Numéro 47 :

Les interviews de l’AMA-UCL

Professeur Charles Henri Chalant : Exporter son savoir

 

image1

R.K. : Il n’est pas simple d’évoquer dans le petit espace d’une interview, une carrière  aussi vaste et variée que la tienne.  Essayons.  Commençons par ton travail à l’UCL, à Leuven, puis à Woluwe, un parcours qui aurait pu te suffire pour réaliser un rêve universitaire.

Ch.C. : Mon père avait été chirurgien et il m’a semblé naturel de suivre la même voie que lui.  Après une formation chirurgicale générale dans le service de Georges Debaisieux, j’ai été séduit par la chirurgie vasculaire naissante.  J’ai passé un an à Strasbourg, dans le service de René Fontaine, successeur du très célèbre professeur Leriche.

R.K. : Déjà  la chirurgie cardiaque ?

Ch.C. : Balbutiante.  Ce que j’ai vu là  dans ce domaine aurait plutôt été de nature à me décourager.  Quand je suis revenu à Louvain, j’ai refait de la chirurgie générale, digestive, urologique et orthopédique, mais j’espérais toujours réaliser mon rêve, la vasculaire et surtout la cardiaque.  Dubost et Brom venait parfois opérer à Leuven des sténoses mitrales, des coarctations, des canaux artériels…, interventions n’exigeant pas la circulation extracorporelle.  Après deux années, à Saint Pierre, comme maître de stage, j’ai été accepté, à titre tout à fait personnel, chez Brom, un des grands chirurgiens européens, à Leiden : trois mois plus tard, le Recteur de l’UCL – Monseigneur Van Wayenbergh à l’époque – m’a demandé de prendre en charge le service de chirurgie cardiaque à Louvain : c’était inespéré si l’on se rappelle la compétitivité dans ce secteur à l’époque.  J’ai accepté avec enthousiasme, d’autant plus que je me trouvais très bien chez Brom, dans le service duquel j’ai passé  encore près de deux ans.

R.K. :  Comment s’est passée ta rentrée à Leuven ?

Ch.C. :  C’était l’époque où fut créé le Centre unique de Chirurgie cardiaque à l’UCL : les autorités académiques avaient estimé que cette chirurgie était trop complexe, trop lourde et trop coûteuse que pour être dédoublée.  J’ai été me présenter au professeur Laquet, chef de service de chirurgie à la KUL, et j’y ai retrouvé mon collègue flamand, Georges Stalpaert, qui avait déjà commencé à opérer dans ce qui devenait le nouveau centre cardiaque de l’UCL.  Le début a été un peu chaotique, car nous devions nous contenter des locaux de la chirurgie générale à Saint Raphaël.  Jean Trémouroux, cardiologue,  et Yolande Kestens, anesthésiste, nous ont permis de surmonter pas mal de difficultés.  Le trio constituait l’aile francophone du nouveau centre, tandis que Stalpaert et Vandewalle en étaient les acteurs flamands.
C’était une situation difficile : les malades étaient dispersés dans les services et l’esprit était un peu différent dans les deux groupes linguistiques.  Après avoir pris l’avis de Brom, qui était un peu mon maître à penser, j’ai décidé de chercher une clinique des environs de Louvain pour y transférer la chirurgie cardiaque.  Saint Joseph à Herent convenait parfaitement ; Brom trouvait toutefois que c’était le bout du monde.

R.K. : C’était tout de même moins loin que Godinne, Kinshasa ou Cochabamba !

Ch.C. : Tout le centre s’est installé à Herent.  Stalpaert opérait l’après-midi et moi le matin.  Personnellement, l’éloignement de l’hôpital universitaire ne me gênait pas, tandis que Stalpaert n’était pas heureux hors du cocon académique et est retourné à Saint Raphaël.
La chirurgie cardiaque de l’UCL a pu se développer à Herent : Jean Trémouroux nous a beaucoup aidé à mettre en route la circulation extra-corporelle, à partir de 1962, après un grand nombre de cas opérés sous hypothermie modérée.

