Numéro 48 :

Les interviews de l’AMA-UCL

Professeur Michel Lechat

1ère partie : Ainsi va la vie

 

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R.K.  Il n’est pas possible dans le cadre d’une interview de couvrir une vie aussi bien remplie que la tienne.  Ton curriculum vitae s’étend sur de nombreuses pages (http://www.md.ucl.ac.be/histoire/).  Ce qui sera souligné ici, c’est l’explication de ton parcours exceptionnel, les influences familiales,  les maîtres, la motivation, les opportunités, les choix, les convictions… Commençons par la prime jeunesse, la famille, l’école.
 
M.L.  Je suis né à Ixelles en I927.  Mes parents ont divorcé quand j’avais onze ans, de façon harmonieuse, si je puis dire, et se sont remariés.  Enfant unique, après un début du secondaire difficile à Saint Michel, on m'a mis en pension chez les Franciscains, à Marche-en-Famenne.  Ma mère m’avait présenté au recteur du Chant d’Oiseau, qui lui a dit que si les choses n’avaient pas bien marché chez les Jésuites cela allait très bien marcher chez eux !  Ce fut effectivement une des plus belles périodes de ma vie.  Je me suis par ailleurs très bien entendu avec mon beau-père, une force de la nature, ingénieur, passionné de mathématiques, de physique et de littérature, qui possédait une bibliothèque de deux mille livres, dans laquelle je fouillais abondamment.  Mes parents avaient une conception particulière de l’éducation.  C’est ainsi que pour mes douze ans, j’ai trouvé sur la table avec des Pierrot Gourmand et d’autres petites choses, le "Sceptre d’Ottokar" d'Hergé  et "Crime et Châtiment" de Dostoïevski.
 
R.K.  En version intégrale ?
 
M.L.  Oui.  C’était comme ça.  Je me suis retrouvé à Marche avec un début de formation littéraire assez hétéroclite, mais intéressante.  Ce fut merveilleux.  Ce collège était orienté vers la littérature.  Les Pères nous lisaient en classe des poèmes français, notamment d'auteurs de la Pléiade.  Je pouvais amener des livres de la maison.  Je me souviens que j’avais apporté un livre d’Aristophane bilingue de la collection Budé.  Il y avait « Les Oiseaux », un très beau texte, mais aussi en deuxième partie « Lysistrata ».
 
R.K.  La grève très particulière des femmes grecques en faveur de la paix.
 
M.L. Oui.  Le Père Recteur m’avait donné l’autorisation d’avoir ce livre dans mon banc pour le lire pendant les heures libres, avec toutefois interdiction de regarder la deuxième partie !  La formation était telle au Collège, où la confiance régnait, que je n’ai jamais ouvert la seconde partie !
 
R.K.  Formée de cette façon, la femme de Loth n’aurait pas été transformée en statue de sel !
 
 M.L.  Sans doute !  De même, les examens n’étaient pas surveillés et l’on ne trichait jamais.  Mais la formation était purement littéraire.  Je n'ai eu que deux ou trois heures de sciences, l'anatomie de  l’œil.  Il y avait pourtant un Musée, pompeusement dénommé Salle des Sciences, que je n’ai pu voir qu’une fois lorsque nous y avons été mis en quarantaine, lors d’une épidémie d’impétigo, affection que l’on ne soignait pas à l’époque.  Je me souviens de bocaux avec des vipères et d’autres bestioles.

R.K.  C’était pendant la guerre.  Vous avez vécu l’offensive von Rundstedt ?
 
M.L. Nous avons du nous enfuir en camion. Nous avons été mitraillés sur la route. La rhétorique s’est achevée au Chant d’Oiseau, à Woluwé, transformé en pensionnat pour les deux classes supérieures.  A Marche, un homme remarquable, le Père Gédéon, avait pris mon éducation en mains.  Il est resté un ami jusqu’à sa mort.  A Bruxelles, par contre, un autre Père m’a pris en grippe et n’arrêtait pas de me dire en public des choses déplaisantes, comme « Lechat ne fera jamais rien dans la vie : il n’est pas capable d’étudier. » et il ajoutait «  Mon frère est médecin. Ce sont des études très dures; je voudrais bien voir Lechat essayer de faire ça ! »
 
R.K.  Un défi que tu as relevé.
 
