Numéro 46 :

Les interviews de l’AMA-UCL

Professeur Léon Cassiers
La psychanalyse : Ouverture de la boîte de Pandore ?

 

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R.K. : Est-ce que la psychanalyse existait avant Freud ?

L.C. : Des moines pratiquaient une sorte de cure psychanalytique vers l’an 300, sur des règles proches de celles que Freud a définies.  Mais c’est évidemment Freud qui a, non seulement pris au sérieux qu’il y avait une vie psychique inconsciente, mais qui a en outre tenté d’en découvrir le fonctionnement et le rôle qu’elle jouait dans les équilibres psychologiques et les maladies mentales.

R.K. : On parle de Janet comme précurseur.
L.C. : Janet était un psychiatre français de la fin du 19ème siècle, mais il n’a jamais fait de psychanalyse.  Bien entendu les psychiatres ont toujours pensé qu’il y avait des choses qu’ils ne comprenaient pas et qui s’expliquaient par des idées et des désirs inconscients.  Freud s’est efforcé de faire l’étude systématique de ces choses, de tenter de les interpréter, de les comprendre et de les utiliser en thérapie.

R.K. : Il avait une clientèle ?
L.C. :  Oui.  Mais il avait déjà des patients avant de pratiquer la psychanalyse.  Il a commencé par faire de l’hypnose, qui lui paraissait utile dans certains syndromes névrotiques.  Il y avait été initié par le docteur Breuer. Ce dernier a arrêté parce qu'il s’était aperçu qu’une de ses patientes était tombée amoureuse de lui, et craignait de rencontrer, de ce fait, des problèmes conjugaux. Freud, au contraire, n'en a pas été effrayé, mais y a vu un symptôme. Toutefois, il a abandonné l'hypnose ayant estimé, à tort ou à raison, qu'elle ne donnait que des résultats assez inconstants et temporaires.

R.K. : Est-ce que le mécanisme de la psychanalyse est voisin  de celui de l’hypnose ?

L.C. : L'hypnose est assez différente et sans doute plus proche du conditionnement, mais on n'en connaît pas vraiment le mécanisme. Toutefois, Freud avait remarqué que des femmes qui se confiaient à lui, sous hypnose ou même autrement, évoquaient des viols ou des attentats à la pudeur commis sur elles par leur père pendant leur enfance.  Freud s’est rendu compte que ce n’était pas toujours vrai et que les anamnèses sont parfois imaginaires.  Ce constat a été pour lui un pas important dans la compréhension de l'inconscient, et en particulier du complexe d'Oedipe.
A titre d'exemple, nous rencontrons ce problème lorsqu’un enfant vient raconter qu’il est victime d’actes pédophiles. Il est parfois difficile de distinguer la réalité de ce qui peut lui être éventuellement  suggéré par ses fantasmes oedipiens, ou par les parents en conflit ou en instance de divorce, ou par l’ambiance ou les médias.  C’est un problème extrêmement compliqué que les pédopsychiatres doivent affronter.  Ils peuvent se tromper comme à Outreau.

R.K. : Ce n’est pas de la psychanalyse.
L.C. : Non, l'expert ne fait pas une psychanalyse.  Mais il doit évaluer les dires des personnes.  Or, plus on entre dans le vécu subjectif des personnes, plus on pénètre dans la  « Boîte noire ».  Cette expression signifie que le vécu subjectif, bien que très réel, n'est pas objectivement observable. Il n'y a pas de "télévison intersubjective" comme le dit Changeux.  L'observateur n'en sait guère que ce que le sujet en dit.  Tout être humain est capable de rêver, d’imaginer des choses qui ne se sont pas passées, de mentir, mais aussi de dire la vérité.  Nous n’avons guère de moyens de distinguer le vrai du faux.
Une des caractéristiques de la psychanalyse n’est pas d’entamer une enquête policière pour savoir si la chose est vraie ou fausse.  Ce qui est intéressant n'est pas nécessairement l’objectivité des choses, mais bien que le sujet la raconte comme une chose vraie ou imaginée, et de se demander pourquoi il éprouve le besoin de raconter cela.  Dans la vie courante, nous nous posons souvent la question de savoir pourquoi quelqu’un nous a dit telle chose.  Nous lui prêtons parfois des intentions dont il n’est pas toujours conscient.  C’est en quelque sorte de la pré-psychanalyse.  C’est la même chose pour nos rêves.  Même si nous ne comprenons pas, nous savons bien que ces rêves peuvent exprimer des désirs qui nous animent.