R.K. : Le bain glacé ?

Ch.C. : Oui.  Notamment une centaine de communications inter auriculaire opérées sans mortalité.

R .K. : Et l’expérimentation?

Ch.C. : Oui.  Dès le début.  Notre travail expérimental a concerné d’abord l’hypothermie profonde, qui a eu peu de succès, puis la transplantation chez le chien.  Ce fut une hécatombe.  Puis chez le veau  avec des résultats intéressants en collaboration avec le professeur Derivaux de l’Ecole vétérinaire.  Les premiers cas ont été opérés à Cureghem.  Nous consacrions une semaine par mois à la chirurgie expérimentale.  Les survies après transplantation étaient plus longues chez le veau, notamment dans le cas de Rebecca, qui fut médiatisé à l’époque.  Mais tous nos veaux ont fini par mourir de rejet.
Robert Ponlot, qui m’avait succédé à Leiden, était revenu à Louvain et participait très activement tant à l’expérimentation qu’aux interventions, notamment en chirurgie pulmonaire.  Nous n’avons commencé la transplantation humaine qu’en 1985, lorsque l’efficacité de la Ciclosporine dans la prévention du rejet a été démontrée.

R.K. : Ceci pourrait être une carrière complète, surtout si l’on y ajoute l’enseignement, les publications, les voyages d’étude, pendant une période de progrès rapides et spectaculaires de la chirurgie cardiaque avec, entre autres, l’efflorescence de la chirurgie coronaire et de la réparation des malformations congénitales complexes chez le très jeune enfant.
Non content de cela, tu as développé une étonnante activité externe, d’essaimage, d’aide et de formation.

Ch.C. : Ayant le privilège de pouvoir développer une chirurgie nouvelle dans mon université, il ne me semblait pas normal que je n’en fasse pas profiter d’autres médecins et d’autres malades.

R.K. : Cela devrait être le devoir de tout enseignant, mais il est rarement accompli comme tu l’as fait.

Ch.C. : En outre, le hasard a fait que j’ai eu des assistants et des jeunes collaborateurs qu’il me paraissait important d’aider à pratiquer dans leur pays ce qu’ils avaient appris chez nous.  Nous avions notamment des boursiers africains.  J’ai été à Lovanium avec toi,  à deux reprises, pour réaliser en 1965 des interventions simples avec le docteur Wibin et, lors d’un second séjour, des opérations à cœur ouvert avec Jean-Claude Schoevardts  et des  techniciens africains, qui avaient été formés chez nous.  C’étaient les premières interventions à cœur ouvert en Afrique centrale.  Dans la suite nous avons formé des chirurgiens et des cardiologues zaïrois, mais à leur retour en Afrique, ils n’ont pas pu réunir les conditions nécessaires à la poursuite d’une chirurgie du cœur.

R.K. : Puis ce fut la Bolivie.

Ch.C. : Quatre étudiants en médecine boliviens m’ont demandé de les aider à mettre en route la chirurgie cardiaque dans leur pays.  J’ai accepté.  Nous avons établi un programme de formation en chirurgie cardiaque, y compris la réanimation, le laboratoire et la circulation extra-corporelle, et en cardiologie dans ton service, y compris le cathétérisme et la coronarographie.

R.K. : L’implantation à Cochabamba  a remarquablement bien réussi.

