Numéro 45 :

Les interviews de l’AMA-UCL

Professeur Paul Hennebert
De la réparation du corps à la restauration des livres

 

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R.K. : Parlons d’abord de ta formation médicale, qui a abouti à l’urologie infantile.

P.H. : Entre 1952 et 1954, j’ai assuré la consultation et l’assistance aux interventions dans le service de Mathieu Schillings.

R.K. : Georges Debaisieux  qui fut chef de service jusqu’en 1956, était chirurgien général, mais avait, me semble-t-il, une compétence particulière en urologie. Je me souviens de ses démonstrations cliniques du samedi matin brillantes quoique souvent supprimées.

P.H. : Il avait fait sa thèse en Allemagne sur le cancer de la vessie: c’est lui qui interrogeait en urologie en 4ème doctorat. J’ai présenté à cette époque le cours clinique : Georges Debaisieux me recevait chez lui  pour me parler de la présentation du lendemain. Il me parlait souvent de son intention de développer l’urologie de l’enfant qui, en fait, n’existait pas à l’UCL à l’époque.
Plus tard, Jean Morelle qui avait fondé la FOMULAC en 1926, m’a proposé un remplacement à Kisantu en 1954: j’y suis resté 6 mois avec mon épouse et notre enfant. J’avais, dans ma formation primaire, une fibre missionnaire, transmise par les jésuites du collège Saint Stanislas à Mons. Après ces six mois d’observation, on pensait qu’un service chirurgical de l’UCL pouvait être installé au Congo, si une opportunité se présentait. Or dès cette époque, les autorités de l’UCL envisageaient la création d’une université, dont la FOMULAC constituerait le noyau de base à Kisantu  à environ 150 kilomètres de Léopoldville. De retour en Belgique, avec une bourse du FNRS j’ai poursuivi une recherche sur les cellules granuleuses du rein, que j’avais commencée dans le laboratoire d’Ernest VanCampenhout. Détail pittoresque: faute de budget, les lapins étaient logés dans la cave d’une maison prêtée par mon beau-père,  avenue Albert à Louvain.

R.K. : Il est important, pour un urologue, d’avoir fait de la recherche en néphrologie.

P.H. :  Exactement. En fait, mon travail complétait les travaux de Goormachtig de Gand, sur l’hypertension d’origine rénale. Je plaçais des clans sur l’artère rénale des lapins en pension chez moi et je mesurais leur tension artérielle avec une petite manchette placée sur une carotide isolée. J’assurais en outre à cette époque le monitorat des stages, non seulement à Louvain, mais également dans les cliniques agréées. Je réunissais les étudiants tous les deux mois : ils faisaient un exposé sur leur travail et j’essayais d’entretenir leur enthousiasme.

R.K. : Et la chirurgie ?

P.H. : Jean Morelle avait estimé que je devais me consacrer entièrement à la recherche. Pendant trois ans, je n’ai plus opéré que des chiens et des lapins. Après la thèse d’agrégation à l’enseignement supérieur, en octobre 1957, c’est le départ pour Lovanium dont les constructions avançaient rapidement, grâce au dynamisme et au bras long de Monseigneur Gillon. Les premiers étudiants terminaient leurs trois candidatures et il fallait des professeurs pour les doctorats. Jean Sonnet et moi-même, avec nos familles, sommes partis rejoindre Jacques Vincent déjà sur place  Nous avons créé deux salles d’opération, des salles d’accouchement et des laboratoires dans des chambres de l’hôpital. (1)
Le docteur Seghers de la KUL, chirurgien, était déjà sur place depuis 1954, car il avait été chirurgien à Kisantu. Nous nous sommes partagé la chirurgie et j’ai hérité de l’orthopédie et l’urologie. Peu de temps après, le professeur Eeckels de la KUL est venu prendre la direction  de  la pédiatrie. Il apportait de nouvelles méthodes de gestion et de communication. En 1959, Guy Cornu l’a rejoint venant de la néphrologie pédiatrique. J’ai donc eu à traiter les malformations de l’appareil uro-génital qui étaient nombreuses et je me suis ainsi orienté vers l’urologie pédiatrique. Nous avons pu faire une première publication dans Le Journal of Urology : un événement à Lovanium.

R.K. : En 1960, l’indépendance !