M.L. Un jour il passait dans nos rangs et nous demandait nos projets d’avenir.  Je lui répondis : « Médecin »   Vexé sans doute, il ne m’a plus jamais regardé. Je me suis alors retrouvé en médecine à Louvain.  Je voulais faire la psychiatrie.  J’avais lu Totem et Tabous et quelques autres ouvrages de Freud dans la bibliothèque de mon beau-père
Me voilà donc à Leuven, avec un bien maigre bagage scientifique.  De plus, on ne m’avait jamais appris à étudier, car dans la famille de ma mère tout le monde devenait ingénieur.  On n’étudiait pas.  C’était dans les gènes je suppose.  Ce fut très dur.  Je n’ai pas fait de grande distinction, comme Josse Heremans, et d'autre condisciples et amis de notre année.
En quatrième doctorat, j’ai postulé pour obtenir une bourse afin d'effectuer une partie de mes stages au Congo.  A cette époque, il s’agissait de séjours très libres.  On choisissait l’endroit et son genre de travail.  Me voilà alors soudainement convoqué chez le Recteur, Mgr Van Wayenberg, qui me dit : « Monsieur Lechat,  j’ai reçu une lettre extraordinaire vous concernant. Il paraît que vous avez demandé une bourse pour un stage au Congo et que vous êtes un élément de grande valeur et la personne idéale pour un tel stage… (Mes parents avaient pas mal de relations ! A mon insu ils avaient parlé autour d'eux de ce projet)   Vous connaissez Monsieur X.?  C’est lui qui m’écrit tout cela.  Et je  suis tout à fait d'accord avec lui.  Mais à valeur égale, j'ai un autre candidat, un étudiant qui a perdu son père, et entre vous deux, c’est lui que j’ai choisi »  Cela fut la plus belle leçon de ma vie !  Ceci explique que je n’aie jamais utilisé le moindre 'piston', ni admis le moindre 'piston'.  Malgré tout, je me suis débrouillé tout seul et j’ai obtenu de la Sabena un billet à prix réduit pour le Congo.  Et je suis resté en excellents termes avec le Recteur qui, à l'occasion, plus tard, me faisait volontiers raconter mes expérience africaines.  C'était un homme très courtois.
 
R.K. Tu savais où aller   ?
 
M.L. Non.  Je disposais de six mois pour effectuer ce stage, mais n'avais aucun projet précis, sinon découvrir le Congo avec ses dispensaires et ses maladies si bien illustrés dans le Calendrier des Missions accroché dans le salon de mes grands-parents.  Je me suis donc rendu au Ministère des Colonies pour prendre conseil auprès de l’Inspecteur général de la Santé.
Il m'a demandé : « Et bien mon jeune ami, qu’est-ce que vous aimeriez faire plus tard dans notre belle colonie ? »
« …euh …Monsieur l'Inspecteur : la psychiatrie »
« Quoi? Vous voulez psychanalyser les noirs ? »