R.K. : Ou des craintes ?
L.C. : Oui.  Mais nous savons que si nous révélons ces rêves à quelqu’un, cela peut être dangereux par rapport à l'image que nous voulons donner de nous-mêmes, et que nous pouvons nous trahir.  Si nous révélons que nous avons rêvé d’une jolie fille, on va penser : « il a envie de coucher avec elle »

R.K. : Ou encore "il ne pense qu’à ça !"
L.C. : Si vous voulez !  Mais, par exemple, il ne va pas le dire à son épouse, parce qu’elle risque de le prendre mal.  Tout le monde sait que nous avons des idées derrière nos idées.  Nous savons parfois quelles sont ces idées, mais nous n’en parlons pas.  D’autres fois nous sommes surpris nous-mêmes par un rêve, un lapsus ou un acte qui nous révèle un désir inconscient.  L’inconscient existe, c’est clair, mais autre chose est de le thématiser.  Nous nous méfions de notre inconscient, parce qu’il peut nous montrer que l’image que nous nous faisions de nous-mêmes n’était pas juste.  Pour vivre en paix, nous pensons souvent qu’il vaut peut-être mieux ignorer ces choses.

R.K. : Le psychanalyste va donc tenter de débrouiller ce problème ?
L.C. : La règle est que le sujet doit être d’accord de se prêter à la psychanalyse.  L'analysant est couché sur le divan et il parle en association d’idées, c’est à dire  parler « sans penser à rien ».   On semble rêvasser et l’on vous demande « à quoi penses-tu ? ».  « A rien. »   En réalité, il y a tout le temps des enchaînements d’images, d’idées, difficiles à rattraper.  La règle de la psychanalyse est de raconter ces associations d'idées autant qu'il est possible, comme elles viennent spontanément.

R.K. : Comment le psychanalyste amène-t-il son patient à parler aussi librement ? Il pose des questions ?
L.C. : Non, il écoute.  Il faut que le sujet soit d’accord pour le faire.  On ne peut pas le forcer.

R.K. : Mais il faut malgré tout qu’il l’oriente.
L.C. : Non, on le laisse aller.  Les associations doivent venir d’elles-mêmes.  En écoutant, on s’aperçoit qu’il y a des récurrences.  Le patient lui-même s’en rend compte et ceci peut le conduire à changer l'interprétation qu'il se donnait de ces pensées comme expressions de certains de ses désirs.

R.K. : Il peut tricher.
L.C. : Bien sûr.  Tout le monde peut tricher.  On triche toujours quelque part.  Mais ce qui importe finalement, c’est que le sujet vive mieux avec lui-même et avec la réalité.  C’est le but de l’opération.  Les gens qui ont fait une psychanalyse et qui ont l’impression qu'elle a réussi, disent qu’ils sont plus sereins, moins anxieux, plus libres, et qu’ils comprennent mieux les autres.  Il est difficile de prévoir ce résultat avec certitude; c’est d’ailleurs vrai pour toutes les thérapies psychiatriques.  Les indications et le pronostic restent beaucoup plus difficiles qu’en médecine somatique.  A part sur le contentement subjectif et la viabilité des relations à autrui, il est difficile de proposer des critères pour évaluer le résultat de n'importe quel traitement psychiatrique.  Pour d’autres, la psychanalyse peut aussi être un semi échec en devenant une dépendance dont ils ne parviennent pas à se passer. 

