pour les médecins, les gouvernements et le public". J’ai alors organisé un colloque à Bruxelles, réunissant une vingtaine d’épidémiologistes européens renommés. Le choix du sujet s’est porté sur les malformations congénitales. On était encore sous le coup de l’émotion causée par le drame de la thalidomide.
Après une enquête de faisabilité dans différents pays d’Europe, le projet a été mis sur pied. J’ai eu la chance de recruter une statisticienne du ministère de la santé publique du Royaume Uni, Joséphine Weatherall qui m’a aidé à lancer les activités. Il a fallu tout d'abord harmoniser les critères, car nous avons constaté que les malformations étaient dépistées et étiquetées par des personnes différentes dans les différents pays de la Communauté.

R.K. Il s’agissait des malformations constatées à la naissance ?

M.L.  Oui. C’était la prévalence chez les nouveaux-nés. Il y avait un problème avec les morts-nés. Fallait-il les inclure ou pas ? En fait on les enregistrait avec une mention spéciale, s’ils étaient  déclarés. Mais là aussi il y avait des divergences très marquées parfois liées à des questions de remboursement par les différents systèmes de sécurité sociale.
Il a fallu aussi résoudre une série de questions pratiques. Par exemple, aux Pays-Bas, une grande partie des accouchements sont pratiqués par des infirmières accoucheuses et celles-ci sont tenues selon des règles strictes de mentionner les malformations visibles à la naissance. Nous avons organisé en Grande-Bretagne des cours pour les infirmières et le personnel des maternités des différents pays. Des manuels ont été publiés.
 
R.K. Vous ne couvriez pas l'ensemble des naissances d'un pays ?

M.L. Non. Les registres couvrent des régions délimitées, obéissant à une série de critères de qualité. Dans les zones choisies, dénommées "registres" nous avons une couverture complète de la population. En Belgique, les registres sont actuellement Anvers, et Charleroi pour le sud du pays. Le Registre central était à l'Ecole de Santé Publique à Woluwé. Il est aujourd'hui à Belfast

R.K. Quel était l’intérêt de cette recherche ?

M.L. Au départ, l'un des buts était créer un système d’alarme, basé sur une approche statistique Tous les trois mois on analyse la fréquence des malformations, mais le système est apparu trop lent pour une détection et surtout pour une intervention rapides. Ce qui a été plus utile, c’est de pouvoir désamorcer des fausses alarmes et des rumeurs. Le Registre a été utile après l'accident de Tchernobyl, pour montrer que celui-ci n' avait pas entraîné une augmentation décelable des anomalies congénitales dans les régions couvertes à l'époque par Eurocat.
Par ailleurs, les critères diagnostiques ont été harmonisés. On a montré qu’il était possible de réaliser des études épidémiologiques transfrontalières, ce qui était une véritable gageure dès lors que l'on connaît les différences considérables existant entre les registres en termes de territoires couverts, nombre de naissances, moyens financiers et technologiques.

R.K. Qu'en est-il de la confidentialité des données ?

M.L. La confidentialité est protégée par le truchement d'une série de filtres successifs. S'il s'avére indispensable de remonter au cas, enregistré de manière anonyme au niveau central, on procéde via le registre local, la clinique, et le médecin. Un matin, j’ai trouvé dans mon bureau à l’Ecole de Santé Publique une équipe allemande de télévision, qui voulait savoir où étaient les dossiers afin de vérifier si l’origine ethnique des cas restait secrète .Il y avait à l’époque en Allemagne une campagne contre la surveillance épidémiologique. Ils étaient un peu arrogants. Je leur ai expliqué le système et ils se sont montré satisfaits. Leur émission TV aurait même, m'a-t-on rapporté, été favorable à Eurocat.

R.K. Revenons en à l’utilité du projet.

M.L.  Au point de vue pratique, et à propos de résultats"palpables", des études menées entre les divers registres ont permis, par un exemple, de mettre en évidence ou de confirmer, il y a un certain temps déjà, la relation possible entre certains médicaments inducteurs de l'ovulation et les anomalies de fermeture du tube neural. On a pu aussi démontrer que la persistance de la rubéole congénitale résultait du manque d'harmonisation du calendrier de vaccination entre les pays européens.
D'une façon plus générale il faut souligner qu'Eurocat est devenu au fil des années un "outil" de référence reconnu et fiable même si de véritables épidémies n'ont pas été observées au cours des trois dernières décennies, ce qui, en soi, est une bonne nouvelle. Plus récemment, grâce au système mis en place, on a pu relever que les prévalences globales des malformations enregistrées restent stables (ce qui, en soi, également pose question) mais qu'il n'en est pas ainsi de certaines malformations particulières comme les anomalies chromosomiques (en assez forte hausse), les malformations cardiaques (en diminution) et surtout les anomalies de fermeture du tube neural (en forte baisse...à la naissance)

R.K. Le diagnostic prénatal n’est-il pas inclus dans les recherches ?