J'ai cru qu'il allait tomber de sa chaise.  Envolé, le beau projet.  Un jeune assistant présent est alors intervenu.  C’était le Docteur Kivits.  Il me dit : « Est-ce que la lèpre ne vous intéresserait pas ? »
La lèpre ?  En fait, pendant mes candidatures, j’avais consacré mes vacances à des voyages, seul à vélo en Italie, en Grèce, en Turquie,  (je mettais bien sûr à l'occasion le vélo sur le train ou le bateau).  En premier doctorat, ce fut Israël, en autostop cette fois.  J’y suis arrivé parti de Bari sur un bateau d’immigrants, puis sur un caboteur depuis Chypre.  J'avais ensuite passé la frontière jordanienne grâce au Consul général de Belgique, recroquevillé dans le coffre de sa voiture.  J’avais alors visité la vieille ville de Jérusalem et divers sites de Terre Sainte avec un passeport trafiqué (que j’ai gardé en souvenir).  J’y avais fait la connaissance d’un médecin suisse qui m’avait fait visiter la léproserie des diaconesses danoises protestantes à Béthanie (cette léproserie existe toujours).  Aussi, lorsque Kivits mentionne la lèpre, je reprends mes sens : La lèpre, mais bien sûr, je connais, depuis mon séjour en Palestine. Un peu interloqué mais rasséréné, l'Inspecteur, le Docteur Duren, me conseille de contacter le docteur Franz Hemerijckx, arrivé au Congo en 1927 comme médecin des missions, fondateur au Kasaï de la léproserie de Tshumbe Sainte Marie , chargé depuis peu d'organiser la lutte contre la lèpre dans la Colonie.
J'ai donc écrit au Dr.Hemerijckx, lui exposant mon projet. Il m'a répondu que j'étais le bienvenu, ajoutant toutefois qu'il n'était pas un scientifique, mais un homme "qui s'efforçait seulement de son mieux d'aider ces pauvres malades avec ses maigres moyens". Il me prévenait aussi qu'il ne pourrait pas m'offrir beaucoup de confort, ni luxe de logement, "mais on tirera son plan au mieux." Il habitait une grande case en pisé dans la savane, loin de tout. En vue de mon arrivée, il avait fait construire une petite case avec toit de feuille: lit, moustiquaire, table, lampe à pétrole, et une vieille armoire branlante bourrée de revues scientifiques. Ce n'était peut-être pas, selon ses dires, un scientifique, mais j'ai rarement autant appris que durant ces deux mois à Tshumbe auprès de lui : mille cinq cent malades à tous les stades d'évolution de la maladie, surveillance des traitements modernes par les sulfones, lésions nerveuses, mutilations, complications intercurrentes, réactions immunitaires, ulcères. Son surnom parmi la population était "celui qui répare les paniers percés". Le soir, parfois, il recevait celui qu'il nommait son confrère local, un vieux sorcier empanaché; il écoutait ses doléances et récriminations, mais aussi ses conseils. Ou bien nous discutions inlassablement de l'organisation future de la lutte contre la lèpre au Congo dont il était l'inspirateur, et il me racontait l'expérience qu'il avait acquise lors de voyages récents dans les pays voisins, entre autres au Nigéria. Le jeudi après-midi, nous partions à la mission voisine, distante de 15 kilomètres, où les missionnaires nous attendaient pour jouer au monopoli. Nous y allions en vélo "Confrère (!) Lechat, pas questions de prendre la camionnette, elle est réservée au service, pas à nos loisirs", et sur le chemin du retour, à la nuit tombante, il me conseillait de faire cliqueter la sonnette de ma bicyclette "pour écarter les léopards qui nous observent dans les herbes" (je crois qu'il me faisait "marcher", nous n'en avons jamais rencontré).

R.K. Et ensuite...
 
J'ai alors effectué la deuxième partie de mon stage dans le beau centre anti-lépreux de la Croix-Rouge du Congo dans les Uele, participant aux circuits de traitement ambulatoire dans les villages. Puis je suis revenu finir mon année en Belgique, passer mes derniers examens et obtenir mon diplôme de médecin. Ensuite, j’ai fait la médecine tropicale à Anvers.
 
R.K. Ta décision de faire carrière au Congo était prise.
 
M.L. Oui.  Je suis passé par l’Aide Médicale aux Missions (AMM), où le Professeur Lederer occupait une position importante.  On m’a proposé de m'envoyer comme médecin directeur à la léproserie de Yonda qui était une des plus grandes léproseries du Congo.  Les médecins de l'AMM avaient un statut particulier.  Ils étaient en fait fonctionnaires de l’administration coloniale, prêtés à une Mission, un vieux privilège qui ne plaisait pas à tous.  L'avantage était qu'ils pouvaient choisir le lieu, une mission catholique, de leur affectation, et que l'Administration ne pouvait pas les déplacer, voire les révoquer, sans l'accord du Comité de l'AMM à Bruxelles.  En contrepartie, on devait être particulièrement diplomate, car on était au centre de relations parfois difficiles entre la Mission et l’Administration Coloniale.
Cette léproserie de 1200 malades, située en  brousse à 15 km de Coquilhatville (aujourd'hui Mbandaka) avait été créée en 1945, par des sœurs de la Congrégation des Filles de Notre-Dame du Sacré Cœur, de vraies forces de la nature.  Et pas commodes.  On racontait que lorsque la Sœur supérieure traversait les villages au volant de son minibus, les habitants se mettaient à genoux et elle les bénissait. (Je crois que c'était une légende que leurs confrères masculins se plaisaient à colporter ! )
Les malades venaient de toute la Province de l’Equateur.
 
R.K. La lèpre régnait partout au Congo ?
 