R.K. : Ou tout au moins ce qu’il en dit (?). Quel est le profil des personnes qui désirent une psychanalyse ?
L.C. : Tout se passe dans les relations humaines.  Des connaissances leur ont dit qu’ils en avaient bénéficié.  Certains refusent ou en ont peur.
A propos de l’efficacité de la psychanalyse sur tel ou tel symptôme déterminé comme une phobie par exemple, certains, dont les comportementalistes, disent que c’est prendre un maillet pour écraser une mouche.
Toutefois, je vais te citer une histoire de cas rapportée par Eysenck, un des papes du comportementalisme, à propos des phobies. Une jeune anglaise de vingt-cinq ans était très amoureuse de son futur mari.  Le voyage de noces était prévu dans un pays pour lequel des vaccins étaient exigés.  Or la jeune femme avait une phobie absolue de toute piqûre et refusait les vaccins.  Le psychiatre est parvenu en trois mois, par déconditionnement progressif, à lui faire accepter les vaccins.  Il l’a, en même temps, déconditionnée de la peur du Tampax, une autre phobie.  Il l’a revue cinq ans plus tard : elle était bien guérie, dit Eysenck, car bien qu'elle ait divorcé, elle était toujours indemne de ses phobies.  Le comportementaliste était content, puisqu’il l’avait débarrassée de ses phobies. Pour le psychanalyste, la phobie est une peur de quelque chose d’inconscient, centrée sur un objet symbolique. Il aurait dit que la phobie de cette jeune femme était liée à la peur des rapports sexuels et qu’elle n’était pas guérie de cette peur.  Pour lui, elle n’avait donc rien tiré d’intéressant de ce déconditionnement.

R.K. : Elle trouvera autre chose plus tard.
L.C. : Pas nécessairement si par "autre chose" on entend un autre homme. Elle peut très bien se découvrir plus tard qu’elle est d'orientation lesbienne. Si par "autre chose" on entend une autre phobie, cela n'est pas du tout fatal non plus.
Le comportementaliste s’efforce de guérir le symptôme.  C’est très bien et c’est plus économique en terme de temps et d’argent.  La psychanalyse est plus ambitieuse, en essayant de résoudre des problèmes de fond, mais qui n’ont peut-être pas toujours besoin d’être résolus.
Pour les gens frigides ou impuissants, j'ai connu des comportementalistes qui proposaient une thérapie de couple pour leur apprendre à avoir des rapports harmonieux, thérapie qui, selon eux, marchait dans 80% des cas. Mais comme ces médecins étaient objectifs, ils ajoutaient que, le problème étant résolu, beaucoup de ces couples se séparaient et que bon nombre d’entre eux se décidaient à faire ensuite une psychanalyse.

R.K. : Avant d’entamer une psychanalyse, j’imagine que le psychiatre doit donner des explications à son patient et dire ce qu’il attend de lui.
L.C. : On lui demande d’abord pourquoi il vient, qui lui a suggéré de venir.  On cherche à connaître la motivation et l’attente du patient.  On lui dit qu’il va s’installer sur le divan, que le psychanalyste parlera très peu, qu’il se contentera de quelques remarques, que cela durera longtemps et que cela coûtera un certain prix.  Certains quittent à ce moment ou parfois abandonnent après quelques semaines.

R.K. : Quelle est la durée du traitement ?
L.C. : Habituellement deux à trois séances de trois quarts d’heure par semaine pendant deux ou trois ans.  Personnellement, je crois qu’il y a peu de candidats à la psychanalyse dans une consultation de psychiatrie tout venant, parce que c’est surtout efficace pour les névrosés. Les déprimés, les psychotiques, les toxicomanes ne vont pas s’améliorer en se couchant sur un divan.  Mais par contre, il est très utile que le psychiatre se soumette lui-même à une psychanalyse, car cela lui permet, dans l’expérience de beaucoup et dans la mienne, de mieux écouter et de comprendre ce que désirent les gens, de ne pas être surpris par les apparentes contradictions, et de mieux répondre à leurs patients, même en dehors de toute psychanalyse.