M.L. Le problème est très différent selon les prescriptions religieuses, certaines région, comme l’Irlande ou Malte, étant opposées à ce diagnostic ou, en tout cas, aux conséquences qui pourraient en découler. D'où des différences significatives entre les régions dans la fréquence, par exemple, des anomalies du système nerveux central, et éventuellement la possibilité d'en mesurer l'impact.. Ce qui est important, c'est de le savoir.

R.K. Vous aviez un suivi de ces malformations ?

M.L. Trop peu à mon sens. Mais s'il est possible d'enrôler tous les obstétriciens dans un tel projet, pour les pédiatres, c'est une autre paire de manches. Et un suivi jusqu'à quel âge ?

R.K. Vous intéressiez vous aux parents, aux facteurs de risque ?

M.L. L’anamnèse des parents était consignée dans le dossier. Quand j’ai quitté après 20 ans, Eurocat avait couvert 4 millions de naissances dans les quelques 30 pays participants, de l'Irlande à l'Italie et du Portugal à la Lithuanie. Dans les conditions de l'étude, on ne pouvait néanmoins pas envisager de mener des études longitudinales. Par contre, en cas de suspicion d'un facteur de risque, familial on dans l'environnement, on pouvait entreprendre des études cas/témoins.

R.K.  Tu as également été impliqué dans l’épidémiologie des catastrophes naturelles.

M.L.  En 1970, lors du typhon qui a ravagé le Pakistan Oriental (actuellement le Bengladesh), causant plus de 300 000 morts, les médias ont répandu le bruit que les gens mouraient du choléra. Chaque catastrophe naturelle déclenchait des rumeurs et des réactions désordonnées dont la presse se faisait l'écho
En voyage aux Etats-Unis, j'ai rencontré à Washington un fonctionnaire retraité du Département d’Etat  qui avait dirigé l'Office of Foreign Disasters Assistance (OFDA) et qui me dit : « On connaît très mal ce problème.  On n’a aucune guidance.  A l’Université, vous devriez faire des recherches sur l’effet de ces catastrophes sur les populations. »  C’était de l’épidémiologie.  Rentré en Belgique, grâce à un petit crédit de Monseigneur Massaux, j’ai alors organisé un colloque sur « L’Ecologie des catastrophes naturelles ».  Des représentants sont venus de partout : de l’armée française, de la protection civile des Pays-Bas, des Universités britanniques, des Nations Unies,.des ONG.  Ce fut un grand succès avec rapidement la participation d’autres universités, un raz-de-marée d'initiatives dans tous les domaines et pas seulement médical..  Nous avons créé au sein du Département d’épidémiologie une ASBL, intitulée Centre de Recherche en Epidémiologie des Désastres.  Il était en effet logique d’étudier les victimes de désastre avec les méthodes de mesure qui sont appliquées aux autres populations englobées dans les études épidémiologiques.  J’ai écrit quelques articles sur la question, des missions ont été envoyées.  J’ai recruté un ancien étudiant, Claude De Ville de Goyet, qui s’occupait de tuberculose en Afrique du Sud et qui a pris les activités en mains.

R.K.  Quels résultats avez-vous obtenus ?

M.L.  Nous avons défini les différentes phases des désastres : la prévention, la prévision, l’alarme, l’assistance et la réhabilitation à long terme.  La prévision s’applique à tous les désastres : longue dans les tremblements de terre, courte dans les cyclones.
Nous avons identifié et systématisé les erreurs habituellement commises.  Lors du tremblement de terre du Guatemala, en 1973, le Dr de Ville a observé sur place que quarante pharmaciens avaient dû être mobilisés pendant deux mois pour trier les tonnes de médicaments, dont 90 % ont été ensuite détruits car inutiles ou inadaptés.
Nous avons publié tous ces résultats et je crois que nous avons contribué à promouvoir une approche plus professionnelle du « management » des désastres naturels.
L’accent a été mis sur la prévention et sur une information précoce et adéquate.