P.H. : Le campus universitaire était vide. Jean Sonnet et moi étions en congé en Belgique et Mgr Gillon avait, par précaution, envoyé tous ses professeurs hors du Congo. En effet, notre vice recteur Borghgrave avait été attaqué à Kinshasa, lors d’un début de rébellion contre les blancs et nous étions méfiants face à cette indépendance que nous considérions comme prématurée, bien qu’à Lovanium, nous étions pour la prise en main de leur pays par les Africains.
Monseigneur Gillon était lui-même rentré au pays ; le 15 juillet, il me convoque à Louvain et me demande de rentrer à Kinshasa, mais sans ma famille, pour organiser le travail en clinique et pour assurer la surveillance du campus. Avec Jean Sonnet, nous avons maintenu la sécurité du campus d’une manière très simple, en apposant à toutes les entrées, des pancartes "Propriété Privée" et cela a suffi à détourner les milices congolaises !  Nous logions à l’hôpital avec notre valise à portée de main.  Nous n’avions aucune protection.  Les religieuses venues de Flandre tenaient correctement  l’hôpital, toutes les infirmières congolaises étant retournées chez elles.

R.K. : Il y avait des malades ?

P.H. : Oui, beaucoup, mais surtout les blessés des bagarres.

R.K. : Je suppose que petit à petit les choses se sont calmées.

P.H. : Oui.  Le professeur Seghers n’est pas revenu et j’ai été naturellement chargé d’organiser le service de chirurgie. C’est ainsi que je me suis adjoint Pierre Renoirte pour la chirurgie pédiatrique, puis en 1961 Ernest Wibin, envoyé par Jean Morelle. Bernard Gribomont est arrivé peu après et a pris en charge l’anesthésie. Notre programme opératoire comportait 40 à 50 interventions par semaine. Les Onusiens, comme nous les appelions, étaient sur place avec des troupes et des médecins..
Nous sommes rentrés en 1965, en grande partie parce que les études secondaires des enfants posaient problème. 1

R.K. : La réinsertion en Belgique n’a peut-être pas été aussi idyllique qu’on ne le laisse parfois penser ? Les jeunes avaient creusé leur trou et le parachutage imprévu des profs de Lovanium ne les enthousiasmait sans doute pas toujours ?

P.H. :  Le chef de service de chirurgie me signifie qu’il n’est pas question de reprendre une activité chirurgicale à Saint Pierre : Jacques Brenez avait été nommé en urologie. J’ai alors la chance de rencontrer Monsieur Van Laer en 1953, le technicien de la KUL qui avait nivelé au bulldozer le mont Amba, futur emplacement de Lovanium, et je lui confie que je souhaiterais disposer de locaux pour la recherche. Il me propose de construire des caves sous les piliers qui soutenaient les locaux de la chirurgie derrière les auditoires de Saint Pierre. Les travaux durent trois mois: en creusant, on découvre de nombreuses dépouilles de moines dominicains, qui seront enterrés au cimetière de Louvain. Nous étions sur l’emplacement de l’ancienne  église et du couvent des dominicains.
 En 1961, Charlie De Muylder me demande de donner une partie du cours de propédeutique chirurgicale. En pédiatrie à Saint Raphaël, Guy Cornu, rentré du Congo un peu avant moi, souhaitait que j’opère les enfants atteints d’anomalies de l’appareil génito-urinaire: mon ami Henri Maisin de l’Institut du Cancer à la Clinique St Raphaël me propose d’opérer dans deux salles peu utilisées, avec un anesthésiste de la KUL.  Après des tribulations diverses, je pouvais enfin opérer en urologie pédiatrique à Saint Raphaël. Quelques années plus tard, la Faculté me nomma responsable de l’urologie pédiatrique à Saint Pierre, grâce à l’appui de Xavier Aubert, doyen. J’avais entre temps complété ma formation en urologie pédiatrique au cours d’un séjour de plusieurs mois à Boston,  San Francisco,  Philadelphie et à la Mayo Clinic.  A partir de ce moment, j’ai pu développer l’urologie pédiatrique dans le service d’urologie de Paul Van Cangh et m’entourer de collaborateurs brillants comme Reinier Opsomer et François-Xavier Wese.

R.K. : Service qui prit une notoriété considérable et recevait des cas difficiles envoyés de partout en Belgique.

P.H. : Je donnais également des cliniques d’urologie et j’avais pris l’habitude de demander aux étudiants d’offrir des fleurs aux patients qui avaient eu la gentillesse de contribuer personnellement à leur formation en acceptant d’être présenté au cours.
(Paul Hennebert paraît très ému en évoquant ce souvenir)

R.K. : Ensuite, le couperet de l’éméritat ?