M.L.  Surtout dans la région de l’Equateur et du lac Léopold II, dans le Bas Congo, le Kasaï et les Uélé.  Dans les villages de l’Equateur, il y avait 3 à 4% de lépreux.  Par contre, ils étaient peu nombreux au Katanga et au Kivu.  J’étais le premier médecin en poste à la léproserie depuis sa fondation, ce qui exigeait de moi un énorme travail de réorganisation.  Les sœurs avaient créé la léproserie de rien en pleine brousse, entre le Fleuve (le Zaïre ou Congo) et la forêt entrecoupée de marais.  Elles avaient accompli une œuvre énorme, d'elles-mêmes, avec un grand dévouement et beaucoup d'initiative, mais sans supervision médicale régulière, se répartissant la besogne : il y avait deux sœurs infirmières, et d’autres chargées de la menuiserie, de la cuisine, du garage, des chantiers.  Une véritable entreprise.

R.K. Quels étaient les traitements à l’époque ?
 
M.L. Nous avions les sulfones, découvertes depuis peu, fournies par l’Etat, mais aussi l’antique huile de chaulmoogra, provenant d'un immense verger d’hydnocarpus que les sœurs avaient planté.  Elles l'administraient avec entrain aux malades par voie intradermique, les aiguilles courant sur la peau comme une machine à coudre, et transformant l'épiderme en peau d'orange.  C’était parfaitement inefficace et de plus fort douloureux.
 
R.K. Pas de chirurgie ?
 
M.L. Aucune à l'époque.
 
R.K. Des précautions pour éviter la transmission de l’infection ?
 
M.L. Aucune.  Bien entendu, on se lavait les mains.  Mais quoique apparemment la lèpre se transmette uniquement par voie directe entre être humains, le grand mystère de la lèpre, c’est qu’on ne connaît pas le mode de contamination.  Le risque individuel de contagion est assurément faible.  Au Venezuela par exemple, après mon retour d'Afrique, j'ai eu l'occasion d'étudier la question dans l'isolat génétique de Colonia Tovar.  Il s'agit d'une communauté allemande d'un bon millier de personnes, les descendants d'environ 150 immigrés venus de la Forêt Noire en 1850.  Cent ans plus tard, on comptait 10 pour cent de malades de la lèpre. Personne n'a d'explication pour cette flambée exceptionnelle de la maladie.  J'ai recensé la population.  Il n’y a pas plus de malades de la lèpre parmi les conjoints de lépreux que dans la population générale.  D'où l'hypothèse d'un facteur génétique de susceptibilité à l'infection par Mycobacterium leprae, l'agent pathogène.

R.K. Ce n’était plus le lépreux avec cliquette et robe de ladre.
 
M.L. C’était fini cela.  A Yonda, les malades avaient leurs champs de culture et allaient vendre leurs produits au marché de Coq.  On les voyait partir à vélo avec du manioc sur leur porte-bagage, mais aussi de gros poissons qu’il avaient pêchés dans le fleuve à bord de leurs pirogues, car certains possédaient des pirogues.
 
R.K. Ils n’étaient pas rejetés par la population locale ?
 
M.L. Pas du tout.  Le rejet est un mythe tout au moins dans cette région.  Ils vivaient avec leurs femmes et leurs enfants.  C’était pareil dans une grande partie de l’Afrique.
 
R.K. Tu étais marié ?
 
M.L. C’est à Bruges que j’ai rencontré ma future femme, chez des amis.  Elle venait de passer six mois au Congo où elle avait accompagné son père, le peintre Albert Dasnoy, dans le cadre d'une exposition itinérante de l’UNESCO.  Elle en revenait se jurant bien de ne jamais épouser un colonial.  Voilà le résultat.  Je n'étais sans doute pas un "vrai" colonial.
Nous nous sommes mariés quelques jours avant mon départ, puis je suis parti en bateau, ma femme m’a rejoint en avion trois semaines plus tard, et nous avons été mariés religieusement à la léproserie.  Ce fut une grande fête
 
R.K. Tes enfants sont donc nés et ont été élevés dans la léproserie.