R.K.  Quelle définition donnes-tu aux catastrophes ?

M.L.  Je suis assez content de ma définition : « Il y a catastrophe, quand les ressources locales sont dépassées et ne peuvent absorber le phénomène. ».  En d'autres termes quand « trop, c’est trop ».  L'avantage de cette définition, c'est qu'elle ne veut rien dire et qu'elle peut être interprétée selon les circonstances et les besoins.  Une définition doit rester vivante.  Une définition formelle ne s'applique qu"aux problèmes  résolus.

R.K.  Ton plaidoyer pour une approche plus professionnelle des catastrophes n'a jamais suscité de réactions négatives ?

M.L.  Pas vraiment.  Ou peut-être une fois.  C'était au Guatemala, lors d'un colloque, au lendemain du grave séisme de 1976.  Je me suis presque fait sortir par mes collègues spécialistes en santé publique : « Comment osez-vous venir nous entretenir d'un tremblement de terre qui sans doute a fait quelques milliers de morts, alors que dans ce pays il meurt chaque année des milliers et des milliers d'enfants, faute de vaccination et d'eau potable, alors qu'on pourrait y remédier."  Avaient-ils tort ?  Au même moment, le plus important quotidien de la capitale étalait une page entière de publicité représentant une tombe, avec en surimpression le titre suivant : VALE MAS UNA BUENA COMPRA QUE MIL PALABRAS  Terrain et tombe antisismique, avec entretien et sans coût supplémentaire, pour seulement 1000 dollars.  Question de priorité sans doute !  Je peux comprendre leur indignation.

R.K.  La sécheresse est aussi une catastrophe.  Tu n'as rien à dire concernant l'assistance aux populations atteintes par la famine ?

M.L.  Une des remarques les plus sages que j’ai entendues, c' est lors d'un colloque que nous avions organisé à Niamey en 1975, de la bouche d’un des responsables du Ministère de l’Agriculture du Niger : « Messieurs, vous nous avez envoyé des milliers et des milliers de petits flacons remplis d’une sorte de purée, du baby food, soyez en remerciés.  Nous les avons vidés de leur contenu.  Ces petits pots, nous les avons alors vendus au marché, car ils rencontrent un grand succès comme verres pour boire le thé.  Et avec l’argent ainsi récolté, on a pu enfin, enfin, acheter de l’essence pour faire rouler les camions qu’on a chargés de riz et de céréales pour ravitailler la population.  S’il vous plaît, envoyez-nous encore beaucoup de ces verres à thé, mais je vous en prie, videz les auparavant de leur contenu. »

R.K.  Il faut aussi susciter la participation des populations.

M.L.  Oui, et comment !  Et cela exige une bonne connaissance du contexte culturel local, qui fait parfois défaut chez certains experts en chambre.
J'étais en mission avec un collègue au Burkina Faso (alors Haute-Volta).  On nous avait munis d'une sorte de pense-bête établi par des économistes dans leurs gratte-ciels lointains, qui devait nous aider à convaincre la population de forer des puits.  On arrive dans un village, et nous voilà en présence des anciens en boubous.  On suit le manuel et on explique (j'enjolive un peu, mais un tout petit peu seulement) : "Actuellement, ce sont les femmes qui vont chercher l'eau dans un autre village.  Correct ?"  "Correct !"  "Dans un village situé à 2,5 kilomètres ?"  "Enfin, là-bas, loin, oui."   "Mettons 10 femmes  fois 5  kilomètres aller-retour chaque jour, cela fait 50 femmes-kilomètre-journée."  "Cinq fois dix ça fait cinquante" – "Bien, ça. Continuons."   Mais inutile de continuer : femmes-kilomètre-calorie-kilogramme-francs C.F.A. par jour.  Un de ces braves burkinabés rompt le silence et demande : "Et qui c'est qui va creuser le puits au village ?… les hommes ?"   Le problème était réglé.  Il n'a plus été question des puits.

R.K.  Il y a encore des échecs, comme le récent tsunami et la Louisiane.