R.K. : Quand la psychanalyse est terminée, que va dire le psychiatre à son patient ?
L.C. : Rien du tout.  On dit au revoir gentiment.  Ce n’est pas une psychanalyse, mais j’ai vu pendant plusieurs mois en face à face un patient qui avait des envies brusques de suicide.  Je l’ai revu aujourd’hui en clôture de son traitement.  Il me dit : « C’est quand même drôle. Nous avons parlé ensemble de toutes sortes de choses et j’ai changé du tout au tout dans ma façon de sentir les choses, alors que rien n’a changé objectivement dans mon ménage, ni dans mon métier. »  Mais il n’a plus envie de se suicider et trouve la relation à son épouse beaucoup plus harmonieuse, même si elle était déjà bonne auparavant.

R.K. : Que s’est-il passé ?
L.C. : C’est un peu difficile à comprendre quand on n’a pas l’habitude.  En fait ce garçon a eu une mère extrêmement  peu affective et un père qui s’est beaucoup occupé de lui, mais s’est suicidé.  Il a considéré ce suicide comme une trahison inadmissible.  En outre, il ne savait pas si sa mère, séparée du père, aimait ou non ses enfants, souhaitait qu’ils vivent bien ou pas.  Une femme très bizarre.  On est arrivé à parler de ces choses.

R.K. : Personnellement, sans avoir jamais eu de tendances suicidaires, je suis  sujet au vertige et en même temps je suis attiré par le vide sans raison, mais de manière telle que je dois reculer brusquement pour y échapper. Y a-t-il une explication ?
 L.C. : Je n’en vois pas a priori.  Mais, des sages et des savants vont trouver une explication, parce qu’ils ne peuvent pas avouer qu’ils ne savent pas.

R.K. : A la limite ne pourrait-on pas se psychanalyser tout seul ?
L.C. : Non.  Parce que l’être humain est fondamentalement relationnel ; la relation avec soi est toujours reprise d’une relation avec d’autres avec soi.  Nous sommes triangulaires. Des gens ont essayé de faire des psychanalyses devant un miroir ou devant un enregistreur.  Cela ne marche pas.  On ne peut être en relation avec soi comme si c’était un autre. Et pour qu'une analyse fonctionne, on doit toujours s'adresser à un autre humain dont on a le sentiment qu'il éprouve des désirs, entre autre celui que vous viviez mieux. Sans doute est-ce d'ailleurs vrai pour toute forme de psychiatrie, voire de médecine.

R.K. : Certains parlent à leur chien.
L.C. : Oui.  Ils disent à leur chien ce qu’ils se disent à eux-mêmes.  On a besoin de quelqu’un d’autre.  Avec son chien…cela n’a jamais été essayé à ma connaissance.

R.K. : Pour en revenir à Freud, il me paraît obsédé sur le plan sexuel.  Etait-il obsédé ou exprimait-il l’état d’obsession sexuelle présent chez tout le monde ?
L.C. : La sexualité joue un rôle majeur dans toute vie humaine, dans l’art, la littérature.  Cela se voit à l’œil nu et par temps couvert.  C’est un des désirs massifs de tous les humains : cela tombe sous le sens.  Par ailleurs, ce que Freud entend par libido c’est plutôt pansensuel que pansexuel et est orienté vers le plaisir du corps.  La musique, un plaisir mathématique, on le sent dans son corps. Le corps doit toujours réagir en termes de plaisir, même chez les plus hauts mystiques.

R.K. : C’est vrai dans les choses les plus banales, comme de découvrir la solution de mots croisés.
L.C. : Il vaut donc mieux parler de sensualité. Le domaine sexuel est très important, mais n’est pas le tout de la sensualité.