Ch.C. : Oui.  Ce qui m’a fait regretter l’échec à long terme de l’expérience congolaise, d’autant plus qu’elle était en principe plus facile à réaliser (voyage plus facile, UCL sur place depuis plusieurs années.)   Les débuts en Bolivie n’ont pas été faciles : tu en connais les détails.  Les premières séries opératoires ont été réalisées en juillet 1973.   Au départ, nous avions espéré un peu naïvement de pouvoir fonctionner dans le cadre d’une collaboration entre l’UCL et l’Université San Simon.  
Mais nous n’étions pas tellement les bienvenus.  L’Université bolivienne, très politisée, n’avait mis à notre disposition que des locaux très peu adaptés, sans l’eau courante.  Nous allions chercher l’eau dans un puits que j’avais fait creuser à proximité de la salle d’opération !   Ces conditions déplorables ont duré quatre années.  Des collectes de sang ont du être organisées dans un pays où il n’y avait pas de tradition de dons de sang.   Pour les premières opérations, nous sommes allés prélever dans des garnisons à la périphérie de Cochabamba.  Nous nous sommes rapidement aperçus que près de la moitié du sang prélevé devait être rejeté parce qu’infecté par la maladie de Chagas.

R.K. : Comment es-tu parvenu à nous embarquer dans cette aventure ?  Les très regrettées Anne Louis,  Françoise Gillieaux et Paule Engelbienne, mais aussi Robert Ponlot,  Jean-Claude Schoevaerdts, Yolande Kestens, Martin Goenen, Bila Kapita et bien d’autres ?

Ch.C. : Nous travaillions ensemble depuis de nombreuses années dans la même pathologie avec les mêmes malades, sans compter nos heures et sans chercher la renommée, ni le curriculum brillant.  Toi-même tu n’as jamais hésité à partir avec moi, à l’aventure, au Congo d’abord, en Bolivie ensuite et tout le monde a suivi.  Le travail était très artisanal au départ.  Je me souviens de tétralogies de Fallot que j’ai opérées à Cochabamba sans cinéangiographie préalable.  Nous regardions l’image de l’injection, à tour de rôle, en scopie.

R.K. : Ce qui me passionnait, c’était de faire avec des moyens rudimentaires ce que nous faisions tous les jours en Belgique dans des conditions qui nous paraissaient parfaites, mais qui, aujourd’hui, seraient considérées comme dangereuses et archaïques.  Tu avais en outre la charge pénible de récolter de l’argent en Belgique pour les appareils, les voyages et la construction du Centro Boliviano Belga.  Tu avais le talent de recruter des donateurs; notamment les membres de l’Association Belgique-Bolivie et les mutualités chrétiennes.
Tu as également favorisé le développement de centres de médecine dans des régions défavorisées comme à Potosi, ce que nos amis boliviens appelaient le blanc de l’œuf en opposition avec le jaune qui était l’hôpital de Cochabamba.


Ch.C. : Actuellement, nos amis boliviens volent de leurs propres ailes et font de l’excellente besogne.  Ils ont développé l’angioplastie coronaire et la valvuloplastie mitrale.

R.K. : Dans le cadre des projets d’aide et d’expansion il y a eu aussi Mont Godinne, Milan, le Chili, mais cela nous entraînerait trop loin.  Il faut toutefois rappeler que, lorsque tu as décidé de créer un service de chirurgie cardiaque à Mont Godinne en 1975 et que tu m’as, une fois de plus, embarqué dans l’aventure, on nous avait signifié qu’il n’était pas question d’y faire des coronarographies, ni de la chirurgie coronaire !

Ch.C. : Si nous avons transgressé cet interdit, ce fut pour le bien de l’Université et de la Wallonie !

R.K. : Tout au long de ta carrière, tu as montré qu’il était possible de concilier une activité universitaire importante, telle que la création et la direction d’un service de chirurgie cardiaque et de mener à bien l’implantation, de par le monde, de cette chirurgie en pleine expansion, depuis la commissurotomie à cœur fermé jusqu’à la transplantation cardiaque, de Mont-Godinne à Cochabamba.


AMA-UCL Association des Médecins Alumni de l'Université catholique de Louvain

Avenue Emmanuel Mounier 52, Bte B1.52.15, 1200 Bruxelles

Tél : 02/764 52 71 - Fax : 02/764 52 78