P.H. : Pas tout de suite, car le professeur Van Cangh m’a demandé de continuer des consultations et des interventions jusqu’à 72 ans et d’assister à la discussion des cas à problèmes.

R.K. : Nous approchons de ta deuxième carrière. Avais-tu des hobbies pendant ta vie active ?

P.H. : La petite aviation. Avec le docteur Wibin, nous avons fait voler pas mal d’avions à Lovanium : j’ai construit de ces petits avions.

R.K. : Nous arrivons à la reliure.

P.H. : A l’âge de17 ans, ma future épouse avait acheté une grosse presse en bois, parce qu’elle avait fait un stage de reliure à Bruxelles. Plus tard, elle n’avait plus pratiqué la reliure, mais la peinture, principalement l’aquarelle à l’Académie de Louvain.
Quand s’est posé le problème de mon occupation de retraité, elle me dit : "J’ai pensé pour toi. Tu devrais faire de la reliure, C’est à dire de la chirurgie du livre. Les instruments sont les mêmes : bistouris, ciseaux, aiguilles, fils etc.. "   Elle m’entraîne dans un premier stage de reliure chez un amateur. Après quelques leçons, il me dit : "Vous devez prendre un professeur de reliure, parce que vous êtes très doué."

R.K. : La chirurgie des voies urinaires de l’enfant avait été une bonne préparation.

P.H. :  La réimplantation des uretères qu’on ne voyait qu’à la loupe, oui c’était une bonne préparation. Je m’adresse donc à une dame,  professeur aux « Arts et Métiers » et prends des leçons tous les samedis matin, pendant une année tout en continuant mon activité à Saint Luc. Elle me dit : "Je crois que vous pouvez faire plus que ce que je vous ai appris."  Elle me conseille un professeur de La Cambre, mademoiselle Gendebien, devenue plus tard comtesse du Chastel de la Howarderie, qui me prend en main pendant deux ans.  Il y avait une école de restauration à Gand, mais elle était considérée comme trop perfectionniste, faisant perdre aux livres leur caractère ancien et authentique. J’ai préféré suivre chez Gendebien le cours d’une grande spécialiste allemande, madame Picht : nous devions apporter un livre ancien et le restaurer devant elle.
Après ces formations, j’étais prêt à voler de mes propres ailes et à entreprendre les grands travaux.
Un jésuite bollandiste avait confié au Père Sonnet SJ, fils de Jean Sonnet, un livre de psaumes en hébreu et en latin, venant du collège Saint Stanislas de Mons. Le Père Sonnet étudiait en effet le Judaïsme et l’Ancien Testament. J’ai été amené à restaurer ce livre et me voilà réquisitionné par les bollandistes, qui possèdent un million de livres anciens, dans les sept étages situés au-dessus du restaurant  de Saint Michel. On me confie des livres qui avaient fait l’objet d’essais infructueux de restauration. Notamment, un livre de 1480, écrit en gothique avec des gravures sur bois aquarellées à la main, à chaque page : je nettoie les pages une à une, usant 20 gommes à encre.

R.K. : Tu avais des frais ?

P.H. :  Le matériel, essentiellement, m’était payé par les bollandistes et les personnes qui me confiaient leurs livres. J’étais, par ailleurs, reconnaissant aux Jésuites du collège Saint Stanislas, qui m’avaient remis sur les rails après l’échec de ma première année de secondaire et m’avaient confié à un jeune professeur qui  faisait des études de droit le soir.

R.K. : Tu es bien outillé actuellement ?

P.H. : Le matériel nécessaire est considérable : presse, étau, cisaille, mais aussi le parchemin, les papiers anciens.  J’ai obtenu ce matériel par des opportunités sans que je doive l’acheter. Les veuves de relieurs héritent souvent d’un matériel encombrant dont elles ne savent que faire. J’ai dû notamment restaurer des livres pour le Carmel d’Argenteuil, par l’intermédiaire de la fille du professeur Antoine, carmélite elle-même et amie de mon épouse. J’ai restauré pour elle une bible très rare de 1530 en néerlandais, un travail difficile. La supérieure du couvent m’a donné à cette occasion une grande cisaille qui fait un 1,20 mètre de coupe et une presse qui avait appartenu à Charles De Samblaux, relieur du Baron Waroquez au Château de Mariemont.

R.K. : A quoi sert la presse en reliure ?