R.K. : Comment expliques-tu l’acharnement de Freud à fumer le cigare, malgré le cancer de la gorge et l’angine de poitrine dont il est manifestement responsable ?  Stade buccal du désir ?
L.C. : Buccal ou tout ce qu’on veut !  Mais pourquoi pas ?  Je crois qu'il faut revenir au sens de ce type de critique : "Puisque Freud fumait malgré ses maladies, la psychanalyse est une fausse théorie du psychisme". Ce n'est pas très sérieux.
Certains psychiatres qui théorisent le psychisme veulent le faire exclusivement dans ses effets : des mots et des comportements.  Mais ce n’est pas possible de se tenir à cela à propos du psychisme ; ils infèrent donc que si tu fais telle ou telle chose, c’est que tu désires ceci ou veux éviter cela.  Cette sensation de désirer ou non, d'aimer ou non quelque chose est incommunicable directement : tu es dans la boîte noire. Celui qui infère la présence d'un désir chez un autre à partir de ses conduites doit nécessairement le déduire, soit de ses propres désirs, soit de la convention sociale.  De la sorte, celui qui fait une théorie du psychisme ou qui adhère à une théorie du psychisme est toujours concerné personnellement dans ses désirs ou ses choix, et ne peut éviter de se demander comment il se situe lui-même par rapport à cette théorie. 
Prenons comme exemple le temps glorieux et dépassé de la caractérologie de René Lesenne 1 : il a défini les caractères, les primaires, impulsifs, les secondaires moins impulsifs, les émotifs et les non émotifs, les rationnels et les non rationnels etc.  La plupart de ceux qui parlent des catégories de Lesenne se placent eux-mêmes dans la plus valorisante à leurs propres yeux évidemment.  Il n’est pas possible de parler du psychisme sans se poser la question « et moi ? »   Il n’est pas possible de parler d’hystérique, d’obsessionnel ou de psychotique sans s’interroger à propos de soi-même.  Il est donc difficile de parler calmement et de manière non passionnelle du psychisme.  C’est pourquoi les psychiatres discutent si âprement, persuadés que leur théorie est la bonne.  Et l’on utilise des arguments ad hominem. Et d’accuser, par exemple, Freud d’obsession sexuelle, ou d’avarice, etc. Ou, dans le cas présent, de manquer de vertu ou de rationalité parce qu'il transgresse les règles des médecins hygiénistes. Crois-tu vraiment que tous les médecins appliquent dans leur propre vie tous les conseils qu'ils donnent à leurs patients ? Et que s'ils ne le font pas, ce sont nécessairement de mauvais médecins ?

R.K. : On a l’impression aujourd’hui que la psychanalyse est discréditée. On entend dire que Freud a inventé des cas pour prouver ses théories.  Qui a-t-il de vrai ?
L.C. : Il n’a pas inventé de cas.  Ce qui est vrai, par contre, c’est que dans le cas de « L’homme aux loups» qui ne pouvait plus payer ses séances de psychanalyse, Freud les a poursuivies gratuitement et a organisé des collectes à la Société de psychanalyse pour le nourrir.

R.K. : L’homme aux loups ?
L.C. : "L’homme aux loups" est le titre d'un article célèbre de Freud.  Il s'agit d'un patient qui avait des fantasmes à propos de loups. Freud tenait beaucoup à ce malade qui a fait l’objet d’une publication à propos des mécanismes de l’inconscient.  Mais Freud était sincère.  D’ailleurs, à la fin de sa vie, il a dit qu’il espérait qu’on allait trouver des moyens  plus simples, et, entre autres,  biochimiques pour guérir les gens, parce que la psychanalyse est trop compliquée, ce qui ne veut pas dire qu’elle est fausse.