M.L. Les deux aînés.  Ils se promenaient dans les champs dans lesquels travaillaient les lépreux, qui venaient parfois à la maison faire de menus travaux.
L'endroit était superbe.  La vie était idyllique.  C'était Paul et Virginie.  Mais sur le plan médical, ce n'était pas tout à fait conforme à ce que j'avais appris chez Hemerijckx.  J'ai essayé de mettre bon ordre.  Et ce fut la bagarre monstre. "Ce bleu."  Les révérendes sœurs ont ameuté la mission, le Vicariat Apostolique, la justice, le service médical, les européens de la ville.  Un tsunami.  A Léopoldville, certains menaçaient de me faire révoquer.  J'étais seul contre tous.
Mais pas tout à fait seul.  Le Médecin Provincial, le Medepro comme on disait, un russe fils de pope et neveu de l'amiral qui a perdu la bataille de Tsushima dans la guerre russo-japonaise, restait placide.  Et puis il y avait à la Mission, en ville, un père, Edmond Boelaert, le très éminent historien de l'Etat Indépendant, qui ne manquait pas à chacune de nos visites de nous adresser un clin d'œil complice.  Enfin, fort perplexe sur la conduite à suivre, j'apprends le passage à Coquilhatville de Charles Manneback, professeur de physique à l'UCL et connaissance de mes parents.  Je saute sur ma vespa le soir pour me rendre en ville et lui rendre visite à l'hôtel afin de lui exprimer mon désarroi.  Je n'attendais guère d'encouragements de ce professeur à l'aspect sévère, sinon "mettre de l'eau dans son vin" et le "pot de terre contre le pot de fer".  Et bien au contraire, le voilà qui m'encourage vigoureusement à me montrer inflexible.
J'ai alors écrit à la supérieure en Belgique.  Dans les quinze jours, les sœurs étaient remplacées par d’autres religieuses de la même congrégation, plus jeunes, venues d'Europe, merveilleuses de dévouement.  Trente ans plus tard, lors de ma dernière visite à Yonda, en 1988, elles étaient toujours là.  Elles sont aujourd'hui pour la plupart décédées.  Les autorités ecclésiastiques ont également nommé aussitôt un supérieur religieux, à la fois gestionnaire et aumônier, un homme très intelligent avec lequel j'ai travaillé dans la plus parfaite harmonie et développé des plans pour la construction d'un petit hôpital avec services de chirurgie, physiothérapie, et centre de formation, achevés quelques mois avant l'Indépendance en 1960 (jusqu'alors, pendant six ans j'avais travaillé dans un bâtiment provisoire; mais après tout Hemerijckx à Tshumbe n'avait jamais été mieux loti).  Le Père Pierre, le 'Father Superior' au cigarillo du roman de Graham Greene ("La Saison des Pluies"), est devenu ensuite, après l'indépendance, Monseigneur Wynants, archevêque de Coquilhatville (aujourd'hui Mbandaka).
En 1960, j'étais en congé statutaire et je ne suis pas retourné au Congo.  Il reste environ  deux cent malades.
 
R.K. Si la lèpre était si peu contagieuse, d’où venaient les nouveaux malades ?

C'est la grande question, car malgré une couverture généralisée de polychimiothérapie dans des régions étroitement surveillées, le nombre de nouveaux malades diminue plus faiblement que les modèles épidémiométriques le prédisent.  Une campagne mondiale contre la lèpre a été lancée par l'OMS en 1990 : j’ai été président du Comité d'accompagnement jusqu’en 1999.  L’idée était qu’en soignant tous les lépreux du monde, on pourrait supprimer le réservoir, car après trois mois de traitement par les sulfones, ils ne sont plus contagieux.  Le nombre de lépreux dans le monde est tombé de 8 millions à 300 000, mais il y a toujours 400 000 à 500 000 nouveaux cas par an, en Inde pour la plus grande partie, mais aussi au Brésil, en Indonésie, en Afrique.  Temps de latence très prolongé ?  Transmission à partir d'infections inapparentes (il n'existe pas d'épreuves, telles que le Mantoux, pour déceler une infection sans manifestations cliniques) ?  On y travaille.
 
R.K. Il n’y pas de réservoir animal ?
 
M.L. Vraisemblablement pas.  A part le tatou à neuf bandes, un animal propre au sud des Etats-Unis.  De nombreuses études ont été menées à ce sujet.  Peut-être des insectes aquatiques ?  Cette possibilité n’est pas exclue.  Des travaux passionnants sont menés dans ce domaine à l'Institut de Médecine Tropicale à Anvers.

R.K. Après les sept ans passés à la léproserie, quelles ont été tes occupations ?  Pendant ton séjour à Yonda, tu as poursuivi des recherches.  Comment as-tu trouvé le temps?