M.L.  Le tsunami a amené les chercheurs à repenser les problèmes.  Nous avions relativement négligé l’assistance, parce qu’à l’époque elle arrivait de toute façon trop tard.  Pour nous, il fallait avant tout prévoir et éduquer les gens.  Mais aujourd’hui la priorité est à nouveau donnée à l’assistance, qui doit être mieux coordonnée, parce que la technologie a changé, grâce aux satellites et à Internet.  On est arrivé au bout de ce qu’on pouvait faire en matière de prévision et de diagnostic précoce.   La production scientifique dans ce domaine a été importante, notamment pendant la Décennie Internationale pour la Réduction des Catastrophes Naturelles 1990-2000 (IDNDR) qui a conduit à de nombreuses recherches, notamment sur les volcans.

R.K.  Et vient le couperet de l’éméritat !  Et après ton éméritat ?

M.L.  Debarati Guha-Sapir, docteur en santé publique, qui dès 1983 avait rejoint le Département arrivant des Etats-Unis, a repris la direction du CRED après mon éméritat, donnant une ampleur considérable à ses activités.  Un exemple récent en est  le programme interdisciplinaire de formation en médecine d'urgence et santé mentale en cas de catastrophe, instauré à l'Institut National de Santé Publique de Pnom Penh au Cambodge, en collaboration avec les Cliniques Universitaires Saint Luc.

R.K.  On se rend compte que dans les actions d’assistance à l’étranger, il faut prendre en considération les caractéristiques des populations, leur genre de vie, leur travail, leur gagne-pain, leurs croyances.  En ce qui concerne le tsunami, par exemple, il est clair aujourd’hui que l’important était la reprise des activités touristiques, principale ressource de la région.

M.L.  Evidemment.  On ne pouvait pas imaginer cela il y 20 ans.  On a surtout compris, et c'est relativement récent, que les catastrophes naturelles sont intimement liées à toute la problématique du développement.  Au risque d'être paradoxal, je dirais même qu'à l'occasion, elles peuvent être un ferment du développement.   Mais j'ai un autre exemple, un "microexemple", que j'aime répéter. Comme on sait, l'assiduité au traitement de la lèpre est essentielle.  C'est la clé du succès du traitement ambulatoire, les fameuses "cliniques sous les arbres".  Or les malades se lassent à la longue des séances hebdomadaires de distribution de comprimés.  C'est un problème d' "éducation à la santé" difficile à résoudre, mais les effets peuvent en être contre-productifs.  Hemerijckx m'a raconté à ce sujet une intéressante anecdote. (Après le Congo, il était parti en Inde créer le Centre de Polambakkam, - 35 000 malades en traitement ambulatoire-, dont ma condisciple Claire Vellut, UCL 1952, a repris ensuite la direction à son départ). Revenu en congé avec une liste de quelques malades qui avaient abandonné le traitement, il avait de Belgique envoyé à chacun dans son village en Inde une carte postale illustrée l’exhortant à le reprendre.  A son retour, les malades l’attendaient de pied ferme : "Se faire soigner pour la lèpre, oui Docteur.  Ne pas être contagieux, oui, oui.  Et venir aux séances de traitement pour vous faire plaisir, oui, oui, et encore oui.  Mais ensuite quoi ?  Si nous prenons notre traitement, vous nous avez pourtant dit que plus tard nous n’allions pas perdre nos doigts, que nous n’aurions pas d’ulcères aux pieds, que nous ne deviendrions pas des invalides.  Et alors, Docteur, que ferons-nous alors pour vivre, si nous ne pouvons pas mendier ?"  En Inde, l’aumône est un devoir.  Les mutilations de la lèpre comme Sécurité Sociale, cela fait partie de l’écologie de la pauvreté.

R.K.  Parmi les nombreux contacts que tu as eus, y a-t-il des personnes qui t’ont laissé un souvenir particulier ?