R.K. : Les appréciations diverses sur l’efficacité de la psychanalyse ne sont-elles pas dues au fait que les résultats sont difficiles à évaluer ?
L.C. :  C’est extraordinairement difficile, mais cela est plus ou moins vrai pour l’ensemble de la psychiatrie.  Quand on rentre dans la boîte noire, c’est à dire le vécu, le résultat est très difficile à prouver.  Par exemple, on voudrait savoir si les enfants élevés par des lesbiennes ont des problèmes.  On en suit des cohortes pendant vingt ans.  On conclut, qu’en moyenne, leurs résultats scolaires sont aussi bons, qu’ils ne sont pas plus méchants, ni délinquants, ni toxicomanes, ni homosexuels que les autres.  Mais, dans ces séries, il n’y a pas d’entretiens avec les enfants.  On ne leur a pas demandé comment ils ont vécu cela, s'ils en ont souffert ou non, ce qu’ils en pensent, s’ils estiment que cela conviendrait à d’autres… C’eut été beaucoup trop compliqué.

R.K. : Est-ce qu’il y a des contre indications à la psychanalyse ?
L.C. : Sur base empirique, je pense que quelqu’un qui est très déprimé n’aura pas l’énergie nécessaire. Il va se décourager parce que les choses n’avancent pas assez vite. Quelqu’un qui délire ne va pas tenir le coup sur un divan, parce qu’il va mélanger l’imaginaire et la réalité.

R.K. : Pour les suicidaires ?   N’y a -t-il pas des risques d’aggraver la situation ?
L.C. : C’est imprévisible.  Les médicaments antidépresseurs peuvent eux aussi provoquer le suicide, en augmentant l’énergie mentale et en favorisant par-là le passage à l’acte.

R.K. : Pourquoi la position couchée ?
L.C. : Si l’on parle face à face avec quelqu’un, cela peut rendre moins facile les associations d’idées.  La position couchée, c’est pour que l’on soit relax et qu’on n’ait pas le visage de son interlocuteur en face de soi.  Cette position favorise ce que l’on appelle l’attention flottante.
 Il est certain que dans le choix d’un traitement beaucoup de psychiatres ont des opinions tranchées.  Pour certains, tout se résume à des problèmes génétiques et de neurotransmetteurs.  D’autres estiment que tout peut être guéri par des reconditionnements : c’est non, bien évidemment.  Mais dans certains cas, cela peut être utile pour un coût acceptable.  D’autres enfin sont convaincus que la psychanalyse guérit tout le monde.  C’est tout aussi faux.  Ce ne sont pas les mêmes maladies que l’on traite par les différentes méthodes et il est difficile de prévoir le résultat.  En outre les psychanalystes, entre autres, ont des chapelles qui se chamaillent, par exemple sur le mécanisme de la boîte noire.
Au fond, quoiqu’on pense, quoiqu’on raconte de sa propre vie, quoiqu’on dise être la vérité ou pas la vérité, il s’agit de modèles construits et le réel est inaccessible à l’esprit humain.  Et ceci est vrai, même dans les sciences dites exactes, comme en physique nucléaire où les non réalistes sont devenus majoritaires.  Lorsque j’étais doyen, j’ai eu l’occasion de rencontrer le recteur de l’Université de Bogota, qui était physicien nucléaire.  Apprenant que j'étais psychanalyste, il me dit : « Nous allons bien nous entendre. Car nous savons tous les deux que le réel est strictement inconnaissable. »  En effet, en physique nucléaire, tu ne connais le réel que par les modèles mathématiques que tu fabriques et qui te permettent des rendez-vous efficaces, mais tu ne sais pas si c’est vrai ou faux. Il n’y pas de définition unique acceptable de la matière ou de l’énergie.  Un électron existe-t-il ou pas ?  De même, en ce qui concerne le psychisme, ce sont des modèles théoriques culturels, plus ou moins scientifiques.

R.K. : Pour en revenir à la pratique de la psychanalyse, est-ce que l’officiant demande à son patient comment il se trouve et comment les choses évoluent pour lui ?
L.C. : Habituellement pas.  Au début de la séance, il dit « je m’installe et je vous écoute. »

R.K. : Le psychanalyste n’est-il pas parfois distrait ?
L.C. : Si.  Il peut arriver qu’il s’endorme.