M.L. C'est une question légitime qu'on me pose parfois.
Ce n'était pas un problème de temps, mais surtout d'organisation.  Et j'étais très bien aidé par les sœurs, Amanda, Felicita, Ancilla, Beatrix, et par une équipe d'aides infirmiers, dont la moitié anciens malades guéris.  En outre, pour les cas difficiles,  laboratoire, radiologie, chirurgie, j'avais recours aux confrères de l'Hôpital des Noirs à Coq (Coquilhatville), qui n'ont jamais épargné leur concours.
Prenons les choses dans l'ordre.  Il restait tout d'abord une question à régler avant d'envisager de consacrer du temps à la recherche : l'administration.  Cela, sans aucun doute, dans notre monde, c'est la priorité des priorités. Le plus astreignant était, pour les sœurs, de calculer à la fin de chaque trimestre les subsides dus par chaque circonscription, chefferie, sous-chefferie, pour les malades selon leur statut, contagieux, mutilés, adultes ou enfants.  Nouveaux cas, guérisons, partis sans laisser d'adresse, décédés, avec les dates.  Un franc cinquante centimes par jour pour les adultes : septante cinq centimes pour les enfants malades. Le soir, la chaleur, la lampe à pétrole, une sœur activant une vieille calculatrice, une autre tapant sur une antique machine en je ne sais plus combien d'exemplaires.  Et en fin de course, le médecin directeur, c'est à dire 'yours truly' comme on dit en anglais, moi, apposant des centaines de signatures et de paraphes !  Une horreur.  Et ce n'était pas fini. L'administration réclamait : Les totaux ne sont pas justes. Il y a tant de mutilés et tant de contagieux, mais  leur total est supérieur au total des ayant-droits.  Ce n'est pas possible. Non !  Sauf que, voyez-vous, certains malades sont à la fois mutilés et contagieux.  C'est de cela que la vie était faite
J'avais heureusement découvert que les services provinciaux s'étaient équipés d'ordinateurs IBM desservis par deux techniciens, qui se plaignaient d'être désoeuvrés.  Je leur ai confié la tâche.  Désormais l'établissement de ces maudites déclarations de créance, avec leur simple mise à jour tous les trois mois, prenait deux heures au lieu d’une dizaine de soirées.  Les sœurs ont été émerveillées.  Et le  temps gagné pour la recherche n'a pas été gagné au détriment des malades, mais bien pris sur celui auparavant consacré à l'administration.

Mes recherches ont par ailleurs porté sur des problèmes pratiques.  Elles ont été de deux ordres.  D'abord la stratégie de l'examen bactériologique pour le diagnostic du type, multibacillaire (contagieux) ou non, de l'affection.  Faut-il pratiquer 7 examens en des sites de prélèvements différents, comme il est prescrit, ou 3 pourraient-ils suffire ?   Combien de cas manqués avec 3 examens, mais pour quelle économie de moyens ainsi réalisée (plus grand nombre de malades pouvant être détectés et examinés avec des ressources limitées, en particulier en personnel 'microscopiste').   L'éternel problème des faux positifs et des faux négatifs, la sensibilité et la spécificité des procédures.  J'ai demandé à un malade de passer en revue les résultats de quelques milliers d'examens.  On a simulé les résultats que l'on aurait obtenus avec un nombre moindre d'examens, etc…sensibilité de la procédure, coût, rendement.  Trois examens par malade au lieu de sept représentait le nombre optimal.  On pouvait ainsi doubler la productivité du laboratoire, ou réduire le personnel de moitié.  A l'époque, ce genre de calcul était anathème en médecine.  Arrivé quelques années plus tard aux Etats-Unis, à la Johns Hopkins School of Hygiene, j'ai présenté ces résultats à un séminaire de Recherche Opérationelle.  Ce travail à été déterminant pour l'octroi ultérieur d'une bourse pour le "Doctorate of Public Health".
Deuxième thème de recherches : les mutilations causées par la lèpre.
Dès mes premiers contacts avec des malades, sans doute influencé par Hemerijckx, j'ai considéré que le problème primordial de la lèpre était les mutilations.  Un quart des malades perdent leurs doigts et leur orteils, ou souffrent de graves lésions des nerfs entraînant des paralysies.  Une majorité présentent des pertes de la sensibilité cutanée qui les exposent à tous les traumatismes de la vie quotidienne.  On connaît les aveugles, les sourds ,mais on oublie qu'il existe aussi des gens qui ont perdu le sens du toucher.   Ils sont, atteints de lèpre, quelques millions dans le monde.  Le problème est donc le suivant : la monothérapie par les sulfones utilisée à l'époque est efficace contre les bacilles et rend à la longue le malade non contagieux, mais qu'en est-il des lésions des nerfs périphériques et des processus menant aux mutilations ?
En collaboration avec Jean Chardome, radiologue de l'hôpital de Coq', nous avons fait des radiographies des mains et des pieds chez les malades de la léproserie.  Nous en avons conclu que la thérapie sulfonée semblait prévenir l'établissement de mutilations, mais ne ralentissait pas leur évolution une fois qu'elles étaient amorcées.
La publication de ce travail nous a valu le Prix Broden-Rodhain de Médecine Tropicale.
Elle a aussi servi à attirer l'attention sur la prévention des mutilations, pour en faire une des "priorités" des programmes.