M.L.  Indira Gandhi, d’abord.  Lorsque je l'ai rencontrée en 1983 en préparation du Congrès de la Lèpre à Delhi, je lui ai demandé pourquoi elle s’intéressait tellement à la lèpre, vu qu'elle avait proclamé officiellement que cette maladie constituait l’un des trois problèmes prioritaires de santé en Inde.  La réponse était simple.  Accompagnant son père, le Pandit Nehru, en prison, la seule lecture qu’elle y avait trouvée était un petit opuscule de propagande missionnaire décrivant les horreurs de ce fléau.  Jeune, elle en avait été impressionnée pour la vie.  Je me suis toujours demandé combien de graves décisions ou d’orientations à portée historique ont eu comme origine un incident banal : le chef d’état, le souverain, ou le tyran, le Mitterrand ou le Mobutu auquel son fils ou sa fille rapporte une anecdote racontée par l’instituteur.
Ensuite, le Docteur N.R. Sen, professeur émérite à l'Institut de Médecine Tropicale de Calcutta, qui travaillait pour Mother Teresa.  A l’aube il examinait et traitait les malades de la lèpre rassemblés au coin des rues, dans des endroits peu fréquentés, cachés derrière un bus, afin que nul ne puisse les remarquer.  Non pas les fameuses 'cliniques sous les arbres' des régions rurales, mais plutôt des 'cliniques sur les trottoirs'.  Un matin, après que nous eussions fait le tour prévu, le Dr. Sen m’invita à l’accompagner prier dans un temple qui se trouvait par là.  Il me dit : "Savez-vous pourquoi je viens prier ?  Je tiens à remercier Shiva d’avoir envoyé Jésus qui a suggéré à Mère Teresa de me donner l’occasion d’être utile dans les dernières années de ma vie."

R.K.  Dans une vie aussi riche et variée que la tienne, il n’est pas possible de parler de tout.  Ne penses-tu pas que l’on devrait dire un mot de ta participation aux activités à la Fondation Roi Baudouin ?

M.L.  En 1978, lors de sa création, j'ai été nommé au Comité de Sélection du Prix International Roi Baudouin pour le Développement.  J'y suis resté pendant dix-sept ans.  Une plongée dans les théories, tentatives, expériences, projets, réussites de développement, avec tous les aspects insoupçonnés d’initiatives diverses et d’engagements collectifs ou individuels dont on a peine à imaginer l’originalité.  Je citerai par exemple le Kagiso Trust, la lutte pacifique mais implacable contre l’apartheid en Afrique du Sud; la perversité sous couvert de l’innocence;  la Grameen Bank, la banque des pauvres au Bangladesh; TASO (The AIDS Support Organization), le modèle de solidarité donné par les malades atteints du sida en Uganda.  Et plus récemment, le commerce équitable.   Passer en revue au cours des années des centaines de candidatures au Prix fut une extraordinaire expérience.

R.K.   Le comité de sélection était international ?

M.L.  Pas à cette époque.  Les candidatures étaient très nombreuses, près de 200 à chaque session, et très variées.

R.K.  La sélection devait être difficile ?

M.L.  J’ai combattu pour que l’on n’adopte pas de critères formels et que l’on n’utilise pas la technique des scores.  Je voulais que les membres, qui avaient chacun leur conception du développement durable, se mettent d’accord sur un candidat et cela a bien marché.

R.K.  Comment connaissiez-vous le candidat ?  Le dossier papier ne suffisait probablement pas…

M.L.  La première fois le choix a été basé sur le dossier papier.  Mais ensuite on a effectué des visites aux candidats les plus intéressants.

R.K.  Pourquoi ce prix de la Fondation est-il si peu connu ?


M.L.  S'il est sans doute trop peu connu en Belgique, je crois par contre qu'il est renommé et fort apprécié à l'étranger. Ce qui est confirmé par le nombre considérable de candidats nominés tous les deux ans.

R.K.  Si ta vie était à refaire ?

M.L.  Enclenché par ce choix initial d'études médicales, le circuit est bouclé.  Une autre issue aurait-elle pu me satisfaire autant que la lèpre agrémentée d'épidémiologie, ou l'épidémiologie enjolivée de lèpre, qui m'a comblé ?
Je pense qu'à l'aveuglette, mais sans hésitation, je répondrais :"urgentiste", un bien vilain mot pour désigner ce qui me paraît, vu de l'extérieur, une des plus belles spécialisations médicales : de la science, de l'expérience, de l'intuition, de la pertinence, de la décision, de l'opiniâtreté, de l'altruisme (jadis on aurait dit de l'amour !)

R.K.  Et si tu devais choisir un pays pour y vivre ?

Tous comptes faits, après tout, je me trouve très bien en Belgique.

R.K.  Tel Ulysse après de longs voyages et comme Joachim du Bellay, tu préfères ton petit Liré au Mont Palatin, ton « village » de Watermael Boitsfort aux faubourgs de Baltimore. Mais, Pénélope t’accompagnait.  Quelle chance !


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