R.K. : Prend-il des notes ?
L.C. : Normalement oui, parfois même pendant la séance.  Elles lui servent d’aide-mémoire.  Il relit ses notes avant la séance suivante pour mieux repérer les redites.

R.K. : On parle beaucoup de thérapies pour pédophiles.  En quoi consistent ces thérapies, sont-elles efficaces, englobent-elles la psychanalyse ?
L.C. : Elles s’inspirent soit de la psychanalyse, soit du comportementalisme..

R.K. : Peut-on changer les tendances pédophiles, autrement que par les médicaments ou la castration ?
L.C. : C’est très difficile.  J’ai surtout soigné des exhibitionnistes.  Les résultats sont assez bons dans 85% des cas, car ce sont des névrotiques.  Les pédophiles, c’est beaucoup plus difficile, car la pédophilie est plus souvent une perversion, maladies plus structurées dans le psychisme et beaucoup plus difficile à changer.  C’est inacceptable pour l’enfant et donc illégal.  Mais elle est bien plus répandue que les bien pensants de notre culture se l’imaginent. Lors de l’enterrement de Ludmila Ben Aissa au Maroc, un reporter de la télévision belge à interviewé un journaliste marocain qui lui a dit : « Vous avez de la chance en Belgique qu’on n’y accepte pas la pédophilie.  Chez nous, les gens et les enfants ne peuvent pas se plaindre ».

R.K. : Ce n’est pas pour rien que Gide allait trouver ses nourritures terrestres en Afrique du Nord !
L.C. : Et bien d'autres actuellement dans le tourisme sexuel ! Il y a dans la pédophilie tous les degrés et toutes les manières, y compris le prétexte de faire de l’éducation sexuelle.  Dans mon expérience, environ 10 à 20% des gens ont connu des expériences pédophiles dans leur enfance.  Dans les médias, on répète à longueur de journées que ces victimes d’actes pédophiles, c’est-à-dire un à deux millions de belges, ont leur vie détraquée depuis l’enfance. Cela aussi est excessif. Heureusement, la pédophilie se passe rarement dans la violence, ce qui en aggrave les conséquences. En outre, le psychisme humain est capable d'autoréparation, de résilience comme on le dit actuellement.

R.K. : Est-ce que la psychanalyse progresse ?
L.C. : Question difficile.  Elle a progressé dans sa théorisation, grâce à Lacan, un peu loufoque, mais brillamment intelligent.  Sa théorisation logique est un progrès évident.  Depuis lors, il y a des chamailleries d’écoles, mais pas de progrès évidents.  Ce qui est le plus efficace en psychanalyse, ce n’est pas le nombre de gens qui s’allongent sur les divans, une minorité, mais ceux qui sont soignés par des techniques d’inspiration psychanalytique, qui sont, en fait, une façon de parler aux gens.  Ma formation psychanalytique m’aide parfois à comprendre mieux les problèmes.

R.K. : Y a-t-il une formation pour les psychanalystes ?
L.C. :  L’essentiel de la formation est de se soumettre soi-même à une psychanalyse.  Il y a également des séminaires de formation théorique.

R.K. : Il est heureux qu’il n’en soit pas ainsi pour les autres pratiques médicales.
L.C. : En se soumettant soi-même à la psychanalyse, on se rend compte de la couche d’inconscient qui existe en nous tous.  Tous les psychanalystes ne sont pas psychiatres, il y a aussi des psychologues.  Il y a même des philosophes qui s’y risquent, mais cela ne me paraît pas souhaitable.

R.K. : J’ai été très intéressé par ce que tu m’as appris sur la psychanalyse et je suis convaincu que nos lecteurs le seront aussi.  J’ai envie de lire des livres de Freud dans un esprit mieux préparé à le comprendre.  Merci pour le temps que tu as consacré à cette interview.
 

  1. René Lesenne (1882-1954) philosophe français a développé un rationalisme spiritualiste et moral faisant de la contradiction le principe de la vie morale, et de l’absolu, la source de toutes les valeurs. (Le » petit Robert)

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