R.K. A ton retour en congé, fin 1959, tu as présenté une thèse d'agrégation.  Tout ce travail a été réalisé pendant que tu étais au Congo.
 
M.L. Oui.  Entièrement.  C'est le Professeur Lederer qui m'avait suggéré de préparer une thèse.  Je croyais que les thèses étaient réservées aux médecins qui étaient restés dans le sérail louvaniste. Mais il a insisté.  Et j'ai choisi le sujet "Contribution à l'Etude des Mutilations lépreuses".  Ma femme l'a dactylographiée et a effectué tous les dessins.  La thèse a ensuite été publiée sous forme de livre chez Masson, à Paris.

R.K.  Tu avais accès à la littérature ?
 
M.L.  Oui, grâce à de petits crédits, j’ai pu me faire envoyer des microfilms de toute la littérature sur les mutilations de la lèpre.
 
R.K.  C’est vraisemblablement une des rares thèses faites en brousse.
 
M.L.  Peut-être.  Mais ce fut une belle aventure.  Dès mon retour en Belgique, profitant d’un congé en tant que fonctionnaire de l'administration coloniale, j’ai accepté une mission de consultant OMS, la première d'une longue série, d’un mois en Ethiopie pour évaluer le problème de la lèpre dans ce pays.  Il y avait à l’époque six médecins, je crois, pour l’ensemble de l'Ethiopie.  En revenant à Addis-Abeba d'un voyage à l'intérieur, je trouve un télégramme de Lederer m’annonçant que ma thèse est acceptée.  Pour réduire le coût d’un long texte, je lui réponds : « Alléluia »  Il me rappelait ce souvenir chaque fois qu’il me rencontrait.
 
R.K.  Y avait-il un volet chirurgical dans ta thèse ?
 
M.L.  Oui, mais il n’était pas basé sur mon expérience personnelle, puisque je n’étais pas chirurgien. Par contre, j’avais développé un service de kinésithérapie avec une dame kinésithérapeute épouse d'un colon du coin et une sœur.  Ma femme avait fait les dessins de tous les exercices. 

R.K.  Après la proclamation de l'indépendance, tu es parti pour l'Amérique.

Je m'apprêtais à retourner au Congo fin juin 1960, à l'expiration de mon congé.  Je n'ai jamais fort planifié un 'devenir".  Je dois cependant confesser qu'il me traînait en tête une petite idée, celle de rejoindre Lovanium, qui m'avait séduit lors d'une visite à l’occasion d’une réunion de l’OMS à Kinshasa.  J’y avais rencontré Mgr Gillon et revu Jacques Vincent, qui avait été mon condisciple à Louvain.
C'est à ce moment qu'une autre personne intervint dans ma vie et en changea l’orientation.  C’était le docteur Doull, un épidémiologiste américain, professeur émérite de Johns Hopkins, que j’avais rencontré au Congrès International de la lèpre à Tokyo en 1958, et avec lequel j’étais resté en correspondance.  Doull me suggéra de venir présenter mon travail sur les mutilation a un congrès sur la réhabilitation. à New York.  Là bas, on m’a proposé d’entrer à Johns Hopkins.  C’était un rêve.  Comme nous étions sans le sou, nous sommes partis en famille, mon épouse, nos trois enfants, deux valises, comme immigrants, comme du temps des films de Charlie Chaplin.  La cadette de nos enfants venait de naître.  Elle avait trois semaines, et a eu beaucoup de succès dans l'avion.

A suivre…


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