P.H. :  Elle est nécessaire pour remettre le livre en forme après le placement de nouveaux cartons et la mise en place du dos et de nouvelles charnières.  Le livre doit être maintenu sous presse au moins 48 heures.  La presse que j’ai reçue également du Carmel d’Argenteuil était entièrement faite à la main, y compris la vis, travaillée dans un axe en fonte, le volant, les clous, les boulons : d’après moi, elle date du Moyen-Age, des années 900 ou 1000.  Elle a probablement été construite par un charron, parce que ses deux montants sont renforcés  par des bandages métalliques, semblables à ceux que l’on employait pour les roues de chariot.
Le Père Matagne, qui avait la charge de la réserve précieuse des Facultés Notre Dame de la Paix à Namur, m’a demandé de restaurer des livres de cette bibliothèque, mais aussi du CDRR (Centre de documentation et de recherche religieuse)

R.K. : Quels sont tes critères de choix des livres à restaurer ?

P.H. : Je n’ai pas de critères personnels : ce sont les bibliothécaires qui décident de faire restaurer leurs livres les plus abîmés, qui nous arrivent parfois dans un état effroyable et qui ont parfois été refusés par certains relieurs. J’arrive à les restaurer, à déplier les pages, à fortifier les dos, à leur rendre la forme. Il  faut employer une colle qui peut se déliter à l’eau, donc à base de gluten.
Des livres m’ont également été confiés par la KUL (Erasme, Ambroise Paré...)  J’ai eu aussi un livre d’un collègue de Liège, le Matthioli, édité vers 1560, consacré à la médecine des plantes, mais aussi des antiphonaires des Abbayes, entièrement parchemins, qui servaient pour le chant grégorien des moines : ces livres avaient 70 cm de haut et 60 de large et pouvaient être déchiffrés en même temps par une centaine de moines.

Avant restauration après restauration

Avant.... et après la restauration

 

R.K. : Fais-tu école ?

P.H. : Oui, j’ai des assistants ou plutôt des « stagiaires » qui viennent s’initier à la reliure et à la restauration. Ils viennent individuellement avec leurs livres et nous travaillons ensemble.

R.K. : Tu as donc un atelier ?

P.H. :  Oui.  Une ancienne grande salle de jeux de mes enfants que j’ai transformée et qui comporte deux étages.  J’ai un massicot géant, ancien, (machine à rogner le papier) et plusieurs presses.  J’ai souvent bénéficié de circonstances fortuites étonnantes, parfois incroyables.  Un de mes stagiaires qui venait de Marseille, lisait dans le métro un volume sur la reliure que je lui avais prêté : une dame l’interpelle.  C’était la veuve d’un relieur : elle engage la conversation et lui dit qu’elle est décidée à donner le matériel de son mari.  Le stagiaire profite de l’occasion et me fait cadeau à son tour d’une presse pour grands livres.

R.K. : Peux-tu donner des conseils pour la conservation des livres anciens ?  Par exemple, pour prévenir les taches qui apparaissent sur beaucoup de livres du 19ème siècle ?

P.H. : Je suis peu compétent dans ce domaine particulier, mais ces taches sont dues à l’emploi de papier fait de fibres de bois, tandis que le papier plus ancien était fait de chiffons et est pratiquement inusable, résiste à toutes les agressions et peut être gommé. L’encre d’imprimerie est inaltérable. Il y a aussi le problème des feuilles agrafées qui peuvent rouiller.
Pour la conservation des livres, je conseille d’enlever régulièrement la poussière, surtout à la tranche supérieure, de les cirer avec une cire spéciale : celle que j’utilise vient de Hollande, contient un antiparasite et pénètre le cuir sans le durcir.

R.K. : Des parasites ?

P.H. : Oui, des vermicules qui creusent des galeries. Il y a moyen de traiter ces sillons et d’obtenir un résultat parfait, mais c’est une technique très particulière que je ne pratique pas. 2

R.K. : Cher Paul, tu donnes à nos futurs émérites, dont la survie s’allonge d’année en année, un merveilleux exemple d’une occupation quasi professionnelle parfaitement adaptée à tes goûts et à tes capacités.

 

  1. On trouvera plus de détails sur le parcours de Paul Hennebert à Lovanium  dans le numéro spécial d’Ama Contacts, en préparation, qui sera consacré à "Lovanium ".
  2. Paul Hennebert me montre un des 15 volumes dans lesquels il décrit son travail, c’est-à-dire la liste des livres qu’il a restaurés, une description technique et de nombreuses photos.  Un régal à feuilleter.

AMA-UCL Association des Médecins Alumni de l'Université catholique de Louvain

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